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Fleur d'Abîme

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II

Elle vit très bien le comte sortir, engager une conversation avec Albert, dans le parc. Alors, prestement, elle s’esquiva.

Dans la bibliothèque, Léon Terral était seul. Il attendait, bouillonnant d’impatience, s’efforçant de se distraire, examinant un à un les cadeaux étalés sur la longue table.

Au bruit léger de la robe, il se retourna, et pâlit.

— Quelle imprudence ! dit-il.

— Vous trouvez ! répondit-elle, avec un sourire d’ironie. Vous trouvez ?… Les hommes ont peur de tout ! Il n’y a pas plus d’imprudence aujourd’hui qu’il n’y en aurait dans un an. Il y en a même moins. Comment voulez-vous qu’on suppose que, le jour même de mon mariage, je viens causer avec vous… d’autre chose ?… Tous ces gens-là sont bien trop honnêtes pour ça.

Elle avait une certaine volubilité rageuse. L’excitation de la journée, la fièvre de la danse, le tendu de la situation, tout cela faisait passer dans ses paroles une fébrilité particulière.

Tous deux étaient en action d’attaque et de défense ; comme deux duellistes sur le terrain.

De plus, ce jour rappelait à l’ambitieuse toutes les humiliations du passé, parce qu’il les vengeait. Jamais elle ne s’était sentie plus armée, plus mauvaise. Elle était, entre le comte et Léon Terral, comme entre deux destinées redoutables toutes les deux. Qu’elle se tournât vers l’une ou vers l’autre, elle se voyait en guerre avec la vie. Ses narines palpitaient. Un souffle court faisait battre sa poitrine, mais ses yeux avaient des regards ternes, où l’on sentait une âme murée, qui a fermé toutes les issues par où on pourrait l’atteindre. Elle n’était plus que résolution hostile.

En bas, la musique du bal résonnait, cadencée et diffuse. Elle montait en sonorités vibrantes dans le vide du grand escalier. Elle montait aussi, par la fenêtre ouverte, à travers les branches des eucalyptus et des palmiers, violemment éclairés d’en dessous, et détachés, en dentelle claire, sur le noir du ciel.

— Allons, vite, dit-elle, que me voulez-vous ? Finissons-en. Je n’ai pas deux heures devant moi, comme vous pensez bien !

Elle ajouta :

— Tenez, regardez, j’ai un prétexte : le bas de ma robe est déchiré. J’ai dit à ce niais de Lérin que c’est lui. Ce n’est pas lui. C’est moi qui ai fait ça exprès.

Léon la regardait maintenant, oublieux de ce qu’il était venu lui dire, ahuri de sa volubilité, de sa présence d’esprit, de son audace. Depuis un moment, il se sentait de plus en plus inquiet. Quelle figure ferait-il si on venait à les surprendre ?

Elle vit sa pensée :

— Que vous êtes donc simple !… Voyons, c’est tout naturel. Vous êtes monté voir les cadeaux — qui sont là pour ça. Moi, je suis montée pour arranger ma robe. Je vous rencontre. Nous causons. Rien n’est plus naturel. Ou bien encore : Vous êtes un ami d’enfance. Eh bien ! j’avais à vous parler. Parlons, mais vite ! J’attends.

La parole était brève ; chaque consonne frappait sa voyelle comme un petit marteau, d’un coup sec. La voix crépitait.

Il tourmentait ses gants, les déchirait.

— Oh ! Marie ! fit-il enfin, Marie ! c’est un affreux supplice. Je meurs de regret, de désir, d’amour. Je deviens fou. Je ne savais pas vous aimer à ce point ! L’épreuve est faite. Je vois que je ne peux pas supporter la vue du bonheur d’un autre… Eh bien ! il en est temps encore… Soyez à moi… mais à moi seul.

La passion l’enflamma. La présence, l’émotion de celle qu’il désirait, cette toilette de mariage qui la promettait à « l’autre », la poussée des sons rythmés de l’orchestre qui activait le battement de son sang dans ses artères, le rêve qui sortait des parfums du bal, — fleurs et femmes, — et jusqu’à cette fenêtre ouverte qui montrait les feuillages enflammés dans le noir, qui laissait entrevoir sur la mer voisine un chemin de liberté ou de mort, tout agissait, à l’insu du jeune homme, sur son être entier, l’emportait, le soulevait…

— Là ! je m’y attendais ! fit-elle avec amertume. Tiens ! tu m’amuses !… Mais il y a dix ans que j’entends de ces beaux discours, mon cher ! et que j’y ai résisté. Ça n’est pas pour me noyer tout juste en arrivant au port.

