Fleur d'Abîme
DEUXIÈME PARTIE
I
En un seul jour, Mademoiselle Déperrier eut deux grandes émotions. D’abord, le comte Paul fut entraîné à un aveu. Ensuite, il faillit saisir un des fils qui eussent pu le conduire à la découverte de tout ce qu’elle lui cachait sur elle-même.
Ce fut le jour des funérailles de Victor Hugo.
Mademoiselle Déperrier avait, à un point singulier, cette faculté d’assimilation qui est le génie propre et négatif des femmes en général : elle reflétait tout de suite toutes les pensées qui passaient devant elle et, quand il lui plaisait, les renvoyait toutes, dans un mot, dans un éclair. Elle n’en retenait rien d’ailleurs, pas plus qu’un miroir.
Au bout de dix minutes de conversation avec un général, elle paraissait une Jeanne d’Arc — avec un poète, une Sapho, — avec un ministre, — une Catherine.
Elle se plaisait d’ailleurs à citer la grande Catherine, comme beaucoup d’hommes médiocres citent aujourd’hui Napoléon, — en se comparant à lui, pour excuser leurs caprices ou leurs fautes.
Elle avait une préférence pour Catherine Ire, maîtresse, puis femme de Pierre le Grand, parce que cette Catherine-là qui fut, après la mort du Tsar, déclarée souveraine de toutes les Russies, — était née dans la pauvreté.
Elle n’aimait d’ailleurs ni la patrie, ni la poésie, ni la politique, ni l’histoire, ayant assez à faire de s’aimer elle-même.
Elle n’avait pas tardé à prendre, en apparence, la tournure d’esprit du comte Paul. Elle lui présentait ses propres pensées, dans les termes mêmes où il les avait exprimées la veille, sans qu’il s’aperçût qu’elle le répétait. Elle n’avait pour cela aucun effort à faire. C’était sa manière à elle, une action involontaire, qui avait son mobile dans la mystérieuse nécessité où est la Femme de séduire.
Se retrouver dans une si jolie créature, retrouver son âme, quelle séduction en effet !… Voici donc celle qui m’est semblable, l’autre moi-même !… Et quand on s’aperçoit que toutes ces idées de femme ne sont que reflet, on se félicite encore ; on ne songe pas que le miroir, vite infidèle à l’image, accepte tour à tour les différentes figures qui passent, toutes également vite oubliées.
Elle l’avait entendu exprimer l’admiration la plus passionnée et la plus raisonnée pour Tolstoï, le grand Russe. Elle s’était hâtée de lire Tolstoï, et, aidée par la critique du comte Paul, de le comprendre, — mon Dieu, oui ! — et même d’en retenir la philosophie générale.
… « La pensée est un artisan d’erreurs… Les grandes fortunes détournent de la vraie vie… Le travail manuel est une loi mystérieuse et une obligation sociale : on ne s’y dérobe pas impunément… Le misérable a besoin d’autre chose que de pain… L’amour, même dans le mariage, est une infamie, si les âmes ne s’entendent pas en vue de l’amour des hommes… Les simples ont la vérité sans la chercher… Le moujik qui soutient les jambes d’Ivan le malade, avec patience et pitié, fait plus, pour la vérité, que tous les livres et tous les savants du monde… »
Avec ce bagage de phrases, citées à propos, elle faisait la conquête morale de celui qu’elle avait captivé du premier coup par sa beauté.
Or, lorsqu’en juin 1885, les obsèques nationales de Victor Hugo furent décrétées, un ami de Madame de Barjols, le contre-amiral Drevet, invita la comtesse et ses enfants à venir voir le cortège, des fenêtres du ministère qui donnent sur la place de la Concorde. Mademoiselle de Barjols avait refusé, prétextant la santé de sa mère.
Madame d’Aiguebelle, à la demande de Paul, avait invité Marie à les accompagner. Elle s’était excusée vis à vis de Madame Déperrier, sur ce qu’ils ne pouvaient disposer que d’une place.
Tout en grinchant, Madame Déperrier s’habituait à suivre moins souvent sa fille ; elle se proposait de s’imposer plus tard.
Pour cette fois, d’ailleurs, le renoncement lui fut facile. Elle était souffrante.
… La rue Royale, les Champs-Elysées, les Tuileries, la place de la Concorde, cet immense carrefour qu’on admire comme un des plus beaux endroits du monde, n’étaient qu’un fourmillement de têtes.
Deux millions d’hommes debout dans les rues, dans les places, dans les promenades de la cité immense, n’eurent, ce jour-là, d’autre affaire que de prononcer le nom d’un poète ! Paris entier vivait d’une vie spéciale, parce qu’un homme, vieux, très vieux, un rêveur qui avait chanté les petits enfants et les misérables, — était tombé à son heure, parce qu’il était couché pour toujours dans une double boîte de chêne et de plomb, — parce qu’il était mort.
