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Fleur d'Abîme

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PREMIÈRE PARTIE

I

Elle est à son miroir, demi-nue.

C’est le matin. Elle se lève.

Elle s’appelle Marie ; et l’ovale pur de son visage, la tranquille limpidité de ses grands yeux bien ouverts, la fraîcheur de sa joue dorée, un peu rose sous l’ambre lumineux, tout en elle fait songer à la Vierge, dont elle porte le nom, au divin modèle de Raphaël le Divin.

Dans le cadre de son miroir, elle se regarde comme elle regarderait un chef-d’œuvre d’art et elle se sourit.

Vierge elle l’est, mais elle a vingt-deux ans… Le temps, qu’on accuse toujours de la décadence des êtres, est aussi l’artisan de leur beauté. Il a épanoui cette jeune fille. Tout en lui laissant la candeur, il a mis, dans toute sa personne, je ne sais quelle gravité à peine sensible, qui enveloppe de ses transparences, comme d’un voile subtil, son grand air d’enfance étonnée.

Au temps où les artistes concevaient des idéals aujourd’hui méprisés, Raphaël avait donné à la Mère du Sauveur cette gravité sereine qui, sur le visage des Madones, signifiait la maternité sans tache, sans ombre, déjà divine mais encore humaine.

Sur le visage de la belle créature que voici debout devant son miroir, ce sérieux à peine saisissable ajoute une noblesse encore ; il annonce la femme dans la vierge ; il promet l’épouse ; il signifie l’intelligence et il doit inspirer l’amour ; il conseille la sécurité et il légitime le rêve amoureux qui, peut-être, s’il était d’un homme délicat, hésiterait ici, un peu confus… il ne révèle point l’âge, car on donnerait dix-huit ans à peine à cette jeunesse ; il affirme seulement qu’elle n’est plus une petite fille. Le beau fruit garde, en mûrissant, des couleurs de fleur.

Elle se contemple et elle se sourit. Ses yeux bleus paraissent l’intéresser beaucoup. Elle attache son regard sur son regard reflété et songe… Comme il est limpide ! Il luit d’une ardeur voilée de fraîcheur humide. Le bleu de l’iris est doux, doux comme la tendresse même… Au milieu, la pupille est noire, d’un noir intense… Quand elle se rapproche du miroir, examinée par elle-même, cette pupille se contracte, et alors la jeune fille sourit d’un sourire particulier. Dans ce point noir, qui s’est resserré comme pour lui cacher à elle-même son âme, qu’a-t-elle vu ? On ne sait… et son sourire répond discrètement à la confidence qu’elle vient de se faire. C’est un sourire qu’elle ne montre à personne. Le miroir seul le verra.

Elle ouvre ses lèvres et regarde ses dents. Elles sont blanches à souhait, d’une blancheur de grain de riz ou de fleur de jasmin. Elle se plaît à les voir. Le sourire est une telle puissance, si inexplicable, si souveraine !… Avec quoi est-il fait ? Quel mystère ! De ses doigts charmants, aux ongles roses, vite pâlis au moindre effort, elle soulève sa lèvre et regarde sortir, du rose de ses gencives, la blancheur de ses dents pures… C’est vrai que toute sa bouche est comme une fleur !… Elle se sourit encore, et relevant ses bras nus, elle prend à deux mains sa chevelure, secouée sur ses épaules d’un mouvement de tête charmant… Elle va maintenant la tordre, la nouer en casque sur sa tête.

— De quelle couleur sont-ils, mes cheveux ? C’est drôle : à l’ombre, ici, on les dirait gris de souris, couleur de cendre… mais là, quand j’incline la tête vers ce rayon de soleil, ils s’enflamment aussitôt ; c’est un or vif et pétillant… C’est vrai que c’est drôle ! Et tout cela est beau, c’est la vie, c’est ma vie à moi, ma beauté… Je suis belle !

Elle s’admire et elle s’aime beaucoup.

Voici qu’elle noue sa chevelure.

Elle tient entre ses lèvres une épingle…

Elle rassemble dans sa main gauche le double nœud massif de ses cheveux, et quand la main droite vient pour saisir l’épingle, tout l’échafaudage si lentement construit, d’un seul coup s’écroule. Les longs cheveux retombent sur son dos, jusqu’aux reins. C’est la seconde fois que cela lui arrive, ce matin ; et, comme elle n’aime pas que rien lui résiste, alors, en même temps que ses cheveux, toute l’expression jolie, douce, enfantine, sérieuse et noble de son visage est tombée… La pupille s’est dilatée, jetant au dehors son âme vraie, si bien cachée tout à l’heure. L’œil semble devenu noir : il lance un éclair. La lèvre supérieure s’est soulevée vers le coin gauche, abaissée à droite. La bouche s’est tordue. Une femme est apparue dans le miroir, qui ne ressemble nullement à l’autre, à celle qui souriait. Elle a frappé, de son pied déjà chaussé de sa bottine, le plancher qui tremble, faisant tinter, sur le marbre de la toilette, les flacons parfumés ; — et, de la bouche grimaçante ce cri a jailli : « Ah ! que c’est embêtant !… de n’avoir pas de femme de chambre ! » La consonne b, au milieu du mot « embêtant », a frappé la voyelle aussi fort que le talon a frappé le parquet, et juste dans le même temps.