Elle souriait méchamment.

— Ils sont vraiment trop drôles, tous les mêmes, plumage et ramage pareils : « Je vous aime ! je vous aime ! » L’un le chante avec une voix de fausset, l’autre avec une voix de basse, mais ça signifie toujours la même chose, c’est-à-dire : « Mademoiselle, je désire briser votre vie, vous perdre, plus sûrement que la pire des haines. » Le voilà, votre amour ! C’est du joli !… Dites donc, mon petit Léon, c’est tout ce que vous aviez à m’apprendre ?

— Si c’est tout ce que vous aviez à me répondre, vous auriez pu vous dispenser de me rejoindre ici, murmura-t-il, les dents serrées. Voyons, pourquoi sommes-nous là, vous et moi, en ce moment ?

Elle tenait le bas de sa robe blanche et le déchirait un peu plus, avec beaucoup de soin, en tirait des fils, qu’elle soufflait de sa bouche ronde. Deux doigts en l’air, un fil entre les doigts, elle répondit :

— En voilà une question ! Pourquoi je suis ici avec vous ? Eh bien ! mais, parce que j’ai voulu — je suis franche, hein ? — vous retourner un peu le regret dans le cœur ; parce que, sans doute, vous ne remettrez plus le pied dans ma maison, où c’est déjà trop d’être venu ce soir…

Elle le regarda d’un œil qui se fit moins dur, où, sous un trouble montant, il vit une sorte de tendre appel, et elle poursuivit, en détachant bien chaque mot, en articulant, selon les principes de Théramène et des autres :

— … parce qu’il m’a plu de vous dire un éternel adieu… parce que, en un mot…

Elle s’arrêta une seconde et acheva :

— Je vous ai aimé !…

Il tressaillit, et fit un mouvement vers elle. Elle se recula un peu et, sur le même ton, reprit :

— Parce que je n’aime pas encore mon mari, et qu’il m’a paru piquant de parler d’amour… aujourd’hui, — avec le seul homme qui m’en ait inspiré… jadis.

Elle lui échappait en le frôlant de tout son être. Elle glissait entre ses doigts de manière à l’obliger de forcer l’étreinte.

— Vous êtes terrible, dit-il.

— Non, je me défends, dit-elle… Voyons, mon cher, vous que j’ai toujours préféré à tous, dans mon cœur, — si vous aviez pu, hein ? si j’avais voulu, hein ? si j’avais été assez sotte pour entendre les choses que vous vouliez absolument me conter, un certain soir de promenade au Bois, pendant que nos mères marchaient en avant ? non ! ce que vous m’auriez lâché, comme toutes vos autres ! Soyez sincère. Est-ce que vous seriez là, maintenant ? Vous m’aimez encore, puisque ça s’appelle comme ça, parce que je vous ai aimé, moi, tout autrement ; parce que j’ai voulu autre chose, parce que je vous ai tenu, comme ils disent dans la marine, à longueur de gaffe !…

Et comme il avait la mine déconfite :

— Plaignez-vous donc !

Elle se mit à rire.

— Tu sais bien que tu ne donnerais pas ta place, en ce moment, pour rien au monde ! Tu es bien trop fier de ce rendez-vous d’amour, avant la lettre, avec une personne comme ta vieille amie !

Tout le drame disparut si vite, quand elle prit ce ton de badinage, qu’il ne put s’empêcher de sourire.

Elle jouait de lui en virtuose.

— Écoutez, mon petit Léon, nous avons encore dix minutes… Venez par là. C’est ma chambre. Laissez la porte ouverte. Bien. Prenez cette boîte d’épingles. Je vais épingler la déchirure. Et causons pendant ce temps… Voyons, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Elle mit dans cette question une caresse d’amie véritable. Elle avait parlé sur un ton sérieux.

Le jeune officier, sa boîte d’épingles à la main, répondit d’une voix sourde :

— Vous m’aimez encore, je le sens bien… Quand vous m’avez annoncé ce mariage que vous faites par calcul, je l’ai, moi, accepté par calcul aussi. Eh bien ! tous les deux nous avons eu tort. J’ai trop présumé de mes forces. Croyez-moi, partons ! Ce sera plus honnête…

Elle l’interrompit avec âpreté :

— Mais regardez donc la robe, que je porte, et ne me parlez pas, vous, d’honnêteté !

