Fleur d'Abîme
X
Si le comte Paul était descendu délibérément au fond de lui-même, sans doute eût-il recherché pourquoi sa passion était accompagnée d’un sentiment bizarre de vide et de malaise. Mais il voulait lutter contre sa propre tendance à s’examiner de trop près ; il voulait agir et vivre ; il se laissait tout bonnement glisser « sur la pente d’aimer ».
Il se désarmait, en un mot, complètement, juste à l’heure où il aurait dû faire appel à toute sa pénétration de sceptique.
La volonté d’être simple est bonne avec les simples. N’être pas naïf avec eux, c’est être coupable envers eux. Mais ici, simplicité devenait sottise. Ce jeune homme arrivait un peu tard, vraiment, dans un monde bien vieux. Cet homme, doué des perspicacités les plus aiguës, des puissances de doute et de soupçon les plus clairvoyantes, se ramenait, par probité pure, à des naïvetés d’enfant !
Il arrivait à Marie de trahir — oh ! pas longtemps, pas gravement, — la tournure de son esprit, de révéler par un rien, vite corrigé, l’habitude générale de son âme.
Un jour, par exemple, elle laissa échapper deux mots en grand contraste avec la réserve voulue de son langage. Ce fut une faute, car pour d’honnêtes provinciaux, pour la comtesse d’Aiguebelle et son fils, les expressions veules, gouailleuses, qu’employait Rita lorsqu’elle se parlait à elle-même, correspondent à un relâchement de la fermeté morale et de la dignité.
Or drôle, rasant, j’te crois, ce bonhomme ! ces termes-là faisaient le fond de sa vraie langue comme Goddam, pour Figaro, le fond de la langue anglaise.
Au comte Paul, qui lui demandait si elle irait ce jour-là à la pêche avec sa sœur, elle répondit par un : « J’te crois ! » du plus saisissant effet, — juste avec le ton qu’elle eût pris pour parler à Théramène. Elle connaissait assez maintenant les opinions du comte et sa manière subtile de sentir, pour regretter sur-le-champ cette distraction. Ce n’était rien, ce mot, et Paul ne songeait qu’à en rire, comme d’une espièglerie. Mais il la regarda et leurs yeux se rencontrèrent. Elle eut une inquiétude qui flotta dans son regard et qu’il aperçut distinctement. Il y eut un silence d’une seconde, après lequel elle ajouta avec hésitation : « C’est ce pauvre Pinchard, — vous savez, Pinchard, — qui m’a appris ce mot-là… C’est drôle, n’est-ce pas ? » Pourquoi s’excusait-elle ? De quoi l’accusait-on ? Que venait faire là ce Pinchard ? La gaucherie de la phrase affecta le jeune homme, le gêna. Il avait l’impression indéfinissable et pénible qu’on éprouve en présence d’un mensonge mal fait, qui laisse voir ce qu’il veut cacher, et, du même coup, la nudité d’une âme prise en faute.
Mais tout cela était véritablement peu de chose. Le comte Paul était bien trop raisonnable pour s’y arrêter longtemps.
Sans doute, c’était là de ces souffrances folles, attachées au charme d’aimer. Il voulut le penser ainsi. « Non ! est-ce bête, l’amour ! »
Une autre fois, un voisin, en visite à Aiguebelle, conta brusquement, en termes voilés d’ailleurs, une scandaleuse histoire, qu’il eût été décent de ne pas comprendre, au moins en présence du conteur. Marie laissa échapper un : « Ah ! bon ! » intelligent, du plus déplorable effet.
Une fine angoisse traversa le cœur du jeune homme. A vrai dire, il était inadmissible que Mademoiselle Déperrier eût compris ; et c’était même la seule excuse du bavard. Il y a, croyait le comte Paul, — naïf jeune homme d’une autre époque, — des vilenies dont une jeune fille et même une femme ne doivent jamais concevoir seulement l’idée. Naturellement, il n’osa interroger Marie, mais il fit une allusion, peu de temps après, à l’inconvenance du narrateur. Tout en parlant, il regarda la jeune fille d’un œil attentif. Elle sentit ce regard et l’intention, et ne broncha pas.
— Inconvenant ? dit-elle, en levant sur le comte Paul son doux regard plein de questions. Inconvenant ? Pourquoi ?
— Je suis un sot qui se croit malin, pensa le comte ; et, mentalement, il lui demanda pardon.
