Fleur d'Abîme
V
Mademoiselle Déperrier prit, dès le lendemain, avec Madame d’Aiguebelle, l’attitude d’une personne qui n’aura jamais la sottise de se targuer de ses avantages. Elle attendit toutes les avances. Elles lui furent faites par cette mère qui se croyait menacée d’une mort prochaine, et qui voulait assurer, avant de mourir, le bonheur de ses enfants.
La petite Annette fut gentille, encourageante. Dans son cœur tendre, délicat, formé par une telle mère, il y avait place pour cette pensée que Mademoiselle Déperrier, devant se juger dans une situation inférieure, était en droit d’attendre qu’on vînt à elle.
Çà et là Marie plaçait une phrase, apprise dans les livres ou au théâtre, sur les vertus des conditions humbles, sur les énergies que suscite la pauvreté ; et, sans affectation, rarement, mais d’un air convaincu, parlait de Dieu, consolation suprême, — suprême espérance.
Madame d’Aiguebelle, toujours, malgré elle, en observation, se rassura bientôt, s’endormit dans sa confiance en Dieu, et dans l’espérance d’un bonheur bien mérité par son fils. Elle le loua chaque jour davantage, à la grande satisfaction de l’abbé, d’avoir choisi une fille pauvre.
Le comte Paul confia un jour à Marie toutes les émotions, qu’il avait éprouvées depuis leur première rencontre.
— Sans la crainte de n’être pas en parfait accord avec ma mère, je vous aurais, dit-il, avoué beaucoup plus vite mes sentiments.
Il ajouta gentiment :
— Vous aurez toujours une rivale dans mon cœur ; c’est ma mère. Ce ne sera jamais qu’elle. Vous n’en serez pas jalouse, j’espère ?
Il souriait, plein de confiance. Elle lui rendit son sourire, le même, très bien copié, avec une fidélité de miroir. Il lui dit alors et sa tendresse pour la mère adorée, et les inquiétudes que leur donnait à tous cette chère santé…
— Heureusement, avec ces maladies de cœur, on peut vivre très vieux.
— Oui, dit-elle, distraite, on en meurt à cent ans…
Et trahissant aussitôt sa légitime préoccupation :
— Je n’ai donc pas eu le bonheur de plaire tout de suite à votre chère maman ?
Elle savait fort bien à quoi s’en tenir. Mais elle voulait se montrer d’abord incapable de ces divinations, étonnée ensuite d’une si injuste méfiance. Elle aurait voulu, de plus, se faire renseigner sur ce qui, en elle même, avait paru inquiétant aux yeux de la mère. Mais il se contenta de lui dire :
— Je l’avoue, ma chère Marie, vous ne lui plaisiez pas tout d’abord autant qu’aujourd’hui… Pourquoi, je l’ignore. — Ce sont là de ces sentiments sans raison, inexplicables… des impressions de malade, peut-être ! Mais vous l’avez conquise aujourd’hui, entièrement conquise, — comme vous savez !
L’idée qu’avait eue sa mère, au sujet du rire de Marie, le fit rire lui-même à ce moment.
Elle, ne riait pas. Elle réfléchissait, avec le sourcil un peu froncé. Elle riait rarement devant lui, d’ailleurs, voulant se montrer très noble, très digne.
Elle se rendait très bien compte de tout ce qui, en sa personne, devait déplaire à la comtesse, qu’elle appelait, un peu tôt : « la vieille ! » Elle trouvait que la « vieille » n’avait pas tort, au fond ! Cependant elle lui en voulait… Il y a dans la cervelle des êtres mauvais ce jugement double : ils admirent et dénigrent l’esprit de justice qui les blâme ou les condamne. S’ils le haïssent, ce n’est pas seulement parce qu’il entrave leur course vers les buts rêvés, c’est aussi parce que, en secret, ils le sentent et le confessent supérieur. Tous les démons des légendes sont envieux des anges.
Il y a, en outre, dans l’acharnement que mettent les coquins à accuser les honnêtes gens des pires vilenies, une affirmation de l’idée de mal qui est une condamnation du mal trop peu remarquée.
Le pervers méprise hautement dans tous les autres hommes ses propres défauts, ses propres vices, qu’il leur prête largement…
Donc, ce sont là choses méprisables.
Donc, le monde a raison de le mépriser, lui.
Ce retour de son propre mépris contre lui-même, c’est bien ce qui l’irrite le plus, ce qui, par-dessus tout, l’exaspère, le rend implacable.
