La Vie d'un Simple (Mémoires d'un Métayer)
VII
Il y eut au mois de novembre de cette même année la noce de mes deux frères.
Baptiste, l'aîné, qui était mon parrain, touchait à ses vingt-cinq ans. Le cadet, Louis, en avait vingt-deux. Pour les sauver du service, mes parents les avaient assurés à un marchand d'hommes avant le tirage au sort.
Le service, d'une durée de huit ans, semblait alors une épouvantable calamité. Ma mère disait souvent, à propos de mes frères, qu'elle préférerait les voir mourir que partir soldats. C'est que les partants, assez rares, victimes du sort et de la misère, gagnaient à pied leur garnison lointaine et ne reparaissaient qu'à l'expiration de leur congé, après un nombre infini de déplacements et d'aventures… Or, dans nos campagnes, on n'avait pas la moindre notion de l'extérieur. Au delà des limites du canton, au delà des distances connues, c'étaient des pays mystérieux qu'on imaginait pleins de dangers et peuplés de barbares. Sans compter que subsistait le souvenir des grandes guerres de l'Empire, où tant d'hommes étaient restés!
En s'assurant avant le tirage, ça coûtait cinq cents francs à peu près—alors que, si l'on s'exposait à être pris, on ne s'en tirait pas à moins de mille ou onze cents francs. Maman, à force d'économies, rognant sur le sel, sur le beurre et sur tout, accumulant patiemment gros sous et petites pièces, était arrivée à rassembler les mille francs nécessaires à l'assurance préalable de ses deux aînés. Résultat dont elle se montrait heureuse et fière…
Mes frères épousaient les deux sœurs, les filles de Cognet, du Rondet. Le Louis avait une autre bonne amie qu'il préférait à la Claudine Cognet. Mais notre mère, dont il subissait l'influence, lui avait fait entendre qu'étant sans doute appelé à vivre toujours avec son frère il valait mieux qu'ils eussent les deux sœurs pour femmes: ce serait dans la communauté une garantie de concorde. Et lui d'acquiescer, après un temps d'hésitation—au grand désespoir de la pauvre délaissée…
Comme j'étais trop jeune pour faire partie du cortège au titre de «garçon» je demeurai au Garibier le jour de la noce, avec ma grand'mère et la Marinette. Il me fallut même garder les cochons comme de coutume, mais je les ramenai de bonne heure sachant bien que, dans le remue-ménage général, on ne s'en apercevrait pas.
Le dîner se préparait sous la direction d'une cuisinière de Bourbon qu'aidaient ma mère, rentrée sitôt la fin de la cérémonie, la mère Simon de Suippière, et la servante de la Bourdrie. Tout était sens dessus dessous. On avait monté les lits au grenier. Deux grandes tables improvisées avec des planches et des tréteaux occupaient deux côtés de la pièce. Les volailles qu'on avait sacrifiées la veille et les quartiers de viande amenés par un boucher de Bourbon mijotaient en plusieurs terrines, cuisaient en une grande chaudière ou rôtissaient au four. Je me régalai avec des abatis et de la brioche appétissante fleurant le beurre frais.
Ceux de la noce arrivèrent comme il faisait nuit. Ils avaient bu et dansé pendant cinq heures au bourg, chez Vassenat, l'aubergiste,—au point de fatiguer les deux musiciens: un grand vieux très maigre qui manœuvrait avec conviction le tourniquet d'une vielle, et un joufflu au nez cassé qui jouait de la musette. Le déjeuner du matin, pris hâtivement au Rondet, avant le départ pour Meillers, paraissait à tous vraiment lointain. Si bien que le dîner commença presque aussitôt.
Les tables se trouvant être insuffisantes, on installa au coin de la cheminée les gamins dont j'étais. Il y avait les deux plus jeunes enfants de l'oncle Toinot, trois ou quatre petits de la parenté de mes belles-sœurs et enfin des voisins: les deux gas de Suippière, le Bastien et la Thérèse de la Bourdrie. Placé à côté de la Thérèse, j'admirais ses joues fraîches et les quelques mèches de ses cheveux blonds que n'emprisonnait pas son bonnet d'indienne. Mais je ne lui faisais guère d'avances, cet envahissement d'étrangers me faisant plus sauvage encore que de coutume. Mes compagnons n'étaient d'ailleurs pas plus loquaces. Nous n'en faisions pas moins honneur aux plats. Ma mère vint s'installer à notre groupe pour nous surveiller—avec grand'raison, car nous nous serions certainement rendus malades.
