Fleur d'Abîme
II
Huit jours plus tard, de toutes ces visions, rien n’était resté dans la tête de la jeune femme.
Le lendemain matin même, la clarté du jour avait dissipé comme un rêve le souvenir de ces réalités.
Elle disait à l’abbé :
— Est-ce moi, Monsieur l’abbé, qui suis cause de ce grand malheur ? Voyons, la comtesse écoutait. Comment prévoir cela ? Que dirait-on si l’on me surprenait faisant une chose pareille ? Et puis, suis-je allée chercher Paul pour cette discussion ? C’est lui qui a commencé… Si vous aviez vu et entendu ! Il m’a exaspérée : j’ai répliqué. Et si ce n’est pas lui qui a frappé au cœur sa malheureuse mère, mettons-nous que ce soit nous ; mais ce n’est pas moi seule. Voilà, Monsieur l’abbé, ce qu’il faut bien lui dire.
Ces beaux raisonnements positifs, elle les fit accepter sans peine à Albert, qu’elle put voir, chez lui, à qui elle put parler un instant en particulier, dans un coin du salon, tandis que Paul, causant avec Madame de Barjols, n’osait pas les interrompre, — pour ne pas inquiéter la vieille dame.
L’abbé, lui, répondait à cette dialectique :
— C’est fort bien raisonné, cela, ma pauvre enfant, mais beaucoup trop bien ! Ne comprenez-vous pas que Paul s’est fait tous ces reproches ? Toutes ces choses, il se les est dites à lui-même. Ce n’est pas à vous de les dire, ni de les penser. La générosité, la tendresse, le pardon, l’amour, sont plus grands que la justice, ma pauvre enfant, plus grands par conséquent que la justesse des meilleurs raisonnements les mieux arrangés par la parole. Il faut aimer. L’amour éclaire tout d’une autre lumière… Mais il faut découvrir l’amour soi-même. Cherchez en vous. Résistez au passé. Cherchez l’éternel.
Alors, l’ancienne Rita renaissait. Elle commençait à le trouver ennuyeux, l’abbé… « Il me manquait celui-là. Ça n’était déjà pas si drôle… Et, à présent, me revoilà en deuil… Ah ! non ! ça n’est pas gai, l’existence… Pas même moyen d’aller au spectacle ! »
Berthe était revenue la voir. C’est à elle qu’elle parlait ainsi.
Elle sentait bien que même son repentir ne lui rendrait pas son mari. Il y avait entre eux maintenant la mort de la comtesse. Cet obstacle-là était certainement infranchissable. Alors ? — Alors, n’est-ce pas, elle ne pouvait pourtant pas renoncer à la vie ?… Elle avait eu joliment raison de se ménager une issue pour sortir de cet abîme : Albert, lui seul, devait l’en tirer… Ah ! si Léon donnait de ses nouvelles !…
— Reviens me voir, ma chère, tu es de si bon conseil !
Elle avait fini par conter à Berthe tout, y compris sa nuit de noces.
— Non, pas possible !… Quel drôle d’homme !
Et c’était des papotages à perte vue, sur l’un, sur l’autre.
— Et Lérin de La Berne ?
— L’Ecrin de La Perle ? — Flambé, ma chère !… La moelle épinière.
— Pauvre mignon !
— En voilà un qu’il faudra rayer de ta liste… Mais non, quand j’y songe ! C’est à pouffer, ta liste !
— Eh bien ! quoi ?
— Eh bien ! ça faisait prévoir un album très gribouillé — et — pas du tout… la première page est encore blanche !
Elles riaient comme des folles.
— Et ton mari à toi, ma petite Berthe ?
— Je ne le vois plus. Mais il devient urgent que je le revoie.
— Pourquoi ça ?
— Dame, tu ne comprends pas ?
— Non, ma foi.
— Petite sotte !
— Explique-toi.
— Relis Quitte pour la peur, après avoir relu La Chute d’un ange.
— Ah ! bah ?
— Que veux-tu ! On n’est pas parfaite.
Pendant ce temps, Paul disait à l’abbé :
— Croyez-vous qu’elle s’amende, l’abbé ? Je la plains si profondément.
L’abbé secouait la tête.
— Je crois que tu avais raison. C’est irrémédiable. Ça me coûte à dire… Il faudra t’en séparer.
— Eh ! l’abbé, ce serait fait si je ne la redoutais pas pour Albert. Il l’aime toujours, l’abbé, c’est certain. Je l’ai bien vu à la manière silencieuse dont il a accueilli l’affreux récit que je lui ai fait de la mort de ma mère !… Il n’a pas osé me contredire, à cause de la gravité des circonstances, mais je le connais : il est buté. Et puis, elle le tient. Je sais ce que c’est. Il est ce que j’ai été pendant deux ans pour elle, — jusqu’à l’épouser… On est aveugle et sourd.
— Alors ?
— Alors, je la garde, et je la garderai jusqu’à ce que j’aie contre elle une de ces preuves palpables, matérielles, auxquelles doit se rendre le jury le plus récalcitrant, — l’esprit le plus positif et l’amoureux le plus ensorcelé… Cette femme, l’abbé, c’est un malheur. Un malheur, ça se garde pour soi. Ça n’est vraiment pas un cadeau à faire à un ami ! J’aime bien trop Albert pour ne pas essayer jusqu’au bout de le sauver malgré lui.