Fleur d'Abîme
IV
Dans la soirée, quand le comte Paul et sa mère furent seuls tous deux :
— Eh bien, mon fils, es-tu content de moi ?
— Toujours, je suis toujours content de vous, quand vous me faites la grâce d’être en bonne santé.
— Oh ! ma santé ! ne parlons pas de ça. Que rien ne s’aggrave, c’est le mieux qui puisse m’arriver… Vous savez, Monsieur, poursuivit-elle avec enjoûment, que vous compromettez les jeunes filles ?… On vous a vu seul, ce soir, dans votre coupé, avec une charmante personne…
— Que vous êtes bonne, ma mère !…
Il lui prit les mains et les baisa doucement :
— Tout est donc changé, maman ? Expliquez-moi maintenant les raisons de votre longue hésitation ? Je vous avoue que je ne jouis pas encore du bonheur qui m’arrive… Qu’y avait-il donc ?
— Il n’y avait pas grand’chose. J’hésitais, c’est vrai… Je doutais !… Je me donnais d’excellentes raisons pour retarder ton mariage. Au fond, — eh bien oui, j’en conviens, — peut-être un peu de jalousie ! C’est bien naturel. Nous en sommes toutes là : nous aimons trop nos enfants… Figure-toi ! on vous fait grands, on vous a, vous êtes à nous — et puis tout à coup on vous donne à des inconnus, hommes ou femmes. Vraiment, c’est un peu dur… Tu ne comprends pas ? Mon Dieu ! tu vas rire, mais rappelle-toi Perdreau, ton braque allemand… (c’est pour te faire comprendre)… une bête, ce n’était qu’une bête… Eh bien ! tu y tenais tant, tu l’aimais tant, que tu n’aurais pu supporter l’idée de le voir à un autre. Est-ce vrai ?… C’est comme ça !… Te rappelles-tu le jour où le commandant Fournier l’emmena à la chasse sans ta permission ?… Tu étais furieux ! On ne veut pas se l’avouer, mais on a de ces mauvais sentiments sourds, tout au fond de soi… C’est l’abbé qui m’a fait voir ça. Nous avons reparlé de Mlle Déperrier. Il l’a revue. Il n’en peut dire que du bien. Certainement il y a autour d’elle quelques relations qu’il faudra lui faire oublier — mais tu seras le maître… et un maître si agréable à servir ! Tu auras la main ferme, et si légère ! Tu feras ce que tu voudras, sans effort, sans à-coups… Alors, l’abbé m’a dit : « Méfiez-vous. Les raisons que vous me donnez n’en sont pas… méfiez-vous de vous-même, de la jalousie maternelle. » — Et puis, d’un autre côté, il s’en rapporte à ton sens, à ton jugement… Il a raison. Il connaît si bien son élève !
— Et… serait-il indiscret de vous demander, ma mère, quels motifs vous aviez d’abord invoqués contre mes projets ?
— Ça n’est pas indiscret, mais… j’aimerais mieux ne pas dire… Tu te moqueras de moi, et quand tu t’y mets, tu es mordant, avec ton esprit du diable !… Non, j’ai trop peur de mon fils !
Elle lui souriait, — et elle reprit :
— Parlons de Marie, toujours d’elle, tant qu’il te plaira, — maintenant.
— Maintenant, c’est donc, pour vous aussi, très différent d’hier ? Dites-moi ce que je vous ai demandé… Pourquoi vous déplaisait-elle ?
— Tu y tiens beaucoup, entêté ?
— Beaucoup plus que je ne peux dire ! on s’exagère la valeur d’une objection qu’on ignore… Répondez-moi, j’ai besoin de savoir. Je serais trop tourmenté !
— Alors, je te le dis, soupira-t-elle… quoique cela me contrarie !
Il se mit à ses pieds, bien gentiment, prit de nouveau les deux mains fluettes de sa mère dans les deux siennes, et lui dit, en la couvrant d’un regard d’admiration :
— Ne le dites donc pas !… J’ai si peur de la moindre contrariété pour vous ! Vous êtes une chose si adorée… et si fragile… maman !
Elle dégagea une de ses mains et, lui frappant doucement la joue :
— Câlin !… Mais si tu leur parles ainsi, tu les rendras toutes folles, — les femmes ! Heureusement vous voilà fixé, mon chevalier errant !… On vous a promis le bonheur… Qu’exigez-vous encore ?
— Rien, décidément, dit-il.
A travers son sourire, il laissa voir quelque peine.
— Mon Dieu ! que sais-je ! Tu es tourmentant ! Si je me tais, c’est vrai, je te connais bien ! tu vas te faire des idées… Tu as une imagination !… A quoi bon, pourtant, parler de cela, puisque c’est passé, fini, enterré ?
— Justement !… Vous ne risquez plus de me désoler !
— Il faudra faire comme il veut ! Eh bien, je me croyais… (sottement !) avertie par un instinct… J’étais même très fière de ma faculté de pénétration !… L’abbé m’a reproché d’être superstitieuse, et d’attacher trop d’importance à de certains détails…
— Vous me faites mourir d’impatience, dit Paul.
Elle voulait le contenter et ne savait plus de quelles précautions entourer l’aveu demandé… Elle se débattait dans les incidentes, dans les parenthèses, et n’en sortait plus.
« C’est donc bien effrayant ! » songeait-il.
— Jamais, bien entendu, poursuivit la comtesse, elle n’a dit ni fait en ma présence une chose que j’aie pu lui reprocher… Et cependant, j’étais contre elle, invinciblement… Enfin, puisque tu le veux… Mais tu vas te moquer, et, encore une fois, j’ai très peur de tes moqueries… Je t’assure !
— J’écoute, fit-il d’un air grave.
