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Fleur d'Abîme

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VIII

Albert évitait presque de parler à Marie, et s’arrangeait pour la voir le moins possible.

Elle s’en aperçut, et se prit à songer à lui.

Comme l’avait dit Berthe, Albert avait essayé, sans le dire chez lui, de repartir pour une campagne lointaine. Mais il ne pouvait obtenir si vite un nouveau commandement.

Du reste, sa mère, à lui aussi, demandait la présence fréquente de son fils, redoutait de mourir pendant un de ses voyages lointains, et il cessa de poursuivre son projet.

On se réunissait souvent, le soir, chez les de Barjols. Soirées redoutables pour le comte Paul sans cesse torturé par la crainte de laisser deviner à sa mère le malheur de sa vie. Cependant Marie jouait bien son rôle, avait de l’aisance, de l’enjouement ; elle lisait et chantait ; elle oubliait bien vite que c’était par ordre, et prenait plaisir à mettre en vue ses qualités d’artiste… La plupart du temps, d’ailleurs, elle abolissait ainsi, pour son compte, ce qu’il y avait de vraiment affreux dans sa situation. Avec une légèreté d’esprit incroyable, elle s’amusait d’un rien, d’un mot, d’une histoire, d’un fait-divers, de l’anecdote mondaine ou même politique de la journée.

Elle avait un don d’insouciance qui lui fut une grande ressource. L’imagination était forte en elle. Ses propres visions la captivaient tout entière ; et souvent, immobile et muette dans son fauteuil, pendant que tout le monde bavardait autour d’elle, elle songeait à l’avenir. Quel serait-il ? Son mari, qui — elle en était certaine — l’aimait encore, lui reviendrait-il ?… Ou bien, lasse d’attendre, trouverait-elle un cavalier qui l’emporterait, et vers quelle destinée ? Qui serait-ce ? Lequel des hommes qu’elle connaissait ?… Léon Terral ?… Qu’était-il devenu celui-là ? Reviendrait-il avec le galion, beau comme un jeune conquérant, — ou vaincu, et perdu pour elle ? Ou bien n’en entendrait-elle jamais plus parler ?… Dans ce cas, cet Albert de Barjols, l’ami, le frère de Paul… Pourquoi pas ? Qui sait ? Ah ! quelle vengeance ! Il était riche celui-là, plus riche même, disait-on, que le comte d’Aiguebelle… et officier de marine… Un officier de marine, cela laisse une femme veuve et libre de deux ans en deux ans… Et puis, cela devient amiral… Oui, mais, cet Albert, si fermement homme de devoir, comment l’atteindre ? Bah ! c’est un homme comme les autres. Laissons faire au temps. Il suffit d’attendre.

Dans ces soirées, fréquentes, où les deux familles se réunissaient — c’était toujours chez Albert, à cause de l’infirmité de sa mère — Pauline et Annette faisaient « coin à part ».

Tout naturellement Pauline s’éloignait du comte et de sa femme ; tout naturellement, elle était l’assidue compagne d’Annette.

La petite Annette, elle, oubliait ses intimités de jadis avec Marie. La fiancée, devenue femme, avait passé pour elle, comme pour sa mère, dans une région de bonheur, où l’on devait la laisser seule avec son mari. Du reste, quand elle l’aurait voulu, Annette n’aurait pu reprendre, avec la jeune femme, les gaîtés, les familiarités d’autrefois. Elle croyait que ce qui était entre elles, c’était uniquement son désir de respecter le bonheur grave de la jeune femme. Il y avait bien autre chose ! Il y avait, de la part de Marie, une attitude froide qui eût suffi à éloigner maintenant la jeune fille. Et, dans cette réserve de la vierge corrompue, il y avait l’involontaire, l’inexplicable respect pour la parfaite pureté.

Or, un de ces soirs-là, une petite scène eut lieu qui, de diverses manières, ébranla profondément l’âme de tout ce monde, et décida de toutes leurs destinées.

La comtesse d’Aiguebelle causait, assise près de la chaise longue où Madame de Barjols vivait étendue, sa belle tête pâle sur des coussins, ses fines mains toujours gantées de blanc glacé, allongées sur elle.

Marie Déperrier rêvait, agitant divers plans de campagne.

Madame de Barjols la montra doucement du doigt à la comtesse d’Aiguebelle en disant à voix basse :

— Ne vous inquiétez pas de ces absences, comme vous le faites quelquefois. Je parie qu’elle voit, en rêve, un joli berceau tout blanc…

Annette et Pauline avaient cessé de bavarder dans leur coin et regardaient avec attention, pour mieux l’écouter, Albert qui contait à Paul une belle histoire de mer.

Albert était en train de conclure :

— Ils me font rire avec leur pessimisme, tes Parisiens. Tiens, cet imbécile de Lérin…

— Mon fils ! reprocha doucement Madame de Barjols… Oh ! mon fils !

