← Retour

Fleur d'Abîme

16px
100%

VII

Elle y était, au couvent. Et même, bien vite, dès le soir de son arrivée, elle fut prise d’une folle envie d’en sortir, d’une haine pleine d’horreur pour les murailles hautes et paisibles du grand parc, pour la blancheur froide des corridors et de sa chambre, pour l’austérité de la chapelle. Mais, qui veut la fin veut les moyens.

Elle se roidit de toutes ses forces contre la terreur et la répugnance que lui inspira ce lieu de paix, — contre l’agitation nerveuse dont elle se sentit saisie tout d’abord dans ce grand calme effrayant.

Ce milieu de prière, de silence, de tranquillité, de piété, la repoussait d’une force étrange, qu’elle éprouva cruellement. Mais elle avait un but à atteindre, au dehors, dans le monde. Cela exigeait qu’elle sût souffrir quelque temps ici, dans cette prison. Elle donna l’ordre à tout son être révolté d’obéir.

Elle avait, pour le mal, les mêmes patiences héroïques que les martyrs ont pour le bien.

Elle pensa que ce serait l’affaire des premiers jours, cette souffrance de prisonnière ; que l’accoutumance viendrait vite. Elle se mit à lire des livres de piété, machinalement, pour faire quelque chose, mais la pensée de ses intérêts, de l’avenir convoité, dominait en elle toutes les autres, comme un son strident de clairon domine un grand tumulte. Et elle ne pensait qu’à cela, à cet heureux moment où, mariée enfin, elle tiendrait son espérance réalisée. Elle se voyait au jour du mariage, triomphante comme une reine, — puis installée dans la résidence d’été du comte Paul, puis dans leur hôtel de la rue Saint-Dominique. Ces chimères lui semblaient des réalités présentes. Son livre, ouvert sur ses genoux, glissait parfois, lentement, jusqu’à terre, sans qu’elle s’en aperçût ; et elle avait, dans ses yeux, grands ouverts et fixes, toute la vie, riche et oisive, que sa beauté servie par la ruse devait lui conquérir.

Il fallait pourtant aller aux offices, à confesse. Comme elle n’avouait que des péchés véniels, son directeur lui dit un jour étourdiment : « Mais c’est la confession d’une morte que vous me faites là ! » Elle en conclut que la plupart des pénitentes mondaines étaient toujours en état de péché mortel, et que c’est une duperie d’être plus sage que les autres. Ainsi les appels obstinés, mais naïfs, du prêtre à sa conscience ne firent qu’affermir en elle la préméditation du mensonge. Elle n’y gagna que de s’établir dans la malice de ses projets en pleine connaissance de cause. Elle consentit à tout ce que lui avaient dicté son instinct de perversité, son goût de vengeance contre le monde égoïste et féroce. Elle ratifia toutes ses résolutions de mal faire. Cela, en elle, se formula ainsi : « Je vois bien comment va le monde, et que, décidément, le mensonge seul et la ruse me mèneront où je veux, où je dois aller. »

Elle ne s’approuvait pourtant pas. Elle s’excusait, mais se qualifiait très bien de mauvaise. Voici quel fut, en résumé, son examen de conscience :

— Comment faudrait-il agir, dans ma situation, pour agir bien ?

Elle le savait nettement et se répondit : « La première vertu, c’est la loyauté. Bien faire, ce serait, avant tout, ne pas épouser un homme que je n’aime pas. »

Cette seule idée lui fit hausser les épaules.

— N’y aurait-il aucun moyen de l’épouser, sans le trahir ? — Il y en a un ; ce serait d’aller dire à cet homme qui m’aime et que je sais capable de toutes les compréhensions, de tous les pardons : « Voici le fond de mon âme, voilà mes origines, voilà mes défauts, voilà mon éducation. Je suis à la veille de vous tromper en vous laissant me croire tout autre que je ne suis. Je viens tout vous dire, pour me sauver de moi-même, de mes démons. Aidez-moi. Élevez-moi jusqu’à vous. Sauvez-moi !… ou fuyez-moi ! Et si vous me fuyez, même alors j’aurai gagné quelque chose : de m’être estimée pendant la minute où je vous parle. »

Était-ce bien difficile à faire ? Pas tant que cela. Il y aurait eu dans un tel acte plus de fierté vraie que d’humilité. Aussi, elle fut tentée. De plus, elle se croyait sûre de réussir. Il était si bon ! Il pardonnerait tout de suite…, comme un niais ! Ce fut justement ce qui l’arrêta. La partie n’était pas assez compliquée. C’était une joueuse, une chercheuse de périls effleurés, une aventureuse de race.