— Je peux bien te le dire, à présent que l’impression est entièrement dissipée…
Elle soupira…
Tous ces retards, toutes ces réticences, exaspéraient l’attention de Paul, lui en faisaient une douleur… Qu’allait-elle donc prononcer d’effrayant, sa mère ? En croyant atténuer l’effet de ce qu’elle avait à dire, elle le lui rendait redoutable, au contraire, et inoubliable !… C’est que, sincèrement, elle se repentait de son erreur. Elle eut préféré la cacher.
Elle reprit, tout d’une haleine, cette fois, et très vite :
— Après tout, cela est si absurde que cela tombe de soi-même… Comment ai-je pu trouver important un détail si puéril ?…
Lui, il se sentait le cœur bondissant d’impatience…
— Quel détail ? dit-il.
— Eh bien ! mon ami, — quelquefois… pas toujours…
Elle s’arrêta, et, haussant les épaules, laissa tomber négligemment cette phrase courte :
— Son rire me déplaisait !
Il y eut entre eux une gêne, et un silence bizarres.
Il croyait avoir mal compris. Ces mots n’éveillaient rien dans son souvenir, rien ! Il se rappelait l’avoir vue rire… avec quelle grâce jeune ! Il ne se rappelait pas l’avoir entendue…
Hélas ! un peu de pitié tendre lui vint pour la femme vieillissante, si nerveuse, qui pouvait retarder le bonheur d’un fils parce qu’elle n’aimait pas entendre rire la femme choisie par lui ! Il demeurait interloqué, — comme un homme qui, s’attendant à rencontrer un obstacle sérieux, et s’étant préparé, lancé même pour la résistance, ne trouve rien devant lui.
— Ah ! dit-il, décontenancé… Son rire ? C’est tout à fait curieux !… Et vous avez pu attacher à la tonalité d’un éclat de rire, c’est-à-dire à la qualité d’un son qui est mécaniquement produit, et où l’on ne met ni volonté, ni sens, — une importance décisive ?… Je comprendrais à la rigueur qu’on eût de l’antipathie pour le timbre d’une voix… quoique à la vérité on puisse avoir une vilaine voix comme un vilain nez, sans que cela corresponde à une tare morale !
Il était bien trop amoureux pour entendre de sang-froid une critique, même abolie, sur l’ensorceleuse. Il sentait même un peu de colère. Sa voix tremblait légèrement.
La comtesse fronça le sourcil :
— Ne vas-tu pas me gronder ?… Voyez-vous cela ! C’est toi qui as exigé que je m’explique : j’ai obéi !… Et tu vois bien que c’étaient là des folies, des visions de vieille femme !… Mais je me suis jugée — et condamnée… C’est égal, tu dois quelque chose à l’abbé, je t’assure !… Une tabatière, par exemple, le jour de ton mariage… Allons, tu me l’amèneras demain, ta fiancée !… que je vous bénisse de ces vieilles mains, qui auraient bonne envie de te battre !
Il se leva, dans un éblouissement de joie…
— Ah ! ma mère ! ah ! maman ! Voilà ce que j’attendais pour être heureux tout à fait ! Voilà ce qui me manquait ! Votre bénédiction sur elle, votre confiance en elle !… Ah ! que je suis content !
Elle s’était levée aussi, gaîment, toute vivante de la joie de son fils, délivrée de toute arrière-pensée, changée, heureuse en lui !
— Ah ! maman ! C’est le bonheur ! c’est la joie ! Bonne nuit, ma mère… chère maman ! Bonne nuit.
Il la quitta, et s’en fut tout courant réveiller Annette comme il faisait quand elle était enfant… « Elle doit dormir comme un plomb ! Ça ne fait rien… Elle sera si contente de mon bonheur. » Mais il n’était que dix heures du soir, et la petite masque veillait dans sa chambre. Quand son frère entra, elle serra vivement un joli cahier à fermoir où elle était en train d’écrire… à Albert — des choses destinées à rester inconnues de tout le monde, même de lui, à moins que… un jour…
— Petite sœur ! petite sœur ! Tu ne sais pas ! Je me marie !
On eût dit vraiment qu’il allait partir de ce pas pour la mairie voisine.
— Maman veut bien ! Ah ! que je suis heureux !… Tu auras une bonne et jolie sœur. Tu l’aimeras aussi, toi ? Tu me reprochais hier d’être devenu silencieux ; pardonne-moi ; j’étais absorbé, inquiet. Mais c’est fini. Je te conterai tout ça… Tu peux tout dire à Pauline…
Tout dire à Pauline !… Elle savait déjà son malheur, Pauline. Elle l’avait deviné. Elle l’avait toujours pressenti. Sous prétexte de tenir compagnie à sa mère infirme, elle vivait depuis quelque temps presque confinée chez elle, repliée dans l’attente du mariage fatal. Elle avait jugé Mademoiselle Déperrier une de ces charmeuses contre lesquelles les simples bonnes filles ne peuvent pas lutter et elle n’avait pas même essayé.
Annette, sa fine tête dans sa main, le coude appuyé sur le joli cahier à fermoir, regardait son frère aller et venir par la chambre comme un vrai fou. Au hasard de la rencontre, il déplaçait çà et là un bibelot sur une étagère. Il dérangeait les chaises pour passer là où il n’avait que faire. Il détruisait la belle ordonnance des petits cadres dressés sur le guéridon. Il s’écriait : « C’est fragile, ça ? » et jonglait avec ça, qui était fragile. C’était un flacon de jade ou quelque mignonne boîte d’écaille… Et elle, toujours accoudée sur son livre de confidences, heureuse du bonheur d’enfant que montrait son frère, songeait : « Ah ! si Albert, un jour, pouvait m’aimer comme ça ! »