— Imbécile vous paraît dur, ma mère ? C’est que vous ne connaissez pas le personnage. Mais je retire le mot… Donc cet idiot de Lérin me disait, — tiens, c’était le soir de ton mariage, Paul, — en me regardant à sa manière, derrière sa vitre : — Vous ne trouvez pas que la vie est détestable, vous ? — Moi, pas du tout, cher monsieur. Voyons, lui dis-je, quatre heures de souffrance sur le pont d’un navire balayé par la mer, qu’est-ce que ça vous dirait, à vous ? — Ça ne me dirait rien du tout, fit-il. — Eh bien ! cher monsieur de Lérin, ça vous apprendrait peut-être que votre mauvais lit est excellent. Le bonheur n’existe pas, dites-vous ? Eh bien ! et le retour vers la vieille maman, après deux ans de campagne dans des pays mortels, — la terre de France, surgissant des brumes, — le cœur remué tout doucement, — les larmes qui montent aux yeux… l’amitié retrouvée ?… mais c’est le bonheur, ça ! Je le connais… j’en ai goûté hier !…

Madame de Barjols essuya une larme. La comtesse d’Aiguebelle, émue, se pencha vers elle pour l’embrasser.

Marie regardait le marin et, le trouvant éloquent, le faisait amiral tout de suite et ministre de la marine. — « Voilà un homme ! »

Pauline, sachant le secret de son cher frère, admirait sa force d’âme et se détournait de Paul.

Annette, bouche bée, pensait que, dans aucun livre, elle n’avait jamais rien lu de si beau que les paroles d’Albert.

Il y eut un long silence.

— Le bonheur est en nous, dit enfin Madame de Barjols lentement. Écoutez cette pensée, qui est d’une reine : « Le soleil n’a jamais vu le monde que plein de chaleur et de lumière. » Cela veut dire que le monde est et sera ce que nous le ferons ; que nous le jugeons d’après nos facultés de le concevoir et de le transformer, et que la jeunesse croira éternellement, parce qu’elle est force et santé, à l’espérance, à l’amour, à l’amitié, à toutes les belles et bonnes choses qu’elle renouvelle, pendant que les vieillards, impuissants, s’évertuent, — par dépit sans doute, — à la renier !

Elle était vraiment belle, la paralytique, — la tête droite sur les coussins, avec ses grands yeux cerclés de bistre, agrandis par la souffrance, et lumineux de pensée, — proclamant les vertus de la santé et la joie de vivre.

Albert la baisa au front.

Pauline regarda fièrement Annette.

Marie pensait qu’on s’amuse davantage au Palais-Royal et aux Variétés, réflexion juste, mais déplacée.

— En un mot, dit le comte, tu as expliqué à ce pauvre de Lérin que, pour être heureux, il faut savoir être malheureux.

— C’est cela, répliqua vivement Albert. Et il faut savoir être actif ; car le bonheur, c’est fait de sacrifice et de courage.

Rita, par habitude, sans y mettre aucune malice, pensait gentiment : « Continue, mon bonhomme, tu m’instruis ! »

— Ils sont vingt mille, mettons cent mille, poursuivit Albert, à oublier que des millions d’hommes, partout, acceptent fortement la vie, la douleur, le travail, la mort et l’amour. La vie est détestable, disent-ils ? Eh ! c’est la vôtre qui ne vaut rien ! Soyez contents de vous : vous serez contents du monde entier. Acceptez vaillamment votre part du sort commun ; mêlez-vous à l’effort universel, — et vous chanterez, morbleu ! comme mes gabiers au bout de la vergue !

— Ah ! bravo ! s’écria Annette, qui guettait toujours, sur les conseils de Pauline, l’occasion de se faire remarquer par Albert.

La douce et triste Pauline, qui passait son temps à lui dicter des interruptions, des mots pleins d’à-propos, ne put s’empêcher de rire, tant cette petite Annette avait mis, dans son cri prémédité, de conviction spontanée et profonde.

— Très bien ! très bien, Annette ! — lui souffla-t-elle à l’oreille ; vois-tu, je parlerai un jour à mon frère, mais avant tout, il faut qu’il fasse attention à toi. Je crois que ton « bravo ! » de ce soir aura produit de l’effet !…

Et au souvenir de la façon drôle dont ce bravo éclatant était parti, elle se mit à rire si fort, que sa gaîté gagna sa petite amie.

La jeunesse n’a besoin que d’un prétexte pour montrer de ces gaîtés-là. Pauline riait comme une folle et Annette, quand Pauline avait fini, commençait à son tour, sans pouvoir s’en empêcher.

— Qu’ont-elles donc à rire comme ça, ces petites folles ? demanda Madame de Barjols… Qu’avez-vous, les petites ?

— Voilà, dit Pauline bien haut, je donne des leçons de coquetterie à Annette.

— Et ça ne prend pas ? dit Albert. Eh bien ! tant mieux.

