Fleur d'Abîme
VIII
Dès qu’elle s’était vue seule un moment, Marie Déperrier, avec un grand sang-froid, était allée mettre son chapeau, et prendre, dans sa chambre, son sac de voyage toujours tout prêt.
Comme elle partait, elle croisa dans l’escalier un homme inconnu à qui elle fit un petit salut et un sourire. C’était le commissaire de police, qui s’expliqua fort bien le suicide de Léon Terral : — il était chargé de l’arrêter.
La jeune comtesse d’Aiguebelle, son petit sac à la main, s’en alla demander asile à Théramène surpris. Là, au moins, on la laisserait tranquille. Elle évitait les curiosités d’hôtel.
Pinchard ne l’interrogea même pas :
— Ça te regarde, ma fille ! Je n’ai pas besoin de savoir. Des gros chagrins, des histoires, des drames, quoi !… L’amour, vois-tu, c’est, comme la langue, ce qu’il y a de meilleur, et ce qu’il y a de pire. Ah ! ce bossu d’Ésope avait bien de l’esprit !…
Il posa une serviette blanche sur un coin de table débarrassé, pour la circonstance, des brochures et des copies de rôles qui l’encombraient d’ordinaire, et, en mettant le couvert, il disait, le philosophe :
— Le drame, c’est la vie… Tout passe.
En ajoutant, « hormis Dieu ! » il eût parlé précisément comme l’abbé.
Elle le regardait faire, assise sur le lit, songeuse.
Il courut chez le charcutier.
— Pas de jambon, — un pâté !… Je régale une duchesse, — et une vraie encore ! Un pâté de lièvre, voisin, — avec du veau dedans, et une tête de faisan dessus !
Ils dînèrent en tête-à-tête.
— Sans toi, mon bon Théramène, j’aurais passé une fichue nuit, car je couche ici, entends-tu ?… Oh ! tu ne peux pas te douter du service que tu me rends. C’est bon tout de même, mon vieux, d’avoir des gens de cœur près de soi, en de certains moments… Non ; vrai, sans toi, Théramène, ce que je serais embêtée, ce soir !… Au fond, vois-tu, j’ai du vrai chagrin.
Elle songeait : « Il était fou, ce malheureux Léon, c’est clair. Sans ça, c’était devenu si simple, — puisque c’était forcé, — de partir ensemble ! »
Elle regrettait le Léon d’autrefois, mais ce fou d’aujourd’hui, ce désespéré, c’était, après tout, une chance, de n’avoir pas été obligée de le suivre.
Théramène mit avec soin des draps blancs à son lit ; et il passa la nuit sur son fauteuil, sommeillant de temps à autre, se réveillant pour la regarder dormir, — heureux de jouer les pères nobles au naturel.
Elle aussi se réveilla plusieurs fois, cette nuit-là. Quel parti devait-elle prendre ? Où irait-elle ? Qu’allait-elle devenir ?
Quand le jour parut, et qu’elle ouvrit les yeux, elle trouva Théramène debout près du lit, et qui, vêtu de son velours râpé et de sa soie éclatante, lui présentait un chocolat fumant sur un plateau, apporté du cabaret voisin.
— Heureux de vous servir, princesse !
— Donne-moi mon petit sac, dit-elle aussitôt.
Il posa le plateau et courut au sac.
— J’ai diablement peur d’avoir oublié quelque chose de très important, fit-elle.
Elle cherchait, — sous les yeux de Théramène ébloui. Un rayon de soleil, par l’humble fenêtre à tabatière, entrait, jouait gaiement sur son cou délicat. Ses cheveux dénoués, irisés de lumière, inondaient ses épaules nues. D’une Vierge de Raphaël, elle avait vraiment toutes les grâces candides, l’ovale pur du visage, la fraîcheur dorée, un peu rose sous l’ambre lumineux, et surtout, dans ses yeux bleu pâle, la pureté de l’innocence même.
— Ah ! ça y est ! cria-t-elle… Sapristi ! que j’ai eu peur !
— Sauvé ! merci, mon Dieu ! déclama Théramène.
Elle tira avec soin, du sac bondé de bibelots, — un étui d’ivoire sculpté, qu’elle ouvrit. Et elle lut à haute voix :
— Tcherniloff !
Après tout, qu’était-ce pour elle que cette aventure de son mariage ? Une simple affaire manquée ; tout au plus un retard de six mois à la vie aventureuse qu’elle avait toujours rêvée.
A présent, elle était libre, et seule maîtresse de sa destinée.