Paul, qui savait admirer avec indépendance toutes les belles choses, s’extasiait devant ce spectacle. Il proposa à sa mère de faire remonter le landau jusqu’à l’Arc de l’Étoile.
— Oh ! oui ! oh ! volontiers ! soupira Mademoiselle Déperrier.
Madame d’Aiguebelle voulut bien. Annette ne demandait pas mieux.
— Regardez, disait Paul, c’est magnifique, vraiment ! Il est visible qu’aujourd’hui ce Paris, qui ne croit plus à rien, veut se donner l’illusion, même éphémère, de croire à quelque chose ! Il s’efforce à l’enthousiasme ; il pousse un grand soupir vers un idéal… Ne trouvez-vous pas cela touchant ? malheureusement l’unité de conscience manque à cette foule !… et j’ai peur que demain tout ce peuple, au réveil, ne soit pris d’une ironie plus désespérée au souvenir de l’effort vain qu’il fait aujourd’hui pour fondre ses millions d’âmes dans la gloire et l’amour d’un seul homme… Tout ce peuple s’est dérangé dans l’espoir de rencontrer, au bout de sa course, au bord d’une tombe, la patrie et l’humanité… J’ai peur qu’il n’y trouve que la sensation de sa lassitude, un désenchantement subit… Il se raillera dès demain de s’être tant agité autour d’un cercueil…
Mademoiselle Déperrier, tandis que parlait le comte Paul, ne manquait pas de pousser, par instants, de petits soupirs, pour exprimer à quel point toutes ces graves et tristes pensées étaient les siennes. Paul ayant un coupe-file, ils purent approcher l’Arc de l’Étoile un instant.
L’Arc de triomphe, que le poète avait chanté, portait son deuil : un crêpe immense le voilait à demi et, palpitant au moindre souffle, faisait vivre, en l’honneur du mort, les pierres où sont inscrites les grandes victoires françaises.
Sur le côté gauche du monument, au-dessous du crêpe flottant, la Marseillaise de Rude semblait la vocératrice qui hurlait le regret d’un peuple et la gloire du mort.
Entre les pieds de l’« arche démesurée », un haut catafalque improvisé dressait ses étages noirs, lamés d’argent et d’or, — et le mort était au bas, dans le cercueil étoilé, tout petit, sous des monceaux de couronnes, hommages des deux mondes.
Le char funéraire s’avança, nu, sans ornements, surmonté de sa toiture noire que supportaient quatre minces colonnettes. On y déposa le cercueil, et, très lentement, le cortège inépuisable commença de se mouvoir, à la suite du « corbillard des pauvres » ; et ce fleuve, dont chaque flot était une tête, se mit à couler, de l’arc de triomphe vers les Tuileries, entre deux digues de têtes immobiles.
Le landau du comte Paul fut forcé de gagner la rue Royale par le chemin le plus long.
Maintenant, aux fenêtres du ministère, Paul, près de Marie, se tenait debout, absorbé par le spectacle inouï.
Annette se pressait contre sa mère, qui s’était assise un peu en arrière, et qui de temps en temps, se levait pour voir…
Tout à coup le petit corbillard, grêle, déboucha entre les chevaux de Marly, et, tout de suite, tourna vers le pont. Il s’avançait dans la voie largement vide devant lui, entre les deux murailles vivantes qui s’étaient dressées, immobiles, de l’Étoile au Panthéon.
Et, à la suite du petit corbillard, le fleuve humain suivait, pressé, innombrable, sans fin, toujours. Tous les dignitaires de la nation, les Chambres, les Académies, les administrations, des centaines et des centaines de corporations, venaient à la suite les unes des autres, portant leurs bannières, leurs inscriptions, traînant des bouquets, des couronnes gigantesques, sur des chariots. Et cela passait, passait, inépuisablement, tout à fait comme l’eau des fleuves.
Deux lignes de soldats contenaient le cortège, égayant la marche funèbre et triomphale — d’une note rouge… Un peuple passait devant lui-même, comme le Maëlstrom, qui, formé dans l’océan par l’océan, coule et roule en plein océan. Puis vint l’armée. Les caissons sautaient avec des bruits de tremblements de terre. Les cavaliers bondissaient, comme des vagues déferlées par-dessus les vagues. Les drapeaux militaires suivaient, en frissonnant, la dépouille d’un chanteur de la paix…
Rien n’est favorable à l’amour comme l’excitation des grands spectacles. Les trois femmes étaient diversement émues. Marie elle-même fut, un instant, dominée, et s’oubliant, prit part à l’émotion de tous. Paul l’ayant regardée dans ce moment même, fut heureux ; il lui sourit…
De si loin, il n’avait pas vu certaines bannières qui étalaient, en plein cortège funéraire, l’insolente bravoure de la Réclame moderne… Paul n’eut pas besoin de les voir pour sentir, vers la fin de la journée, que toutes les unités qui composaient ce peuple allaient bien vite retomber chacune sur elle-même, chacune ramassée dans son égoïsme…
A six heures du soir, ce cortège prodigieux défilait encore. Et comme la marée humaine qui battait les maisons de la place de la Concorde commençait à se retirer, Paul proposa d’aller voir de plus près que tout à l’heure le catafalque de l’arc de l’Étoile.