Aux grandes tables, par contre, les conversations allaient s'animant. Tout le monde parlait fort, et plus fort que tous l'oncle Toinot qui plaçait son drame de guerre réservé aux grandes occasions—il s'agissait d'un Russe «occis» par lui:
«C'était peu avant la Bérésina, un jour qu'il faisait rudement froid, sacré bon sang! Voilà qu'on nous envoie une vingtaine en reconnaissance pour fouiller un petit bois de sapins sur la gauche de la colonne. On ne voyait rien; on ne s'attendait à rien—quand tout à coup, d'une espèce de ravin, des Cosaques surgissent, en veux-tu en voilà, qui nous canardent en criant comme des sauvages et tâchent à nous cerner… Alors nous faisons jouer la baïonnette—et pas pour de rire, je vous en réponds! Le chef de ces salauds avait une sale tête; j'aurais bien voulu lui mettre les tripes au vent… Mais comme je le z'yeutais, j'aperçois un grand gargan avec une barbe à poux, qui me guettait aussi crosse levée… J'évite le choc par un saut de côté; je lui fiche un coup de tête dans le ventre si violent qu'il chancelle et s'abat dans la neige. Alors, voyant ma baïonnette viser sa poitrine, il me fixe de ses deux grands yeux blancs épouvantés que je n'oublierai jamais:
«—Francis bono!… Francis bono!… suppliait-il.
«Ça voulait dire: «Bon Français!» Et le regard ajoutait: «Ne me tue pas!»
«Mais avec la misère qu'on avait par ce froid du diable et rien à «bouffer» que des morceaux de cheval mort, tout crus, quand on en pouvait attraper, on se foutait bien de la pitié! Je n'eus qu'une pensée féroce: «Oh ça, mon vieux cochon, tu peux «chialler»… Tu ne m'aurais pas ménagé, toi, si je ne t'avais pas vu à temps!» Et v'lan! ma baïonnette le traverse comme un pain de beurre!»
Un frisson d'horreur courut autour de la tablée, un instant silencieuse. Tous les regards se portèrent sur cet homme qui avait tué un homme! Lui jouissait de son triomphe. Il but coup sur coup deux verres de vin et se mit à chanter des chansons de l'armée très malhonnêtes qui faisaient rougir les filles et nous intriguaient, nous, les enfants. Si bien que ma grand'mère lui reprocha de n'être pas convenable. Mais il était trop heureux d'accaparer l'attention pour tenir compte de ses avis.
La porte extérieure s'ouvrit sous une poussée brusque. Une dizaine d'individus drôlement attifés entrèrent à la file et se mirent à crier, à gesticuler, à faire des contorsions et des grimaces. Ils avaient d'énormes nez postiches dans des figures enfarinées, et des costumes hétéroclites, partie hommes et partie femmes. Quelques-uns, avec du noir de charbon, s'étaient fait des moustaches et des rayures par tout le visage. Cinquante bouches proférèrent la même exclamation:
—Les masques!… Voilà les masques!…
C'était la coutume de cette époque: à tous les dîners de noce, les jeunes gens du voisinage se présentaient ainsi déguisés, sous le prétexte d'amuser les invités.
Ils continuaient à faire les fous, embrassant les filles qu'ils blanchissaient de farine et noircissaient de charbon. On leur offrit du vin et de la brioche. Et, après qu'ils eurent bu et mangé, dans l'étroit espace libre ils dansèrent avec des hurlements de sauvages, des entrechats formidables.