Douter, s’interroger, hésiter, mais ce serait un crime ! Parfois le souvenir des méfiances de sa mère lui revenait, traversait comme un éclair noir sa lumière intérieure ; — et toute sa journée en demeurait vaguement assombrie… Alors, il s’en voulait ; il se reprochait d’être atteint par le mal du siècle, et incapable de jouir simplement et noblement des meilleures choses de la vie.
« Ne suis-je pas heureux ? se demandait-il souvent. — Si, bien heureux !… Et pourtant… Quoi ? que me manque-t-il ? » Ce qui lui manquait, il n’en savait rien. Il songeait parfois que c’était sans doute la réalisation du rêve. Mais, puisqu’elle était certaine ! Il se répondait aussi : « L’homme n’est jamais content. Il en faut prendre son parti ! Je devrais être heureux. N’a-t-on pas dit que l’attente du bonheur est plus douce que le bonheur même ? — Je ne suis pas assez positif », songeait-il encore. Et il se récitait les vers du poète :
« Oui, c’est cela. J’ai beau avoir une conviction philosophique très nette, je regrette doublement les paradis rêvés aux jours de mon enfance. Tout petit, je les pleurais avec l’espoir de les retrouver. J’en regrette aujourd’hui jusqu’à l’espérance ! Le positiviste et l’athée ne seront heureux que lorsque des siècles d’atavisme leur auront transmis graduellement l’oubli des idées métaphysiques qui sont dans nos moëlles à nous autres. Toute notre nature morale, toutes nos intuitions, originairement entachées de foi, — sont en lutte avec les conclusions de notre raison. Voilà bien où est la cause profonde de toutes nos mélancolies noires, de nos troubles, de notre misère d’âme… Allons vivre ! Et secouons ces habitudes de pressentiment, ces angoisses de mysticisme… Je suis un champ de bataille d’antinomies. Comment m’affranchir de tout ça ? »
Il aspirait une large goulée d’air, sur la terrasse d’où s’apercevait la mer bleue et, juste en face du château, les îles d’Hyères. Il prenait un fusil, sifflait son griffon, allait, le long des marais salins, à la recherche d’une bécassine…
Ce qui l’apaisait le mieux, c’était ses visites à de pauvres malades qui, pour n’avoir pas à payer, le faisaient appeler comme médecin. Le médecin de la Londe, village voisin, le fit prévenir un jour, comme cela lui était arrivé déjà plus d’une fois, que forcé de s’absenter pour une affaire grave, il priait son honoré confrère, Monsieur le comte Paul d’Aiguebelle, de le remplacer auprès de ses clients. Ce fut une semaine de grand repos moral. Le comte revenait de ses visites avec des rayonnements de joie dans les yeux.
Le sentiment du service rendu au pauvre officier de santé et à tout le pays, était en lui comme une sensation de force retrouvée. Il éprouvait alors une allégresse physique, et une confiance étrange dans le monde entier.
La foi est le bénéfice assuré du bien que l’on fait.
Se prouver qu’on est un brave homme, c’est se prouver du coup qu’il existe de braves gens, et, d’une manière générale, que le Bon existe. C’est créer en soi la sécurité, sans laquelle l’homme ne peut jouir d’aucun bien-être.
Au retour de ces visites à de pauvres gens auxquels il apportait, dans sa voiture, des remèdes, et souvent des provisions, de la viande et du bon vin, le jeune homme considérait volontiers comme une récompense mieux méritée les joies qui l’attendaient au château. Alors, avec un abandon tout nouveau, il contemplait sa fiancée, et il n’avait en la regardant que des pensées sereines.
Pourquoi faut-il que la bonté, la pureté et l’élévation des sentiments, deviennent des causes d’erreur ? En ces moments-là, sûr de lui, il était sûr d’elle, il avait confiance ; confiance absolument, en tous deux, en toute chose au monde, en tout le monde. Les moindres sensations, les désirs les plus physiques, l’émoi qu’il éprouvait en se sentant frôlé par sa robe, en regardant, sous l’ombre légère de son oreille, la naissance de ses cheveux cendrés, qu’irisait tout à coup un trait de soleil, sous les grands arbres, tout cela en lui devenait une aspiration à la vie haute, générale, un appel à l’avenir, à la création consciente d’un fils qui serait un homme sain et pur, un de ceux qui renouvelleront la terre !… Et il se mettait à aimer, à adorer plus passionnément que jamais celle en qui dormaient ces puissances de renouvellement, ces espérances infinies.