Marie pensait deux choses de la mère de Paul. Premièrement : « Qui sait ce qu’elle a bien pu faire, en sa jeunesse, cette vieille collet monté ? » Deuxièmement : « Je la déteste, parce qu’elle a eu raison de se méfier de moi !… Mais le temps viendra, je pense, où je serai, chez elle, plus maîtresse qu’elle ! »
Elle répondit au comte Paul qu’elle sentait bien qu’aujourd’hui Madame d’Aiguebelle n’avait plus aucune prévention contre elle.
— Vous pouvez en être sûre, ma chère Marie. S’il en était autrement, je ne pourrais pas vous montrer mon amour avec cette joie, avec cet abandon. Ma mère est et restera la grande préoccupation de ma vie. Vous avez l’âme assez haute pour vouloir qu’il en soit ainsi. Et c’est pourquoi je vous aime tant !
Hélas ! il excitait ce cœur aigri à détester ce que, lui, il aimait le plus au monde !
— Que vous êtes heureux d’avoir une telle mère !
— Mais la vôtre ?
Elle soupira.
— N’en parlons pas ! J’ai eu tant à souffrir par elle ! — Elle n’est pas méchante, certes ! Mais elle n’est pas caressante ; elle ne m’a jamais été douce… Elle n’a pas touché à mon cœur d’enfant avec les délicatesses qui font les cœurs de femme vraiment tendres, vraiment bons, vraiment purs de toute mauvaise pensée. Elle m’a inspiré quelquefois de ces rages, de ces colères qui diminuent un caractère… Je ne suis pas aussi bonne que vous le pensez !
C’était vrai, qu’elle avait souffert par sa mère ; mais en le disant, elle pensait à la pitié que cet aveu devait attirer sur elle ; elle apportait une excuse touchante à tel défaut d’éducation qu’avait pu lui reprocher la comtesse ; elle atténuait l’effet que la découverte du caractère de Madame Déperrier devait faire un jour, fatalement, sur son fiancé. Enfin, en révélant à quel point elle avait souffert par elle, elle repoussait toute solidarité avec sa propre mère que, malgré tout, elle couvrait généreusement de sa piété filiale ! Ainsi, sans cesse, des calculs compliqués précédaient et guidaient ses paroles en apparence les plus simples. Aucune spontanéité ne lui était possible.
Peu de temps après, — le mariage du comte Paul d’Aiguebelle avec Mademoiselle Marie Déperrier était décidé. Madame d’Aiguebelle avait parlé d’abord à Madame Déperrier. Il n’y eut pas de demande solennelle. Les choses semblèrent, tout de suite, arrangées depuis très longtemps.
Restait à fixer la date. On parla de la fin de janvier. Il fut convenu que, en octobre, Mademoiselle Déperrier irait passer quelques semaines au château d’Aiguebelle. Paul, pendant ce temps, habiterait un cottage qu’il avait, à un quart de lieue d’Aiguebelle, sur le bord de la mer. Comme il allait être heureux de pouvoir lui faire visiter ce domaine d’Aiguebelle, avec ses grands bois de pins qui dévalent en bataillons serrés, jusqu’à la mer, du flanc des collines aux pentes légères. Ils se promèneraient ensemble, les heureux fiancés, sur les plages de sable, à l’ombre des pins-parasols, sous les mimosas, dans les lauriers-roses. Comme elle l’aimerait, maintenant, ce Midi glorieux, fait pour servir de cadre à tous les bonheurs rêvés ! Comme elle l’aimait déjà !
Les d’Aiguebelle quittèrent Paris vers le milieu du mois de juillet. Deux mois plus tard, Marie leur annonçait la mort subite de sa mère. La marquise de Jousseran, toujours bonne pour elle, lui proposait de l’emmener à Hyères. Elles habiteraient la villa que venait d’acheter cette aimable dame. Toutes deux partiraient bientôt, dans huit ou dix jours.
On comprend qu’il ne pouvait plus être question, pour le moment, d’aller, au château d’Aiguebelle, jouer les fiancées heureuses.
Marie écrivit toutes ces grosses nouvelles à la comtesse.
Elle ne pouvait s’empêcher de voir que la mort de sa mère ne nuisait nullement à ses intérêts ; au contraire. Il n’y a pas de malheur, si grand soit-il, qui ne contienne une part de bien, ou en lui-même ou dans ses conséquences. Madame Déperrier était vraiment gênante, parce qu’elle trahissait, plus que sa fille, la vulgarité de leur race, les trivialités cachées de leur genre de vie. Dieu l’avait rappelée à lui. Qu’y faire ? Il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher ! Mademoiselle Déperrier ne se désola pas longtemps. Cependant la mort de sa mère lui interdisait la gaieté : Madame d’Aiguebelle, qui ne la revit pourtant que huit mois plus tard, ne devait plus l’entendre rire aux éclats. Ce fut un avantage dont Marie ne se douta point, et ce fut le plus grand service que lui rendit jamais sa pauvre mère.