Arrivé là, il quitta sa voiture pendant quelques minutes, et tout à coup, dans la lassitude écrasante de cette fin de jour, après tant d’émotions vives et une attention soutenue durant plus de sept heures, — il éprouva un effroyable vertige de néant.
Cette sensation bizarre et douloureuse, il tenta de l’expliquer pendant que le landau les ramenait tous rue Saint-Dominique, où la comtesse d’Aiguebelle, bien lasse, s’excusait de vouloir rentrer tout de suite.
— C’est étrange, disait-il… il y a quelques heures, j’ai vu, sous cet arc de triomphe, un catafalque glorieux, tout éclatant d’argent et d’or. Et maintenant, — je sens que les mots ne rendent pas l’impression — je viens de voir, non pas avec mes yeux, mais avec mon esprit, du papier doré, argenté, et décollé, une friperie ! La réalité de la vie m’est apparue, avec le sens en moins. Le symbole, lui, avait disparu… La lassitude physique n’a plus permis à l’idée de se produire en moi sous l’action de la couleur et de la forme objectives…
— Mais, mon fils, murmurait en souriant la comtesse, vous n’allez pas vous convertir, je pense, au matérialisme, devant le cercueil d’un homme qui, au bout du compte, croyait en Dieu !
— Je conclus simplement en idéaliste, répondit Paul avec vivacité. Je viens de concevoir tout à coup, à la suite d’une impression dont je ne puis rendre l’étrangeté, que les races qui abandonnent l’idéal sont des races déséquilibrées, diminuées… La foi est une énergie ; il faut être bien portant pour en produire.
— A la bonne heure, fit la comtesse ! Autrement dit, si tu n’avais pas déjeuné deux heures trop tôt ce matin, tu serais un homme plein d’enthousiasme ?
Il se mit à rire et il en convint.
— C’est bien ma théorie, sous une autre forme !
— Vous êtes éloquent ! monsieur d’Aiguebelle, dit Marie à tout hasard.
— Ce que je comprends le plus clairement en tout ceci, mon Paul, reprit la comtesse, c’est que tu sens de la fatigue et que tu t’épuises à parler… Qu’est-ce que toutes ces belles théories, dis-moi, peuvent bien faire au bon Dieu ?
Paul se tut, respectueux de toutes les grâces de cœur de la chère maman, — mais, un moment après, l’enragé raisonneur murmurait entre ses dents :
— Dieu tenait une grande place. Dieu supprimé, il s’est fait un grand vide. Quand ce vide n’est pas masqué par un idéal, — c’est l’abîme !
Mais la comtesse n’écoutait plus. Même, elle avait fermé les yeux.
Quant à Mademoiselle Déperrier, elle entendait toujours tout.
— Et qu’est-ce, pour vous, que l’idéal ?
Il aimait si noblement, qu’il ne craignait pas de laisser paraître son amour en présence de sa sœur Annette. Et regardant Marie :
— L’idéal tient dans un mot, dit-il.
Il s’arrêta, puis il prononça avec douceur :
— Tendresse.
Elle eut un involontaire petit sursaut de joie triomphante. Il la crut émue.
— Ce mot est une lumière, dit-il. Qui aime comprend. Tout comprendre. Souffrir avec tous. Soulager des douleurs. Y être aidé par un autre soi-même. N’être pas seul, jamais. Sentir, dans l’amour individuel, — la loi même de la solidarité universelle.
— C’est beau ! dit-elle, d’un ton pénétré.
« Au fond, pensait-elle, c’est un pasteur protestant, cet homme ! »
On arrivait. Comme Paul donnait la main à sa mère pour l’aider à descendre de voiture, il dit :
— Mademoiselle Déperrier ne va pas rentrer seule dans cette voiture, à travers cette foule d’aujourd’hui, n’est-ce pas, ma mère ? Ne pourrions-nous pas l’accompagner, Annette et moi ?
La comtesse eut un ineffable sourire. Depuis quelque temps, elle se trouvait bien égoïste de résister au vœu de son fils. L’abbé lui avait dit : « Prenez garde. Examinez bien si votre jugement téméraire contre cette jeune fille ne sert pas un peu votre jalousie maternelle ! » Cette idée lui faisait horreur. Elle voulut couper court d’une manière formelle à ses hésitations ; et, avec ce sourire où se lisaient la joie de l’effort pour le sacrifice, en même temps que la divine confiance :
— Certes, mon cher enfant, il faut l’accompagner, la ramener à sa mère… Et elle ajouta, toujours souriante :
— Mais moi, j’ai besoin d’Annette !
… En permettant cette chose inusitée, elle consacrait tacitement leur amour.
Elle les fiançait.