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Fleur d'Abîme

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V

Maintenant, ils étaient à Paris. Paul n’avait eu aucune peine à faire accepter par sa mère son brusque départ. La bonne dame, en mariant son fils, avait consommé un grand sacrifice. Elle n’était pas femme à se démentir en détail, à reprendre à l’étrangère des bribes de son bonheur.

Désormais « ces enfants » s’appartenaient à eux-mêmes. Bien plus, elle trouvait juste et bon qu’ils fussent là-bas, libres, hors des atteintes de son égoïsme, disait-elle, éloignés du spectacle de son déclin… C’était un peu triste pour Annette, par exemple ! mais la chère enfant adorait sa mère ; ils avaient de bons voisins, au château des Bormettes, et puis cet isolement ne devait pas durer. Elles iraient, dans quelques mois, voir les nouveaux mariés à Paris. Après cela, ils viendraient passer le printemps aux Bormettes.

Rassuré pour le moment du côté de sa mère, le comte Paul arrangea sa vie à Paris, de façon à ne rien laisser deviner de son malheur.

D’ailleurs, ce n’était guère qu’en présence d’Albert, de sa sœur Pauline et de Madame de Barjols qu’il lui était difficile de dissimuler. Il présenta sa femme à peu de personnes, préférant les interprétations mauvaises de cette attitude, à ce qu’on dirait, si l’on venait à entrevoir la vérité. Aux yeux du monde, c’étaient deux époux corrects, qui s’isolaient dans leur bonheur, et semblaient désirer beaucoup qu’on ne les dérangeât point.

De la part du comte Paul, le contraire eût paru surprenant.

— Ah ! disait Berthe, — la pauvre jeune femme ne s’amusera pas tous les jours avec ce gentilhomme de trumeau ; mais enfin, pour les débuts, ça paraît lui convenir, et puisqu’elle ne se plaint pas…

Marie, en effet, n’avait rien dit à Berthe, sans trop s’expliquer pourquoi. C’est que, pour l’instant, l’aveu l’eût humiliée.

Vis-à-vis des de Barjols, Paul avait pris une double précaution. La première, c’était de répéter à tout propos qu’il avait horreur de ces gens qui affichent leur bonheur conjugal. Pour lui il préférait tomber dans l’excès contraire, et paraître un mari désagréable. La seconde précaution, la meilleure, avait été de voir moins souvent ses amis.

Albert, cédant aux supplications de sa mère, avait obtenu la résidence libre. Il habitait Paris pour un temps inconnu. Mais comme de son côté il avait résolu de voir Paul et Marie le moins souvent possible, il croyait être lui-même la seule cause de la rareté des entrevues. Les sentiments de Pauline la poussaient également à éviter les rencontres jadis si désirées. Madame de Barjols disait : « On ne le voit plus, ce Paul… C’est bien naturel ! » Tout allait donc pour le mieux dans la pire des situations.

Marie et Paul adressaient, presque tous les jours, à la comtesse des lettres pleines de gaîté. Paul racontait toutes les pièces de théâtre nouvelles, et, en effet, il conduisait sa femme au théâtre à peu près tous les soirs. C’était le moyen d’éviter le tête-à-tête sous la lampe, et aussi de fuir les réunions, les bals, où le comte Paul redoutait de rencontrer celui qu’il désignait ainsi dans sa pensée de philosophe : « Un homme assez sot pour s’imaginer qu’elle en vaut la peine ! »

La jeune comtesse d’Aiguebelle ne voyait guère que des connaissances de son mari. Léon Terral, à sa grande joie, lui avait écrit, quinze jours après leur entrevue à Aiguebelle, qu’il partait pour l’Amérique. Il avait donné sa démission. On l’avait intéressé dans une affaire grosse d’espérances. Marie avait pensé : « Bon voyage ! Et si c’est possible, bon retour ! Mais, pour l’instant, m’en voilà débarrassée, ça n’est pas malheureux ! J’ai assez de complications comme ça. »

Lérin de La Berne s’était vainement présenté chez elle. Elle lui avait fait refuser sa porte. « Encore un gêneur. Dans la situation où je suis, des imbéciles pareils, c’est trop dangereux ! »

Elle revit Berthe une ou deux fois, continua à ne rien lui dire du fond des choses, mais elle lui donna à entendre que certaines difficultés exigeaient la plus grande prudence, la plus grande discrétion.