Et puis, la partie une fois gagnée par ce moyen-là, qu’adviendrait-il ? Ah ! probablement la méfiance, éveillée dans cet homme, gênerait éternellement sa vie à elle. Car, pour sa vie à lui, elle n’y songeait guère. Si elle se résolvait à prendre la voie honnête, elle savait bien qu’elle y aurait quelques méchants faux pas… C’est inévitable, cela ; la chair est faible ; pourquoi se faire des illusions ? Elle se connaissait bien ! — Alors, ce serait l’éternel soupçon, les jalousies, toutes les misères des petites vies. Vraiment, il valait bien mieux lui apparaître toujours comme une vierge archangélique.

Elle voyait encore un autre moyen de se réconcilier avec elle-même : tout en n’avouant rien du passé, prendre la résolution de devenir telle que le comte Paul la croyait. Elle trouvait cela beaucoup moins bien, car elle n’ignorait pas que l’amour est un don entier de soi, et en agissant ainsi elle ne se fût pas donnée entièrement puisqu’elle n’eût pas livré son passé.

Ce moyen lui plaisait d’ailleurs moins que l’autre : il n’amusait pas son goût de lutte et de scènes théâtrales. Elle le repoussa comme indigne d’elle. C’eût été un acte d’humilité intérieure, cachée, et elle était une hautaine.

Les résolutions bonnes sont payées d’un bénéfice double : le cœur en est réjoui aussitôt, d’abord parce qu’elles sont prises (l’incertitude est une peine), et ensuite parce qu’elles sont bonnes.

La résolution mauvaise n’apporte qu’une seule de ces satisfactions, mais elle en donne au moins une : l’exercice de la volonté, même pour le mal, est payé de l’affirmation, heureuse en nous, de la liberté. C’est dans le sentiment de la liberté que commence l’idée de justice. Aussi voit-on souvent, après le crime accompli, les criminels résolus se complaire à l’idée que la justice qui les châtiera, existe. Beaucoup se livrent et avouent dans les larmes. Le plus grand des maux est la trouble inconscience, l’affolante incertitude. Le mal conscient a déjà fait un pas vers l’affirmation du bien, sans laquelle il ne pourrait s’avouer qu’il est le mal.

Marie Déperrier se trouva donc tranquillisée par sa résolution de conquérir, à tout prix, les biens de la terre.

Et Dieu ? Dieu, comme dit le poète des Contes d’Espagne, tel est le siècle : elle n’y pensa même pas !

Dans cette maison où le nom de Dieu était écrit sur tous les murs, au dortoir, au réfectoire, et se répétait dans les devises qui surmontaient toutes les portes, elle n’y songea pas plus qu’elle n’y pensait à l’église où elle allait tous les dimanches. Peut-être était-ce y avoir songé en quelque manière, que d’avoir débattu le choix entre la Sincérité et le Mensonge ! Dieu, toutes les formes de la prière, toutes les cérémonies du culte le lui voilaient plutôt : elle ne voyait pas la signification des symboles ; elle ne voyait que des détails de mise en scène. En somme, elle échappait toujours à tout.

Les jours s’écoulaient, et pour se distraire elle se mit à écrire des pages romanesques où elle se racontait à elle-même son enfance. Elle fut bientôt arrêtée. Elle recula devant certains souvenirs, indignée de sa mère, effarée d’elle-même, se demandant comment s’était formée en elle, si jeune, sa conception maligne de la vie.

Elle se revoyait, à huit ans, inquiète des visites fréquentes d’un homme dans leur maison. Cet homme, elle le détestait, d’instinct. Quand il la soulevait dans ses bras, elle criait, le frappant avec colère de ses petits pieds qui se débattaient. Et, peu à peu, elle ne savait comment, à cause des attitudes de sa mère vis-à-vis du père, à cause de certains mouvements de gêne mal dissimulés et qu’elle ne s’expliquait pas, cette idée confuse mais forte était venue en elle : on faisait, dans la maison, quelque chose de mal ; son père ne devait pas le savoir : ce n’était donc pas lui le coupable !… Et peu à peu, une certitude se fit dans son intelligence d’enfant : puisqu’on se cachait de lui, il ne fallait pas qu’il apprît la chose inconnue ; il aurait trop de chagrin, s’il venait à savoir ! Et, elle en voulait à sa mère et surtout « au monsieur » ! Et cependant un jour, voici ce qu’elle fit. Cet homme était chez sa mère, dans le salon. Elle, seule, à jouer dans sa chambre, avec ordre de rester là, bien sage, — lorsque arriva, introduite par la bonne, une vieille tante. Et Marie se souvenait très bien d’avoir eu aussitôt la pensée que sa tante ne devait pas entrer, dans ce moment-là, chez sa mère, qu’il y avait à cela un grand intérêt ; que la présence du monsieur devait rester secrète pour tout le monde. Et, par mille petits moyens, elle avait détourné l’attention de la tante, lui répétant : « Maman n’est pas là ; maman est sortie ! » Elle lui avait montré ses joujoux en détail, bien longtemps, pour la tromper ! Elle avait tiré des armoires les moindres colifichets de sa poupée, avec le sentiment agréable d’être d’un grand complot, très dangereux, — qui la faisait trembler comme au récit du conte de Barbe-Bleue ; et sa finesse la rendait fière et contente, comme si elle eût été le Petit Poucet.

