La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
XLIV
Je fus comme brisé par une grande lassitude physique et morale. A tout âge, il est des périodes de dépit où les misères journalières semblent plus cuisantes, où tout concourt à attrister, où l'on est las de la vie qu'on mène. Mais ces impressions, au temps du déclin, se font plus amères… Je touchais à cinquante-cinq ans; mon visage perdait ses derniers tons vermeils; les fils blancs se multipliaient dans mes cheveux et ma barbe; je n'avais plus aux travaux pénibles la même résistance.
Ah! le coup était rude! J'avais passé dans cette ferme de la Creuserie vingt-cinq années de ma vie, les meilleures années de ma pleine maturité, et l'opinion m'identifiait à elle. Pour tous les voisins, pour tous ceux qui me connaissaient bien, n'étais-je pas «Tiennon, de la Creuserie»? et pour les autres «le père Bertin, de la Creuserie»? A tous mon nom semblait inséparable, par effet de l'accoutumance, de celui du domaine. Et n'étais-je pas lié moi-même à cette maison qui avait été si longtemps ma maison?—à cette grange où j'avais entassé une telle somme de fourrage?—à ces étables où j'avais soigné tant d'animaux?—à ces champs dont je connaissais les moindres veines de terrain, les parties d'argile rouge, d'argile noire ou d'argile jaune, les parties caillouteuses et pierreuses, comme celles en terre franche et profonde?—à ces prés avec tant de fatigues vingt-cinq fois tondus?—à ces bouchures, à ces arbres sous lesquels j'avais trouvé un abri par les temps pluvieux, un coin d'ombre par les temps de chaleur? Oui, tous les fibres de mon organisme tenaient à cette terre et à ce vieux logis, d'où un Monsieur me chassait sans autre motif que la cupidité, parce qu'il était le maître!
Des choses alors me passèrent par la tête dont je ne m'étais point soucié jusque-là. Je me pris à réfléchir sur la vie, que je trouvais cruellement bête et triste pour les pauvres gens comme nous—voués aux travaux forcés perpétuels.
Voici venir les premiers beaux jours. Vite, semons les avoines, hersons les blés, labourons et bêchons!
Avril survient et la douceur; les bourgeons s'ouvrent, les oiseaux piaillent, les pêchers sont roses et les cerisiers blancs.—Vite aux emblavures d'orge, de pommes de terre, de betteraves, vite au jardin!
Le «beau mois de mai» se montre souvent pluvieux et maussade, mais les jeunes frondaisons vertes lui font toujours une parure agréable.—Mettons la charrue dans les jachères; nettoyons les fossés, sarclons et binons!
Juin, les haies piquées d'églantines, les acacias chargés de grappes blanches au parfum prenant, des fleurs et des nids partout.—Le réveil à trois heures du matin pour faucher, la besogne si dure sous le soleil qui monte, si terrible à midi, le plein effort jusqu'à neuf ou dix heures chaque soir, la fatigue se glissant comme un poison dans tous les membres…
Juillet et ses jours de langueur chaude. Douceur des bonnes siestes sur les canapés moelleux des salons clos… Joie de l'ombre fraîche dans les parcs touffus, dans les prés où pointent les regains.—En grande hâte, achevons les foins, les céréales blondissent… Vite, coupons le seigle et le dépiquons: sa paille est nécessaire pour lier le blé qui nous appelle… Hardi! au froment! Abattons à grands coups les tiges sèches! Serrons les javelles brûlantes, piquantes de chardons ou d'arêtes-bœufs, dressons en moyettes, puis en meules les gerbes lourdes…
Août non moins brûlant, saison des vacances, saison du repos.—Les avoines sont terminées ou vont l'être. Voici les batteuses en action. On s'entr'aide entre voisins. C'est huit domaines que nous avons à battre. Lorsqu'on revient tout crasseux de poussière, la tête bourdonnante et le corps brisé, vite à l'œuvre interrompue! Attaquons la grosse pelote de fumier; découpons-la en petits cubes égaux que nous alignerons symétriquement sur les voitures, pour le transport aux champs durant que les chemins sont secs.
Septembre: les vacances encore, les promenades, les bonnes parties de chasse.—Tous nos guérets à mettre à planches, nos pommes de terre à arracher, la grande «tourmente» toujours…
Octobre et ses brumes: les jours raccourcissent, allongez-les… Une heure le matin, une heure le soir, c'est autant de gagné. Activons les semailles. Profitons du temps favorable:—les pluies peuvent survenir. Hardi les gas!
Ouf! voici novembre enfin. C'est l'hiver et le calme. Le calme, mais non le repos. Il reste encore à retourner les chaumes, à mettre les prés en ordre, à râper et couper les bouchures. Voici d'ailleurs les animaux tous à l'étable. Debout à cinq heures quand même! Allons dans la nuit au pansage, nous serons prêts plus tôt pour le travail des champs d'où nous rentrons faits comme la terre, carapacés jusqu'aux cuisses. La veillée convient très bien pour couper les racines des bœufs et moutons gras, pour cuire les pommes de terre des cochons. Hardi les gas! ne restons pas inactifs au coin du feu: le bois est humide, la cheminée fume, nous serions capables de nous engourdir…
La neige seule nous vaut parfois des jours de demi-repos. C'est le moment de préparer des claies neuves pour les champs, de confectionner les râteaux à foin, d'emmancher les outils. On a mieux à faire l'été que de s'amuser à ces babioles.
