Fleur d'Abîme
V
Il ne s’était pas retourné, mais le sanglot de sa chère sœur avait retenti dans son cœur. L’écho s’en prolongeait en lui, tandis qu’il courait au plaisir dangereux. Tout à coup, il s’arrêta. Le dernier écho de ce sanglot de douleur venait de lui révéler enfin sa passion telle qu’elle était, le vœu impérieux et secret de son être entier. Son amour pour Marie, dont il était jusque-là inconscient, il venait de le reconnaître tout à coup et de le mesurer, à la brutalité même qu’il avait montrée à sa sœur.
Il se dit : « Oui, j’aime la femme de Paul. J’avais renoncé à sa fiancée. Mais maintenant je lui prends sa femme. Maintenant, elle est à moi ! Je la lui prends tous les jours, je m’en empare. Je sais qu’elle n’est pas à lui, et sous prétexte de la consoler, de la lui garder, je la lui vole tous les jours un peu ! Ah ! malheureux !! malheureux que je suis ! Et pour aller à ce larcin d’amour, j’oublie ma mère adorée, ma mère infirme, — et quand ma sœur, la douce victime, veut m’avertir, tendrement, doucement, — je la repousse, avec des paroles rudes, telles qu’elle n’en a jamais entendu ! J’ai dit : « Deviens-tu folle ! » Je l’ai dit ! Et je l’ai vue chanceler, la pauvre chère enfant, sous ma poussée de goujat, et glisser, forcée de se retenir pour ne pas tomber. Peut-être s’est-elle blessée… J’ai entendu son sanglot ! Et je n’ai même pas tourné la tête !… »
Il eut envie de rebrousser chemin, de revenir d’un trait sur ses pas, de courir à sa sœur, de lui faire cette joie, de lui montrer son élan de repentir. Et il s’en retournait en effet, mais au bout de trois pas, il reprit sa direction première, celle de la pente irrésistible où roulait sa volonté, devenue inconsistante comme de l’eau ! Et, honteux de lui, il songeait : « Comment ai-je changé si vite !… Ah ! oui ! c’est que je l’aimais ardemment, depuis deux années. Je l’aimais, je l’appelais, là-bas, dans ma solitude, sur le pont de mon bateau ! Je la désirais ! Je songeais à elle sans cesse… Et alors, il m’a suffi de la revoir, d’apprendre qu’il la repousse… de la savoir malheureuse !… »
Ici, sa pensée se faisait bonne pour l’ami. En somme, il croyait Paul coupable d’exagération, de psychologie outrancière, et il se trouvait indulgent de le traiter, dans sa pensée, sur le ton de la gronderie bourrue, mais affectueuse :
« Ah ! le butor, songeait-il, le fou ! Avoir ce trésor à lui, et ne pas être heureux ! Chicaner sur des fautes d’enfant, sur du passé ! Couper des cheveux en quatre, en mille ! Se livrer au petit travail de tous ces analystes, de ces destructeurs d’âme qui désagrégeront le monde, à la fin ! »
Il marchait d’un pas précipité. « Où vais-je donc si vite ? » Il se répondit : « Je vais faire mon devoir. Je vais la sauver ! Je vais parler à Paul, — puisque justement il m’appelle, — je vais lui ouvrir les yeux, lui dire qu’il me doit d’être heureux, puisque j’ai perdu mon bonheur pour faire le sien ! Je vais lui avouer tout ce que j’éprouve aujourd’hui, ce que je sais d’elle, de sa pureté, de sa noblesse, de ses regrets… Je la sauverai… Ou bien… »
Sa pensée s’arrêta. Il s’arrêta lui-même comme si un trou s’ouvrait devant lui, infranchissable.
Après un temps où il ne vit plus rien en lui, sa pensée se remit en mouvement.
« Et pourquoi pas ?… De quel droit exigerait-il que deux êtres, — qui s’aiment parce qu’ils se comprennent, — se sacrifient à lui ? »
Et brutalement, il acheva : « S’il n’en veut plus, eh bien ! je la lui reprendrai ! » Ne la lui avait-il pas donnée en effet ? A cette heure, il n’en doutait plus !
Il s’arrêta encore de penser, puis s’avoua : « … car je l’aime ! je l’aime ! je l’aime !… »
A présent qu’il avait osé se le dire, il se le répétait follement, mille fois. Brusquement il se roulait dans la volupté de sa douleur, de son remords même ; il commençait à goûter les âpres joies diaboliques de l’égoïsme d’amour. Son sang criait vers elle. Le désir, ramassé tout au fond de son cœur, dans les ténèbres, tapi, noué, muet longtemps, se redressait, sifflant, la gueule ouverte, appelant la proie, et s’élançait.