Elle pensait quotidiennement à ces choses et à beaucoup d’autres semblables, dans la chapelle de ce couvent, et dans sa simple chambre ornée d’un crucifix de bois noir traversé d’un brin de buis bénit… Elle retrouvait lentement les raisons qui l’avaient faite mauvaise — mais le tour de son esprit la conduisit à y voir plus que l’excuse : la légitimation de ses volontés de nuisance…

En un mot, tous les êtres lui paraissaient ennemis. Elle se plaçait, non devant l’idéal à aimer assez fortement pour le réaliser un peu, — mais devant la réalité à haïr et à combattre par des moyens semblables à cela même qui la fait détester ! Elle se fût défendue d’inventer le mal. Elle croyait rendre le mal. Accepter cette conception, c’est vouloir faire du mal un cercle sans fin. C’est l’idée chère au démon des légendes noires ; mais l’apparence de justice que comporte cette idée rattache à l’humanité les monstres eux-mêmes.

Encore toute jeune fille, à quinze ans, — l’âge de Juliette, — elle avait eu à subir une tentative de séduction que rendait particulièrement odieuse la qualité du séducteur. Ce souvenir l’indignait, l’exaspérait comme aux premiers jours. Le « monsieur » qu’elle détestait, la trouvant seule un soir, lui avait chuchoté à l’oreille les premières paroles étranges qu’elle eût entendues… d’un homme âgé. Et sa mère étant survenue brusquement, la scène que la malheureuse fit à son amant, là, en présence de sa fille, n’avait été qu’une scène de jalousie !

De ce moment, le peu de sécurité, le peu d’espérance qui pouvait rester au fond du cœur de la petite Marie, avait été gâté, perdu pour toujours : « Ah ! c’est ça, les hommes ! » Et concluant du particulier au général, elle les avait tous confondus dans une même réprobation infamante, se promettant de les soumettre un jour à ses fantaisies et à son orgueil par les moyens qu’ils paraissaient tant aimer !

Elle avait ce souvenir, cette brûlure au cœur, une plaie jamais guérie, maintenant empoisonnée.

Du reste, comment la traitaient les autres, tous ces jeunes gens ? Que de fois elle entendit des paroles semblables à celles que lui avait dites un jour cet homme… l’amant de sa mère ! Cela, en même temps la gardait. Elle en voulait aux paroles de l’amour, ou plutôt du désir, de lui avoir été dites, pour la première fois, si bassement !

Mais, ici encore, son indignation contre le mal la poussait au mal.

De sens presque endormis, elle avait passé son temps, depuis des années, à rêver à ces choses, à faire échouer près du port les galanteries trop pressantes, — à attendre la grande occasion. Elle avait tardé à paraître, cette occasion. « Enfin, la voici ! Je ne la lâcherai pas ! » C’était, entre le monde et elle, une véritable guerre déclarée. Elle ne croyait pas possible de vaincre par le bien comme par le mal.

Elle avait choisi ses armes.

Les jours passaient dans ce couvent. Elle y était depuis deux mois déjà. Elle avait échangé quelques lettres, rares, avec la comtesse d’Aiguebelle, avec le comte. La composition de ces lettres lui avait pris beaucoup de temps. Elle en avait pesé tous les termes, parfaitement diplomatiques. Pour se reposer d’un si grand effort, elle répondit un jour à une lettre de Léon Terral. — Elle s’y détendait dans un brusque abandon de toute hypocrisie.

Voici ce qu’elle lui écrivit, avec une certaine fierté d’être sincère, de se pouvoir confier à quelqu’un, même pour le mal :