Il poursuivit, comme s’il n’eût pas entendu :

— Je donnerai ma démission. Je tenterai la fortune… Comment, je ne sais pas ; je ferai le possible — et l’impossible. On trouve des idées…

— Partir ? dit-elle, en piquant attentivement des épingles dans le bas de sa jupe… Vous trouvez ça pratique, vous ?… Vous êtes superbe ! Voyons, soyez raisonnable…

Elle le regarda, sans lâcher sa robe, une main en l’air tenant une épingle :

— Vous parlez de faire fortune, — eh bien…

Et elle souligna :

— Commencez par là !

Elle laissa retomber sa robe, la fouetta du pied, la regarda derrière elle avec une torsion charmante de son buste :

— Oui, commencez par là !… Et pour vous encourager, je vais vous dire… Vous voyez ce meuble : il est joli, n’est-ce pas ? C’est un meuble de famille. Ils me l’ont donné. C’est un bijou. C’est plein de tiroirs, de petits secrets. Eh bien ! qu’est-ce que vous croyez qu’il y a là dedans ? Rien que vos lettres, bêta, et votre portrait, rien que vous. — C’est compris, n’est-ce pas ?… Et, tenez, je vais vous les rendre ; comme ça, j’en serai débarrassée, et vous aurez, vous, la preuve de mon amour… Car c’en est, de l’amour, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une naïveté vraie qui parut à Léon le dernier mot de sa rouerie.

Elle chercha, dans sa poche, sa bourse ; et, dans sa bourse, la clef minuscule.

Il attendait, pressé, décidément inquiet. Il murmura :

— On périt toujours par les lettres. Vous faites bien d’avoir peur !

— Peur ! moi ! dit-elle tout sec. Eh bien ! ma foi, tout réfléchi, je les garde !… On ne sait pas…

Elle remit la clef dans sa bourse.

Elle pensait qu’elle aurait peut-être un jour un emploi quelconque à faire de ces lettres, elle ne savait lequel. Elle pensait qu’en réalité il n’y avait aucun danger à les garder. « Tout cela est enfermé. Le comte est un galant homme. Un galant homme, songeait-elle, ne lit pas une lettre, même ouverte, qui ne lui appartient pas. Une femme, ce serait différent. Nous n’avons pas le même honneur. » Elle porta ses regards tout autour d’elle… Serait-ce cette chambre-ci, la sienne, — ou bien celle du comte, toute voisine, qui allait devenir la chambre nuptiale ? Si c’était celle-ci, ce serait drôle de se rappeler tout à l’heure cette conversation avec Léon, de sentir que là, dans ce meuble d’aspect vieillot, elle gardait, enfermées, tant de jeunesse, tant de passion, — ces lettres si dangereuses. Elle en vint à se dire : « c’est comme de la dynamite ! Je n’aurais qu’à leur montrer ça, et leur vieille maison sauterait ! » Cette idée baroque, cette idée de folie, lui plut comme une cruauté possible, un moyen inattendu, féminin, de guerre sociale, une revanche de l’envie, une représaille de la soumission où elle s’abaissait en épousant l’homme dont elle n’aurait pas voulu, — tandis que l’autre était là, ardent, vibrant, désiré, aimé ! C’était donc ça, l’amour ? Et si c’était cela, il lui échappait !

— Allons, adieu ! C’est assez, dit-elle… Tout dépend de vous… Mais c’est assez pour ce soir… Va-t’en !

Il l’enveloppa de ses deux bras. Elle renversa la tête sur son épaule. Il colla ses lèvres aux siennes. Elle eut envie de savoir aimer. Elle songeait : « Pourquoi pas ? si celui-ci m’aime ! Alors, que le monde croule ! Il peut entrer, l’autre, et en finir avec moi. Tant mieux !… Ce serait étrange, et ce serait beau ! »

Léon, à ce moment, n’avait qu’à vouloir. Mais son accès de volonté était passé. Elle avait trop raisonné.

Elle l’avait lassé et convaincu… Il voyait maintenant toute l’absurdité de ses propositions. C’est vrai qu’elle était raisonnable. Quelle femme elle pouvait faire, au fond, si judicieuse, si incapable d’entraînement ! Il l’admirait d’une façon si réfléchie, à ce moment, qu’il trouva glacial le baiser qu’elle lui laissait prendre sur ses lèvres ouvertes, sur ses dents serrées.

Elle se ressaisit et se releva brusquement.

— Adieu, dit-elle, on vient. — Rangez les épingles.

Ce dernier mot indiquait à Léon ce qu’il devait faire par contenance, si vraiment quelqu’un arrivait.

Elle se sauva. Léon ne tarda pas à la suivre. Comme il était un professionnel de l’adultère, tout ceci ne le changeait guère, et ne l’étonna pas longtemps.

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