Fleur d'Abîme
VIII
Elle avait ainsi fait la toilette de sa maison. Elle avait balayé les bohèmes : le seul qui restât balayait la poussière de leurs souliers. Et certains coins de l’appartement des Déperrier en avaient, ma foi, besoin. Bien que le salon fût la pièce soignée, d’apparence presque élégante, il ne fallait pas chercher longtemps pour voir que rien n’y était de vrai luxe, mais le faux y avait quelque simplicité. On eût dit qu’il n’était point question de tricher. C’est qu’elle avait du goût, et savait donner aux étoffes les moins précieuses une élégance de bon aloi par la manière dont elle les posait et les drapait, autour des glaces et sur les meubles. Cela dissimulait bien des délabrements ; l’art est le grand cache-misère. Le comte Paul, n’ayant jamais vu le petit salon des dames Déperrier, n’avait été frappé que du goût de l’arrangement, de l’heureux choix des pauvres bibelots. Il tournait tout à l’éloge de la ravissante fille. Comme il n’arrivait jamais à l’improviste, elle le recevait sous les armes. Alors, elle avait ses chaussures les plus soignées, ses bas des grands jours, une robe simple, le tout sortant des meilleures maisons, où elle obtenait des rabais inouïs par l’entremise du bas-bleu chroniqueur de modes. Elle n’était pas de ces lanceuses qui portent des toilettes de prix pour rendre service aux couturiers… qui, en échange, les leur donnent. Elle ne les payait qu’en partie, mais elle payait… « Comme ça, personne n’avait rien à dire ! »
Quant à la comtesse d’Aiguebelle, malgré les craintes de Marie, il lui était impossible d’être renseignée à fond sur elle, car du mauvais monde, et même du bon, que fréquentaient les dames Déperrier, personne ne pénétrait chez le comte Paul. Une chose encore les préservait, c’est que certaines gens répugnent à certains moyens d’information.
Faire parler des subalternes, des domestiques, le comte même ne l’eût pas fait. La comtesse n’y pouvait songer. Des personnes interrogées, les unes étaient ignorantes, les autres furent réservées ; quelques-unes, comme le bon abbé, furent naïvement dupes du charme menteur qu’exerçait la rouée jeune fille.
Les jours passaient cependant. La comtesse était venue deux fois chez les dames Déperrier. Son œil perçant, sous le binocle d’or tenu d’une longue main amaigrie, pâle et finement révélatrice de la race, avait surpris bien des négligences vilaines, au coin des tapis mal cloués, soulevés par endroits. Elle eût préféré le parquet nu, simplement lavé et brossé. Mais comment faire un crime à de pauvres femmes d’un détail qui pouvait trop bien s’expliquer par une gêne survenue tout à coup après l’aisance relative que leur donnait autrefois le travail du père ?
Et quand elle reçut Mademoiselle Déperrier dans son vieil hôtel de la rue Saint-Dominique, la comtesse ne vit qu’une jeune personne, un peu triste, parfaitement correcte, belle à souhait, tournant vers ceux qui lui adressaient la parole le plus pur regard du monde…
Marie, décidément, avait adopté la coiffure à la Rossetti. Puisqu’avec cette coiffure elle avait séduit M. d’Aiguebelle, elle voulait continuer à lui apparaître telle qu’il l’avait vue la première fois. Seulement lorsqu’elle se trouvait en présence de la comtesse, elle repoussait un peu ses bandeaux en arrière, d’un mouvement de main gracieux et fréquent ; elle les empêchait de cacher le coin de ses yeux. Elle ôtait ainsi à sa physionomie l’excès d’étrangeté qui, bon pour séduire les hommes, pouvait paraître suspect à la vieille dame.
— Eh bien, ma mère ?
— Eh bien, mon fils, je ne suis pas entraînée.
— J’attendrai, mon adorée mère, mais, de grâce, songez au temps qui passe pour elle et pour moi. Nous n’avons plus seize ans, ni l’un, ni l’autre !…
— Lui as-tu dit quelque chose ?
— Pas encore… J’ai trop peur de m’engager sans votre aveu…
— Tu n’as rien dit encore ? Tant mieux, tant mieux.
La mère souriait, prise d’espérance. Qu’espérait-elle ? Qu’il renoncerait à cet amour ? Non, elle le connaissait trop bien, elle le savait lent à faire ses choix, en toutes choses, mais immuable quand une fois il était fixé… Elle comprenait qu’il aimait d’un amour décisif, mais elle sentait aussi qu’il était prêt, pour lui plaire, à ne pas persister dans son projet de mariage.
Lui, pourtant de la voir sourire, souffrait et jouissait.
Il souffrait, puisqu’elle retardait son bonheur.
Il jouissait, de sentir combien l’idée qu’il était résolu à lui sacrifier son amour la rendait heureuse, fière, lui faisait mieux comprendre la joie et l’orgueil d’avoir un bon fils.