Mais les convives commençaient à s'ennuyer à table. Mon père alluma la lanterne; au travers de la cour boueuse, tout le monde le suivit jusqu'à la grange où, vite, un bal s'improvisa. Dans un coin, sur un entassement de bottes de paille, s'installèrent le vieux maigre avec sa vielle et le joufflu au nez cassé avec sa musette. La lanterne, accrochée très haut, donnait une clarté bien pauvre, et les danseurs, dans la demi-obscurité, avaient un air inquiétant de spectres. Peu leur importait d'ailleurs: masques et convives tournaient à qui mieux mieux ou s'agitaient en cadence dans les multiples figures de la bourrée. Adossés au tas de gerbes, les vieux regardaient en causant. Nous, les gamins, nous courions de-ci, de-là, nous poursuivant, nous chamaillant. A un moment où nous étions sages, mon parrain et sa femme nous taquinèrent.
—Il faut danser, les petits; c'est une bonne occasion pour apprendre.
Et comme nous baissions la tête sans répondre, mon parrain reprit:
—Allons, Tiennon, attrape la Thérèse et fais-la tourner…
Il y mit de l'insistance, et malgré notre confusion il nous fallut partir. La tête nous vira bien un peu; nous donnions dans les grands qui nous rejetaient à droite et à gauche; mais nous allâmes jusqu'au bout quand même. Et quand ce fut fini, voyant les autres embrasser leurs danseuses, je mis deux gros baisers sur les joues roses de la Thérèse,—ce dont mon parrain nous taquina fort. Mais ce premier essai m'avait donné de l'audace et je me mêlai ensuite à presque toutes les danses.
La lanterne ayant usé son combustible s'éteignit soudain; dans la grange enténébrée, ce furent des cris d'effroi et de gaieté, des bousculades et des rires—coupés d'exclamations ironiques.
—Baptiste, gare ta femme!
—Louis, je te vole la Claudine!
—Pauvres jeunes mariés, où en sont-ils?
La première surprise passée les chuchotements, les bruits d'embrassade se multiplièrent; des baisers anonymes autant qu'audacieux provoquaient des cris effarouchés, des fuites éperdues, des supplications, des soupirs.
Sur l'ordre des mariés, je fus à la maison quérir de la lumière. Les vieux qui, depuis un moment avaient quitté le bal, y étaient attablés à nouveau buvant, chantant, s'empiffrant de volaille rôtie. L'oncle Toinot, tout à fait ivre, dormait comme un sonneur.
La grange éclairée à nouveau, le bal reprit pour se continuer jusqu'à deux heures du matin. Seulement les jeunes mariés avaient filé plus tôt pour gagner dans la nuit Suippière où ils devaient coucher. Quelques-uns des convives éloignés reçurent aussi l'hospitalité chez les voisins. Les autres demeurèrent chez nous: les femmes et les enfants au grenier,—où chacun des lits avait été dédoublé par les soins de ma mère—les hommes au fenil, où on avait disposé à leur intention des couvertures usagées, des sacs.
Les jeunes garçons tinrent à rester debout par bravade. Après avoir bu et mangé à satiété ils se répandirent dans la cour et firent mille sottises—comme de démonter l'araire, de bousculer le char à bœufs dans la mare, d'enlever des jougs les liens de cuir et de s'en servir pour lier Médor sur la brouette qu'ils suspendirent aux branches hautes d'un poirier. Si lamentablement gémit le pauvre chien que mon père dut se lever pour le délivrer, non sans peine. Cependant que les héros clôturaient leurs exploits en plaçant sur le chemin des mariés de grands bâtons fourchus dont je ne compris pas à ce moment le sens. Au jour, rentrés à la maison, ils harcelèrent ma mère déjà levée pour obtenir de la «soupe frite». Tout cela entrait dans la tradition du moment, un peu modifiée depuis quant aux détails,—le fond restant le même.
Le cortège se reforma vers neuf heures pour aller chercher les mariés, et il y eut de beaux rires à leurs dépens quand on passa à proximité des emblèmes. Mais je ne fus pas témoin de la scène, ayant dû aller garder les cochons comme si de rien n'était.
Quand je revins, le déjeuner s'achevait dans une gaieté un peu factice. La fatigue se lisait sur les figures tirées aux gros yeux somnolents. Les plus enragés obtinrent cependant une nouvelle sauterie dans la grange—courte et sans entrain, d'ailleurs. Et les invités se retirèrent avant la nuit, emportant des restes de galette et de brioche offerts par ma mère…
Il y eut bien du mal ensuite pour remettre toutes choses en place…