— Un jour je te conterai tout, ma chérie. Il y a quelque chose, quelque chose de grave. Que veux-tu ? C’est un jaloux, il est jaloux de tout… de toi comme des autres.

— De moi, bon Dieu !

— De toi et de tous ; il le serait de mon petit chien et de mon perroquet, si j’avais un perroquet et un petit chien.

— Et cela s’est déclaré à quel propos ?

— Le soir même de mon mariage. Pour une conversation… Tiens, justement, avec Lérin… Tu ne te rappelles pas ? Tu vins me dire, par deux fois : Comme ton mari te regarde !

— Oui, en effet.

— Eh bien, ça le travaillait. C’est un homme comme ça. Il a du sombre dans le caractère ; il faut que je prenne garde…

— Oui, en effet, dans les commencements il faut les ménager… Ça me fait de la peine pour Lérin… Il y comptait, tu sais ?

— Sur quoi donc ?

— Sur son numéro d’ordre.

— Cette bêtise ! Non ! Pas possible !

— Comme j’ai l’honneur… Et vrai, j’aurais voulu le voir à l’échéance. C’est à crever… Car tu sais, son lorgnon…

— Son lorgnon ?

— C’était, dans toute sa personne, la seule chose qui tenait encore…

— Eh bien ?

— Eh bien ! figure-toi ! il ne tient plus !

Cette plaisanterie les fit mourir de rire toutes les deux, même elles en revinrent et de nouveau moururent deux ou trois fois, dans les spasmes d’une gaîté inquiétante.

— Bref, conclut Berthe, je comprends : tu veux décidément qu’on te fiche la paix pendant quelques semaines ? Tu dois avoir tes raisons. Tu manigances quelque chose, et tu ne veux pas qu’on sache, de peur qu’on fasse rater tes petits projets. Soit, c’est sacré, ça. C’est ton affaire, on obéira. Mais, au premier signe, j’accours. Tu me diras tout, hein, plus tard ? C’est convenu ? A propos, tu ne sais pas ce qu’on dit partout ? Que Monsieur de Barjols, le grand ami de ton mari, le Pylade de cet Oreste, — était tombé amoureux de toi, à cette soirée des Russes, en même temps que son cher ami. Ce serait pour ça qu’il aurait demandé son commandement au Tonkin… Mais j’y pense, ton prince russe, plus de nouvelles ?

Marie, très intéressée, avait dressé l’oreille.

— Il s’agit bien des Russes !… Qu’est-ce que tu me dis là, de Monsieur de Barjols ?

— Tu ne t’en étais pas doutée ? Vrai de vrai ?

— Ça m’avait passé par l’esprit, comme une idée de roman. Mais non, je ne savais pas… Voyons, tu veux rire. Comment aurait-on pu savoir ?

— Comment ? C’est bien simple : figure-toi ; il veut partir encore, malgré sa mère. Il paraît que ça lui a repris ! Pour obtenir cette faveur de repartir, il a cru pouvoir se confesser, à mots couverts, sans te nommer, au commandant Ripert, du ministère, un homme sûr, — mais qui a en sa femme — ma meilleure amie, après toi, — une confiance… bien mal placée. Le commandant s’est laissé tirer par elle les vers du nez ; — et je tiens l’histoire… d’elle-même, — parce qu’elle a en moi une confiance… également mal placée ! Ça peut servir, ce que je t’annonce ! Je ne sais pas à quoi… Mais ça sert toujours, tôt ou tard, de savoir ces machines-là.

Berthe était partie, laissant Rita très songeuse.

La jeune comtesse d’Aiguebelle avait donc déblayé son terrain d’opération. Elle avait éloigné de chez elle toutes les personnes qui pouvaient rappeler au comte son passé bohème, révélé par les lettres de Léon Terral.

Cela lui avait semblé la plus nécessaire de toutes les prudences. Elle s’était arrêtée à l’idée de reconquérir son mari ; mais avant tout, il fallait l’apaiser. On verrait ensuite.