— Des leçons de coquetterie à Annette, vous ! dit Paul.

Marie leva la tête. La façon dont il avait dit ce vous l’impressionna. Il y avait tant d’estime profonde, tant d’admiration, dans ce vous !

— Comment t’y prends-tu ? interrogea Albert.

— Voici, répliqua Pauline. Je lui demandais tantôt, par exemple, pourquoi jamais on ne lui voit une pauvre petite fleur dans les cheveux. Elle vous a sa coiffure toute plate, toute tranquille, comme une sainte dans les images. Ça n’est pas ça du tout. Je ne dis pas de s’ébouriffer, mais une fleur…

— Fleur sur fleur, interrompit Albert.

— Oui, c’est toujours gentil, ça… Tiens, regarde, Albert, nous allons l’arranger un peu. Tu seras juge ; toi, — pas son frère. Il dirait toujours que c’est bien, lui… Allons, bon ! où donc sont mes roses, à présent ?

Marie, déjà, en avait pris une, de ces roses, dans la grande coupe où elles éclataient en gerbe, et, doucement penchée sur Annette, elle piquait délicatement la fleur dans les cheveux, lisses et calmes en effet, de la douce petite. Puis, elle éparpilla quelques cheveux sur son front, en nuage ; — et, lui prenant le menton d’un air connaisseur et lui relevant la tête pour la montrer à Albert, elle dit :

— Mais voyez donc, monsieur Albert, si elle n’est pas à croquer ?

Une sorte de colère sourde et douloureuse avait tordu le cœur de Paul. Il adorait sa petite sœur. Il avait vu avec plaisir la relative froideur de Marie pour elle, depuis son arrivée à Paris. Et tout à coup, cette fille fausse, cette femme perverse, touchait de sa main, pour une leçon de coquetterie, le visage de la chère sœur qu’il aimait comme un père jaloux et fier de son enfant.

Porter ainsi la main sur ce visage pur, troubler l’arrangement paisible de ces cheveux-là, toucher à cette enfant candide, c’était toucher à son âme à lui : « Oh ! songeait-il, avec rage, — je n’entends pas ça ! » Et sans réfléchir aux conséquences de son action, croyant sa souffrance suffisamment bien dissimulée par le ton froid de sa parole, il dit :

— Laissez Annette en paix, Marie. Cette enfant n’est qu’à sa mère, la seule qui doive encore diriger ses goûts et donner un avis sur ses parures… Garde ton enfance, ma sœur chérie, le plus longtemps possible. Il n’y a rien de plus joli à voir, rien de meilleur, de plus beau, rien, entends-tu ! Et bienheureuses les petites filles qui te ressemblent !

Il avait parlé sur le ton le plus tranquille du monde. C’était cependant beaucoup de bruit pour rien, c’était une sortie presque inexplicable, si ces paroles ne dissimulaient pas un antérieur et secret mécontentement. Tout le monde comprit qu’il « y avait quelque chose », et ce fut un malaise lorsque, prenant la fleur que Marie avait soigneusement placée dans les cheveux d’Annette, Paul, d’un mouvement sec, imperceptiblement irrité, la jeta derrière lui.

La malheureuse fleur alla tomber sur un fauteuil près d’Albert, qui fit un mouvement pour la ramasser ; mais, se voyant regardé par Marie, il s’arrêta… Il n’y avait pas à s’y tromper : c’est à elle qu’il pensait… Elle détourna alors la tête une seconde, et quand elle regarda de nouveau du côté d’Albert, la pauvre fleur avait disparu.

Cette observation permit à Marie de se taire sous l’affront sans trop de peine. Elle avait goûté, à surprendre le geste révélateur, une joie qui avait déjà une saveur de vengeance.

Après l’étrange sortie de Paul, il y eut un moment de silence. Tout le monde réfléchissait, troublé. Chacun cherchait, sans succès, un sujet de conversation qui changeât le cours des idées. Ce fut Pauline qui le trouva, et dès qu’on eut, un peu de temps, parlé d’autre chose, on se sépara.

— Monsieur de Barjols, dit Marie en se retirant, accompagnez-moi donc au Bois, de temps en temps, le matin. Mon mari va voir ses malades dès six ou sept heures. Et l’alezan s’ennuie à l’écurie.

— Volontiers, dit-il, demain si vous voulez.

Il pensait que peut-être il pourrait savoir quelque chose de leur secrète querelle et les aider à être heureux.

Madame d’Aiguebelle dormit bien mal cette nuit-là… « Qu’y a-t-il, mon Dieu ! Serait-ce grave ?… Si nous nous étions trompés ?… »

Et dans un mauvais sommeil où elle souffrait à la fois les visions d’un cauchemar et l’angoisse réelle de sa maladie de cœur, elle entendait un rire saccadé, un rire faux, un rire méchant, inexplicable, le rire de Rita, qu’elle appelait Marie.

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