« Je m’ennuie ici, mon cher petit Léon, mais tout passe et j’en sortirai : vous savez pourquoi ; et vous viendrez à mon mariage : j’y tiens beaucoup, parce que vous êtes mon ami d’enfance, mon seul ami, le seul avec qui je puisse causer et tout dire sans avoir rien à expliquer ni à faire excuser. Ah ! si vous aviez pu m’épouser, je crois que j’aurais pu, moi, vivre heureuse avec vous ! Il me paraît certain en tous cas que je ne m’entendrai jamais avec les autres. Mais, hélas ! on ne vit pas seulement d’amour ; on vit de galette, comme dit la chanson, et la solde d’un lieutenant, en France, comme en Autriche, franchement, ça n’est pas assez. Quel drôle de métier tu as choisi, mon petit Léon, et cela sans avoir, que je sache, une vocation bien déterminée pour jouer les Bonaparte. D’ailleurs, vois-tu, à notre époque, le civil tient les premières places de l’État. Je te l’ai dit quelquefois : La Politique, — sœur de la Finance, — est une fille facile qui t’aurait souri, si tu avais voulu — car tu parles bien, — et qui aurait fait ta fortune. Pourquoi maintenant ne penserais-tu pas à la Finance, — sœur de la Politique ? Il n’est pas trop tard, à ton âge, pour commencer la conquête du monde. Par le temps qui court, il suffit d’une réclame ingénieuse, d’un livre à scandale ou d’un coup de Bourse, et crac ! on est arrivé. On est général du coup…, dans le civil ! Toi, si tu deviens capitaine, en restant soldat, ça sera le bout du bi du bout du banc du bout du monde ! Réfléchis. Ne trouveras-tu rien ? N’auras-tu pas un éclair de génie ? En ce cas, c’en est fait ; bonsoir ! Je devrai mentir toute ma vie, et ça peut être long, et il y a des jours où je trouve ça assommant. Comprends-tu ?

« Voulez-vous, mon cher Léon, une preuve curieuse de mes sentiments ? Apprêtez-vous : on va rire !… Madame la supérieure m’a dit, il y a trois jours, que si je formulais un désir, dans le secret de ma pensée, tout le couvent prierait, le lendemain, à l’office, pour la réalisation de ce vœu. Eh bien, mon cher, je n’ai pas hésité. C’est à vous que j’ai pensé. Le vœu que j’ai formé, il n’est pas honnête, mais il devient drôle, quand on songe que toutes ces vierges embéguinées, jolies pour la plupart d’ailleurs sous leur cornette blanche, se sont agenouillées à votre intention ! C’était vraiment très gai, très comique, le bourdonnement monotone et mélancolique de leurs réponses… Ora pro nobis… Ora pro nobis… Turris eburnea ! Fœderis arca… Ora pro nobis ! — Sainte Vierge immaculée ! j’ai eu, à un moment, une forte envie de rire, que j’ai réprimée par un effort plus énergique, en songeant que, si je les interrompais, vous et moi nous perdrions peut-être le bénéfice de leur prière. Mais non, là, vrai, est-ce bon, ce régiment de chastes filles priant pour que Dieu m’accorde, et à vous, des bonheurs qu’à moins de parjure elles ne connaîtront jamais !…

« Puisse ce récit vous égayer, mon ami. Il en est digne. Je vous abandonne ma main.

Marie.

« Post-scriptum. If it can interest you, I may as well tell you what cannot be said in Queen’s English, that these good ladies wear no inexpressibles. C’est la règle. »

C’était vrai, ce qu’elle contait à Léon Terral. Elle avait sollicité de la supérieure cette prière des saintes filles pour la réalisation de son vœu secret de vierge folle. A de pareilles imaginations, elle trouvait plus de saveur qu’à tout ce qu’elle connaissait, à tout ce qu’elle pressentait de la vie réelle. Dans l’ombre de la chapelle mystérieuse, au chant plaintif des orgues, elle avait goûté une joie d’ange déchu à voir toutes ces vierges, sous leur bure et leur blanche coiffe, agenouillées, prosternées toutes ensemble pour elle, pour elle seule, qui les trompait et qui en riait. Impudique et voilée, toute voilée de mensonges, elle avait triomphé d’un monde de prière et de chasteté, d’un monde d’amour, soumis à sa haineuse fantaisie. Elle n’eut aucun intérêt positif, à imaginer cette scène. Elle y chercha seulement l’idéal et l’art de la malignité. Le pur génie du mal conçut en elle cette comédie triste, inutilement perfide. Et la joie de ce sacrilège l’éloignait aussi bien de Léon Terral que de Paul d’Aiguebelle, — car, au fond de la calme chapelle, au pied des autels reniés, insolente lâchement, audacieuse avec sécurité devant les images d’un Dieu auquel elle ne croyait pas, elle s’était fiancée elle-même, de gaîté de cœur, la pauvre créature, au spectre toujours redoutable du légendaire Satan.

C’est ainsi que, préparée par une retraite en apparence religieuse, à toutes les activités funestes, mieux armée de résolutions froides, pesées longtemps, exaltée dans son orgueil par la solitude, cachée et comme embusquée dans un lieu saint, elle méditait de s’élancer à la conquête des biens du monde par tous les moyens diaboliques.

Chargement de la publicité...