Cette tâche ne s’annonçait pas comme des plus faciles.

Le comte Paul était de ces cœurs droits, fanatiques de droiture, qui, trompés une fois par l’être en qui ils avaient confiance, demeurent incapables à tout jamais de croire en cet être, même redevenu sincère.

La moindre défaillance de la sincérité leur paraît si monstrueuse qu’elle développe en eux une faculté, également monstrueuse, de soupçon, de supposition ou de divination du mal. Ces croyants-là se retournent tout d’une pièce : ils passent de la foi aveugle au doute non moins aveugle.

En expiation d’un mensonge unique et véniel, un innocent peut paraître à leurs yeux le pire coupable, et devenir la pitoyable victime de leurs soupçons forcenés.

Mais si leur scepticisme déchaîné se mêle de traquer une âme de mensonge, s’obstine à la poursuivre dans tous ses détours, à la précéder pour l’arrêter dans ses ruses, ils deviennent des justiciers effroyables. Supposez Desdémone coupable, tous les soupçons d’Othello, jaloux sans preuve suffisante, sont divinateurs, et chacune de ses paroles inflige à la malheureuse le supplice mérité !

Le comte Paul, dans un seul mensonge de Rita, avait vu une âme habituée au mensonge, une âme de malignité. En lui prêtant toujours toutes les pensées mauvaises, il se croyait sûr de deviner juste, et il était rare qu’il se trompât.

Naturellement, elle se piquait d’être du troupeau des sphinx, et elle s’affolait de se voir devinée. C’était s’étonner de peu. Comme il avait contre elle tous les soupçons, il tombait toujours juste, parce qu’elle avait, elle, tous les mauvais instincts. Il était certes plus passionné que judicieux. Mais ses aveuglements même paraissaient être de la clairvoyance.

Tout en ne perdant aucune occasion de lui prouver qu’elle était pénétrée à fond, Paul s’efforçait de montrer la plus grande froideur.

Avoir des scènes avec sa femme, cela semblait au comte Paul misérable et indigne de lui.

Il lui arrivait pourtant, malgré sa volonté, de formuler un blâme à propos de telle attitude qu’elle avait prise, de telle phrase qu’elle avait prononcée. De son côté elle répondait le plus patiemment qu’elle pouvait, rusant, se dérobant, pour s’insinuer de nouveau, peu à peu, si c’était possible, dans ce cœur armé contre elle. Mais ses moindres feintes, il les suivait, il les dénonçait d’une parole. Ainsi elle pouvait juger de la perspicacité de son adversaire, et elle commençait à craindre de ne plus jamais la trouver en défaut.

Elle ne pouvait plus, d’ailleurs, cacher si bien son âme vraie qu’elle n’en trahît çà et là quelque chose. Souvent, après des prodiges d’adresse, elle finissait par laisser échapper un mot de trop, un mot malheureux, une phrase qui sonnait faux comme son rire, et qui rendait au comte Paul toute la fermeté de ses résolutions.

Un jour, par exemple, qu’elle lui parlait de sa douleur, de son désespoir profond :

— Cela ne vous a point empêchée, lui dit-il, de danser hier soir, à ce bal, où vingt hommes vous entouraient, vous accablaient de compliments indécents, dont vous avez ri !

Elle répondit ingénument :

— Faut-il donc ne plus aller au bal sous prétexte qu’on est désespérée ?

En des mots semblables, qui partaient tout à coup, — inexplicablement, car elle avait une intelligence aiguë, — il entrevoyait des abîmes d’inconscience.

Une autre fois, sous un trait d’ironie poignante qu’il lui lança, elle ne put retenir des larmes de rage. Elle voulut profiter de ces larmes pour l’attendrir, pour faire appel une fois encore à sa pitié. Il l’interrompit sèchement :

— Vous ne me séduirez plus, pas plus avec vos pleurs d’aujourd’hui, qu’avec vos sourires d’autrefois. Les uns valent les autres. Tout cela, c’est la même chose. Tout cela — ment toujours !

Alors, elle s’écria parmi les sanglots, en secouant entre ses deux mains sa tête échevelée :

— Mais comment faut-il donc pleurer ?

C’étaient ses façons à elle d’être naïve.

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