Le changement a été si brusque qu’il en est comique. La jeune fille, qui, même dans la colère, n’a pas cessé de se regarder, a vu toute la drôlerie de la scène dont elle est l’unique spectateur et l’acteur unique ; également prompte à passer du calme à l’impatience et de l’irritation à la gaîté, — elle se met à rire tout haut, l’œil toujours fixé sur son image. Son rire a une expression tout à fait singulière. On n’y sent pas l’abandon, l’épanouissement naturel d’une âme. Ce n’est pas de la gaîté franche. Les vibrations en sont sèches. Il sonne faux, à cause des arrière-pensées qui occupent la belle rieuse…

— Non, pense-t-elle, ce qui, décidément, me va le mieux, c’est d’être au repos.

Tous les muscles de son visage lui obéissant à la fois, d’une seule détente elle les a tous apaisés. Elle a repris son air de madone, sans avoir à le rechercher. Elle s’y arrête. Elle s’y complaît. C’est sous cet aspect-là que le monde la connaît.

— Oui, si j’étais un homme, je conçois que je me plairais ainsi… Il faut s’en tenir là, ne plus avoir de ces impatiences qui trahissent. L’impatience, c’est de la sincérité involontaire, un reste de naïveté… Il faudra surveiller cela !

Tandis que ces pensées roulent dans sa tête, son visage, comme le bleu de ses yeux doux, exprime la candeur céleste.

La petite pupille de nouveau s’est rétrécie jusqu’à être à peine visible. Une étincelle y luit qui, sous les cils longs et noirs, en contraste délicieux avec le bleu du regard, — semble dire seulement l’esprit, un peu de malice espiègle. Vraiment, c’est une adorable, une irrésistible jeune fille !


… Mademoiselle Marie Déperrier, celle que le monde connaît, n’a aucun rapport avec celle qui est connue seulement d’elle-même.

Mademoiselle Marie Déperrier sait parler, dans le monde, le langage le plus choisi, le plus châtié, le plus élégant, mais lorsqu’elle se parle à elle-même, c’est avec la plus parfaite trivialité. Il y a des étrangers qui, tout en s’exprimant le plus correctement du monde dans la langue d’un pays visité, ne savent penser cependant que dans leur langue maternelle. Mademoiselle Marie Déperrier ne peut penser qu’en argot parisien, mais la traduction qu’elle fait à voix haute de ses monologues intérieurs, a d’autant plus de dignité qu’elle exige un certain effort, une noble surveillance ! Mademoiselle Déperrier, par exemple, jugera ainsi un homme, dans le secret de sa pensée : « Non ! ce qu’il est rasant ! on n’a pas idée de ça ! c’est rien de le dire : il est crevant, le bonhomme ! » et elle traduit à voix haute : « la conversation de monsieur un tel n’est pas toujours des plus divertissantes… »

Quand Mademoiselle Déperrier dîne en ville, et c’est presque tous les soirs, elle critique en gourmet de race, le velouté d’un plat sucré ou la saveur d’un salmis de bécasses, mais, chez elle, le plus souvent, elle déjeune et dîne de charcuterie, de jambon, d’une côtelette de porc, qui nage dans la sauce brune.

Mademoiselle Déperrier en rentrant chez elle à six heures du matin, a oublié quelquefois d’ôter ses chaussures de soirée, d’adorables pantoufles de Cendrillon, — pour faire elle-même son lit quitté la veille à six heures du soir.

Il y a, dans le petit appartement qu’elle habite avec sa mère, une pièce à peu près convenable : le salon. C’est celle qu’on voit, — mais les autres pièces disent l’abandon, le désordre, toutes les négligences.

Mademoiselle Déperrier porte à ravir des toilettes modèles ; — mais, sous la robe glorieuse, les dessous sont fripés, ternes, douteux ;… à moins de promenade en mail-coach…

Mademoiselle Déperrier est une personne pleine de duplicité, prête à réaliser toutes sortes de projets, même des projets honnêtes, sous la seule condition qu’ils la conduiront à la fortune, à toutes les jouissances matérielles.

Mademoiselle Déperrier est une personne dans le train.

Or, elle se sait aimée par M. le comte Paul d’Aiguebelle, qu’elle a connu il y a peu de temps en Provence, à Hyères…, « car à Paris, ma chère, on n’en fait plus comme ça, je t’assure ! Et quand tu l’auras examiné, toi qui t’y connais en hommes, ma petite Berthe, tu tâcheras de me dire dans quoi on a bien pu le conserver ! »

Ainsi avait parlé à sa meilleure amie Mademoiselle Déperrier. Elle voyait se dessiner son avenir. Il n’était pas assuré encore, mais, Dieu aidant ! elle triompherait de tous les obstacles… Elle aurait enfin une femme de chambre avec tous ses accessoires, c’est-à-dire avec la fortune et le titre d’un mari qu’elle jugeait à moitié provincial, ce qui pour elle signifiait : facile à tromper.

Il est certain que M. d’Aiguebelle avait conçu un de ces amours qui rendent subitement aveugles, et même sourds, les hommes les plus perspicaces.

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