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Fleur d'Abîme

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CINQUIÈME PARTIE

I

Ce qui se passa, durant cette nuit de veillée funèbre, dans l’esprit de Rita, elle seule en connut l’horreur.

Ce fut après qu’on eut arrangé la morte, bien soigneusement, sur son lit blanc, couvert de fleurs, après que ses enfants, Paul et Annette, assistés de Pauline, l’eurent embrassée encore, — que l’abbé, sur la prière de Paul, alla chercher la jeune femme. Paul avait pris à part son vieux maître, une minute, dans l’embrasure d’une croisée, et l’avait, d’un mot, mis au courant, achevant ainsi son explication :

— Il faut à présent qu’elle paraisse, qu’elle s’agenouille devant ce lit, que les serviteurs la voient parmi nous… Il faut aussi, — n’est-ce pas, l’abbé ? — qu’elle se débatte avec sa conscience, devant cette morte… Qui sait ?… La mort mystérieuse sera peut-être sur elle plus puissante que la vie.

Alors, le prêtre était allé appeler cette femme qui marchait, — il le croyait maintenant, — précédée et suivie d’une force étrange de destruction.

Déjà, dans la solitude de sa chambre, la malheureuse souffrait. Elle sentait, dans le secret de son cœur endurci, comme un effort singulier pour s’attendrir, qui lui était affreusement douloureux, car la transformation ne s’opérait pas. Elle ne pouvait pas aimer. Elle ne pouvait pas avoir pitié de ces enfants dont elle entendait parfois, à quelques pas d’elle, la plainte étouffée. Elle ne savait pas comment on est bon. Mais elle revoyait la face de la mourante, ses yeux tout grands ouverts ; elle entendait encore ce mot méprisant venir à elle du fond de l’agonie : « Sortez, vous, — parce que je vais mourir… » Ce mot voulait-il dire qu’elle était indigne d’assister à cette chose de mystère, plus sacrée que la vie : la mort ? Assurément. Et elle frémissait, dans une épouvante, se sentait maudite, retrouvait des terreurs d’enfance au souvenir des peines éternelles…

Aussi, lorsque apparut l’abbé dans sa chambre, avec son visage de bonté, elle tendit en silence les bras vers lui, comme s’il lui apportait une espérance. Elle tendit les bras, muette, le visage contracté, comme s’il allait pouvoir jeter dans ses bras ouverts l’invisible chose attendue, désirable, devenue matérielle… C’était un geste d’appel vers le secours d’en-haut, un geste d’enfant tombée qui dit : « Relève-moi. Seule, je ne peux pas. Je suis trop faible… Il faut m’aider ! »

Il comprit et ne répondit qu’en élevant un doigt vers le haut, et cela voulait dire : « Moi, je ne peux rien. Adressez-vous à un plus puissant, à Celui qui est le seul maître des consciences, le seul juge des intentions, et qui a dans sa main le trouble et la paix de toutes les âmes. »

C’est alors qu’il l’avait entraînée vers la chambre mortuaire, avec ces paroles : — « Elle vous pardonnera. C’était une âme d’amour, une âme de Dieu. »

Paul avait ordonné aux jeunes filles de se retirer pour quelques heures. Et quand sa femme entra dans la chambre de sa mère, il se leva ; et de même que l’abbé avait désigné le ciel, de même il désigna du doigt, à celle qui venait, — la place au pied du lit, où elle devait s’agenouiller, s’écraser contre terre dans le repentir. Elle y tomba, appuya son front sur le bord du lit, et, sans savoir à ce moment ce qu’elle pensait, se perdit dans la nuit d’elle-même. Elle resta ainsi longtemps. Et, tout au fond de son obscurité intérieure, lentement se leva une forme pâle qui peu à peu prit la figure de la vieille mère… Elle avait l’air triste, cette figure, l’air sévère, mais non pas irrité. Alors, Marie se mit à murmurer dans son cœur, malgré elle : « Oh ! pardon ! pardon ! » — Et ce mot, elle se mit à le dire aussi avec les lèvres, et, à mesure qu’elle le répétait, le visage de l’apparition se faisait toujours moins triste, moins sévère ; puis, peu à peu, il se mit à sourire, d’un sourire ineffable.

Alors, Rita se tourna involontairement, péniblement, — comme si elle eût obéi à une force inexorable, — vers le fils de la morte qu’elle sentait toujours debout derrière elle, comme un témoin et comme un juge. Le prêtre était toujours à côté de Paul. Elle, toujours agenouillée, les regarda, sans que ses mains jointes quittassent le bord du lit funèbre… Leurs visages, à eux aussi, étaient sévères, tristes, mais elle ne vit dans leurs yeux qu’une bonté infinie, — une infinie pitié… De nouveau, ses lèvres s’ouvrirent, et elle dit, ainsi tournée à demi vers eux : « Pardon ! » — Alors les visages des deux hommes devinrent moins graves, moins tristes ; et elle regarda la morte, et, très distinctement, elle la vit sourire. Et le prêtre s’approcha : il lui toucha légèrement le bras : «  — Venez. C’est assez. »

Elle eut une envie obscure de résister, de crier : « Non ! non ! Laissez-moi là ! Je veux être là ; il me faut le pardon de cette morte !… Paul, pardonnez-moi ! » Mais elle sentit très bien que c’était son démon familier qui lui soufflait ce désir de faire tourner en comédie profitable, en scène théâtrale, son secret mouvement de repentir, le premier qui fût profond, qui lui parût supérieur à son intelligence.

Elle se leva, docile, les yeux baissés, passa devant son maître sans rien dire, sans l’implorer du regard, et rentra dans sa chambre, où l’accompagna l’abbé.

L’abbé la quitta, puis revint au bout d’un moment.

— Votre mari, lui dit-il, désire maintenant que vous preniez quelque repos.

Il ajouta :

— Obéissez-lui en toute chose. C’est lui qui sait ce qu’il faut.

Et enfin, comme pour répondre à cette question qu’il devinait : « Croyez-vous qu’on puisse être pardonné, après tant de choses terribles ? » — il dit :

— Tout passe ; Dieu seul demeure.

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