Tous les amours humains ont beau être très différents, tous se ressemblent par un point essentiel, mystérieux, identique. Il y a un point par où tous les amours sont un. Victime de l’époux, cette mère était heureuse, comme femme, du sacrifice de son enfant !… La vie du cœur lui apportait donc quelque chose, enfin !… Ah ! la chère, la douce, la profonde compensation !…
Elle avait tant donné d’elle-même, toute sa vie. Elle ne semblait pas s’apercevoir de l’égoïsme qu’il y avait aujourd’hui à admettre cette soumission du cher enfant. Elle se sentait prête à accepter son sacrifice avec une reconnaissance passionnée… Pauvre chère maman ! elle avait déjà cinquante-six ans, et les douleurs l’avaient marquée. Mais à la moindre caresse, à la moindre parole de tendresse de ses enfants, de son fils surtout — qui comprenait mieux, étant un homme, — elle paraissait rajeunie… Voilà pourquoi, dans sa peine, il était heureux !
Depuis les dernières années, elle avait maigri. Les rides futures étaient indiquées sous un reste, presque effacé, de jeunesse. L’œil, toujours brillant, s’enfonçait un peu sous la paupière brunissante. Le buste, si élancé jadis, comme fier de la jeunesse, avait à présent une fuyante tendance à se courber, oh ! si légère, marquée pourtant ; cela disait on ne sait quelle humilité devant la vie impitoyable, sous les douleurs portées ; Paul quelquefois regardait ce buste, cette taille, ce dos, tandis que la comtesse allait et venait autour de lui, sous les hauts plafonds du vieil hôtel. Et l’expression du dos surtout, du dos imperceptiblement courbé, lui était touchante à le faire pleurer.
Elle s’inclinait donc, cette fière femme, que nulle douleur morale n’avait pu abattre, et qui, accablée par les pires chagrins, avait enseigné à ses enfants toutes les vertus, toutes les forces de relèvement. Et il avait des révoltes contre cette puissance du temps qui la lui prenait. Il voyait bien qu’elle descendait la pente, qu’elle le quittait, lui, qui était au sommet. Alors, il se sentait venir d’infinis besoins de lui être bon, de lui donner des jours entiers de piété filiale, des jours longs comme des existences. Il aurait voulu pouvoir d’un seul coup la payer de toutes les inquiétudes qu’il lui avait causées, — car il n’avait pas toujours été sage, — la consoler de toutes ses peines, de tout ce qu’elle avait souffert par lui — et surtout par le père. Oh ! ce besoin d’expier les fautes de ce père, qu’était-ce donc, sinon l’appel d’un devoir mystérieux ? Quand il se mettait à souffrir de cette pensée, il se souciait bien de l’amour alors ! il se souciait bien des femmes ! Quelle femme lui serait aussi tendre, aussi dévouée, aussi fidèle que celle-ci ! — Et tout son cœur criait : « maman ! » et il se donnait à elle secrètement, sans retour.
— Annette, ma bonne petite sœur, je n’ose pas demander à maman des nouvelles de sa santé… C’est si bon qu’elle oublie ! Sais-tu comment elle va ?
— Elle va mieux que jamais… Mais il ne faut pas d’émotion. Ce pauvre cœur est si fragile !
— T’a-t-elle parlé de Mademoiselle Déperrier ?
— Non ; et je n’ose pas lui en parler, moi. Et toi ?
— Je crois qu’elle ne l’aime pas encore.
— Cela viendra. — Paul ?
— Annette ?
— As-tu des nouvelles d’Albert ?
— Il vient d’arriver à Singapour ; j’oubliais de te le dire. Pauline ne te l’a donc pas annoncé ?
— Non. Je l’ai pourtant rencontrée hier matin.
— C’est qu’elle n’avait rien reçu encore. Ma lettre à moi, je l’ai reçue hier soir.
— Elle m’a seulement demandé de tes nouvelles — et aussitôt elle s’est sauvée…
— Est-ce que Mademoiselle Déperrier lui plaît, à elle ?
— Elle ne m’en à jamais rien dit.
— Tant pis ; — car maman l’écoulerait volontiers, elle…
Et comme Paul s’en allait :
— Alors, il va bien, Albert ?
— Très bien.
— Il ne dit jamais rien pour moi ?
— Il me dit toujours de t’embrasser.
— Mais tu ne m’embrasses jamais !
— Oh ! ma pauvre mignonne !
Et Paul embrassa Annette sans se douter de l’importance de la commission qu’il faisait. Puis il la regarda attentivement :
— Comme tu ressembles à maman, chérie !
— Tant mieux ; je dois être jolie, alors.
— Cette chère maman, oui, elle est jolie, — mais elle vieillit, ne trouves-tu pas ?
— Si, un peu. Annette cessa de sourire.
— Il faut la rendre bien heureuse, n’est-ce pas, petite sœur, bien heureuse, jusqu’à la fin. Tu ne peux pas comprendre ça, toi, avec tes dix-sept ans, mais c’est triste, vois-tu, de se voir vieillir. Notre mère en souffre, parfois.
— Oh !… Crois-tu ?
— Écoute : l’autre jour, nous causions : « Je faiblis, me dit-elle, je m’en vais, mon fils ! » — « Et moi maman, lui dis-je, à mesure que vous vieillirez, je sens que je vous aimerai toujours mieux. » — Sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? — « Oh, alors, mon cher petit, comme il va me devenir doux de vieillir ! »
Les deux enfants se regardèrent furtivement, à cause des larmes qui gonflaient leurs yeux…