Eh! oui, c'est cela, l'année du cultivateur. A-t-il le droit de s'en plaindre? Non, peut-être. Les pauvres sont tous logés à la même enseigne et travaillent tous les jours que Dieu fait. Mais dans leurs boutiques, dans leurs usines ou ateliers, les artisans et citadins n'ont pas à compter avec les éléments extérieurs,—ou seulement très peu. Pour nous, c'est le temps qui joue le plus grand rôle et le temps se plaît à nous contrarier. Voici venir la pluie—et la pluie ne s'arrête pas; les terrains se détrempent; remuer le sol est une folie; l'herbe croît dans les cultures qu'on ne peut nettoyer; les labours, les semailles restent en retard et se font mal… Voici la sécheresse qui tient bon des semaines ou des mois; toute végétation décline; il faut aller bien loin pour abreuver les bêtes—et si l'on s'obstine à vouloir labourer, on éreinte les bœufs, on se tue soi-même, on risque à chaque minute de casser la charrue… Une ondée survient, insignifiante, mais qui gâche au temps des foins le programme de la journée… Voici un orage, et l'on tremble de crainte… Voici la neige qui dure plusieurs semaines, empêchant les travaux extérieurs, causant un retard difficile à rattraper… Voici une période de gelées sans neige, avec du soleil le jour, qui déracine les céréales d'hiver… Voici qu'il fait trop beau à l'automne et que le gel ne vient pas supprimer les insectes qui font du mal aux blés naissants;—mais il survient en mai, pour détériorer nos jeunes plantes et détruire les bourgeons de nos vignes… Pour une raison ou pour une autre, on a toujours des motifs de se lamenter.
Mais les récoltes ne sont pas tout. Nous faisons de l'élevage; sept vaches chaque année nous donnent des veaux. Dès qu'approche pour chacune l'époque du vêlage, il faut la veiller et, le moment venu, prendre soin de la mère et du nouveau-né. Nous sommes de jour comme de nuit esclaves de nos bêtes.
Et sur ces bêtes s'abattent toutes sortes de maladies, la diarrhée sur les veaux, la phtisie sur les moutons, la fièvre aphteuse sur le cheptel entier. On va quérir vétérinaire ou guérisseur bâtard; on fait de son mieux d'après sa propre expérience; on soigne ces animaux comme des «chrétiens». Et, malgré tout, il en crève!
A la foire où l'on vend, les prix sont en baisse comme par hasard—ou, simplement, on se fait rouler par les marchands qui sont si malins! Achète-t-on, au contraire?—le manque d'habitude fait qu'on paie au prix fort et qu'on réussit mal…
Fini le battage, parce qu'on est à court d'argent ou que le mauvais état du grenier ne permet pas de le conserver, on sacrifie au cours du moment le petit lot de grain qu'on a en trop. Les propriétaires, les gros fermiers attendent davantage et bénéficient souvent d'une plus-value importante.
Et toujours il nous faut demeurer là, vêtus d'habits crottés, rapetassés, semés de poils de bêtes, dans les mêmes vieilles maisons laides et sombres, avec leurs entours d'ornières, de patouille et de fumier,—prisonniers dans le même cadre!
Il existe ailleurs des terrains différents des nôtres, plus accidentés ou plus plats; il y a des rivières bien plus larges que celle de Moulins; il y a des montagnes; il y a des mers. De tout cela nous ne verrons jamais rien!
Et pas davantage nous ne connaîtrons les cités ni ne jouirons des plaisirs qu'elles offrent. Ce n'est pas pour nous que leurs magasins se mettent en frais d'étalage; le pain blanc à croûte dorée n'est pas pour nous, ni les beaux quartiers de viande, ni les produits si appétissants que les charcutiers savent tirer du cochon, ni les brioches fines, ni les gâteaux tentateurs qui fleurent bon à la devanture des pâtissiers.
Il y a des choses dont nous devrions profiter pourtant:—nos produits de la basse-cour et de la laiterie, par exemple. Mais à nous la peine, aux autres le plaisir! On porte à peu près tout aux gens de la ville, comme aussi ce qu'on a de mieux en légumes et en fruits. Il faut bien qu'on leur attrape un peu d'argent; assez cher ils nous comptent ce que nous sommes forcés de leur demander: vêtements et chaussure, épicerie et mercerie…
Sans compter que le médecin nous compte cher ses visites:—nous sommes si loin des centres!—comme le pharmacien ses remèdes et le curé ses prières,—et que le notaire, quand nous avons besoin de lui, nous soutire une pièce de vingt francs à propos de rien…
Tous ces gens-là, mon Dieu, c'est peut-être leur droit; ils ont besoin de gagner de l'argent pour vivre décemment, pour user des douceurs dont nous sommes sevrés, pour faire instruire leurs enfants;—ils entendent que leurs mérites les placent au-dessus de notre médiocrité! Le percepteur nous demande aussi des impôts toujours plus forts; c'est que le gouvernement veut permettre à ses fonctionnaires une existence honorable, une existence d'hommes,—les producteurs restant seuls des plébéiens, des croquants!
Par là-dessus, nous avons trop souvent affaire à des maîtres qui nous exploitent, à des voleurs comme Fauconnet, à des imbéciles comme Parent, à des roublards comme Sébert, à des grippe-sous comme Lavallée. Et si nous parvenons quand même à quelques économies, nous les prêtons à des crapules comme Cerbony qui se sauvent avec!
N'empêche que nous sommes «très heureux…» M. Lavallée me disait un jour qu'un certain Virgile avait affirmé cela dans les temps anciens et que nous devions nous en rapporter à lui!
Pendant des semaines et des mois, je fus hanté par ces pensées justes peut-être, mais décourageantes. Il n'est pas bon de trop réfléchir à son sort;—ça ne change rien et ça rend malheureux davantage.