Fleur d'Abîme
VII
— Qu’est-ce que cela signifie ? avait demandé Albert, en montant.
— Tu vas le voir, mon ami, avait dit Paul.
A quoi bon annoncer à Albert un événement qui pouvait encore prendre diverses figures et, par là, diverses significations.
— Attends. Tu vas voir.
Il allait voir en effet.
Elle les regarda attentivement d’un air froid qui, pour Albert, devait sembler voulu.
Il était clair qu’il ne s’agissait pas d’une visite banale. Aucun des trois ne prononça l’une des formules quelconques de la politesse. A Albert et à elle, il semblait qu’ils n’avaient plus le droit, pour l’instant, de se parler en présence de Paul.
Les deux hommes s’assirent.
Habile, elle attaqua :
— C’est une explication, n’est-ce pas ?
Mais elle était à mille lieues de croire que cette explication eût quelque rapport avec la visite de Léon Terral.
— C’est une explication, en effet, et qui sera brève, dit le comte Paul. J’ai fait prier Monsieur de Barjols de se rendre ici, sans lui annoncer pourquoi. Pourquoi, le voici. Je connais vos sentiments à tous deux, l’un pour l’autre, puisque vous me les avez confiés. Eh bien ! il me semblerait injuste et absurde d’y résister plus longtemps. J’aime Monsieur de Barjols comme un frère. C’est ce qu’il ne faut pas oublier pour s’expliquer ma conduite et comment j’ai pu me résoudre au parti que je prends aujourd’hui. Quant à vous, Madame, je n’ai pas su vous aimer, vous rendre heureuse. Je vous ai mal jugée, tandis qu’il vous juge bien. Je suis, j’en conviendrai avec humilité, un esprit d’exaltation, un peu maladif et visionnaire. Il est, lui, un esprit calme, des plus judicieux. Il est fait pour le mariage.
Ni Albert ni Marie ne surprenaient dans le ton dont il parlait, la moindre nuance d’ironie. Après tout, il était homme, ce philosophe, à conclure ainsi, froidement, ayant mûrement réfléchi cette terrible affaire de passion.
« Ça n’est pas si bête, songea-t-elle, de vouloir ce qu’on ne peut empêcher… Il est malin, le monsieur ! »
Paul continuait, et il était toujours impossible à Albert, comme à Marie, de saisir dans son accent l’ironie désespérée qui était dans son cœur.
— Eh bien ! toute réflexion faite, pourquoi, moi qui ai été sévère contre vous, sans preuves, Madame, ne reconnaîtrais-je pas que je me suis rendu indigne de votre pardon, — et que vos âmes à tous deux sont faites pour s’entendre ? Pourquoi empêcherais-je votre bonheur qu’un moyen légal, — le divorce, — rend si facile ? Pourquoi, Albert, — tenant par-dessus tout à ton amitié et aux affections qui rapprochent nos deux familles, — ferais-je de ton ancien sacrifice et de ton amour, si constant et si touchant, une cause de haine future, une occasion d’irréparables dissentiments ? J’ai réfléchi mûrement à tout cela. Tout à l’heure encore, je t’ai faussement annoncé que j’étais en péril, sûr de te faire ainsi accourir plus vite. J’avais voulu, — tu l’as compris, n’est-ce pas ? — juger à ton émotion si tu étais toujours digne de l’affection profonde, si tendre et si forte, que j’ai pour toi. Eh bien, oui ! tu es digne de tous les sacrifices, toi, qui as su te sacrifier le premier, mon cher Albert !
Albert, décontenancé, croyait faire un rêve absurde.
Il s’étonnait de tout ceci, comme d’une chose invraisemblable à laquelle il ne pouvait trouver aucun sens. Ce qui dominait, dans sa sensation confuse, c’est qu’il ne se trouvait nullement heureux.
Elle, s’impatientait.
Elle commençait à prévoir un brusque retour à l’ironie et à la colère. Elle s’inquiétait enfin pour elle, — et pour le désespéré, pour Léon, enfermé là, derrière cette porte et cette draperie, dans ce cabinet où, peu de temps auparavant, avait agonisé la comtesse d’Aiguebelle.
— J’ai pensé, poursuivait le comte, qu’il était plus digne de tous trois de cesser toute lutte, de mettre fin à des rapports par trop tendus, — en un mot, d’accepter la vie telle qu’elle est, comme une chose absurde que nos volontés ne peuvent modifier. Il est sage de ne pas résister à ce qui est fatal… Nous divorcerons donc. Rien n’est plus facile à trouver qu’un prétexte. Je pourrai, par exemple, Madame, vous écrire une lettre injurieuse. Car, naturellement, le divorce sera demandé par vous, contre moi. Il est essentiel que l’honneur de la femme soit sauf. Ce ne sera que justice, — puisque le vôtre est intact. C’est entendu, n’est-ce pas ? Donc, vous voilà pour ainsi dire fiancés, — autant dire mariés…
Elle l’interrompit :
— Pourquoi nous dire ces choses si solennellement ?… et en assemblée générale ? ajouta-t-elle avec amertume… La vengeance, toujours, n’est-ce pas ?
Albert pensait de même.
— J’ai mes raisons, fit le comte Paul… J’ai tenu à vous bien expliquer ici, à tous deux, qu’à partir de cette seconde, je suis moins encore que jamais, le mari que je n’ai jamais été. Par conséquent, les erreurs de Madame Albert de Barjols ne peuvent plus compromettre que Monsieur de Barjols…
Il s’arrêta un instant avant de conclure.
— Eh bien ! mon cher ami, fit-il enfin d’un ton de malice enjouée, gentiment menaçante : Ta femme te trompe !
Albert bondit.
— Deviens-tu fou, Paul ! Au nom de Dieu, tais-toi !… Si tu m’as fait venir ici pour infliger à la femme que voici, — et que j’aime, en effet, — la dernière des insultes, — celle du dépit d’amour, de la folie, de l’erreur, de la colère impuissante, je ne pourrai pas le souffrir, — car, tu viens de le dire, elle est, — à partir d’aujourd’hui, — ma femme ! et je saurai la défendre, — même chez toi !
Paul reprit froidement :
— On vous a épousé pour votre fortune, Monsieur de Barjols, — comme moi jadis, — et pour votre titre. Je suis fâché que vous ne m’ayez pas obéi lorsqu’il en était temps encore, et que vous vous laissiez convaincre si tard, lorsque, — je suis forcé de le répéter, — votre femme vous trompe !
Albert se sentait devenir fou. Il fit sur lui-même un effort surhumain pour parler avec calme. Mais sa fureur au paroxysme se révélait suffisamment par le sens de ses paroles.
— Je surmonterai ma colère, Monsieur Paul d’Aiguebelle, dit-il avec dignité, parce que l’acte que vous commettez en ce moment — est d’un fou. Je me dominerai, parce que si je vous croyais de sang-froid, il faudrait en venir, — vous entendez ? — à nous entre-tuer !
— Parfaitement, dit Paul, sévère. Cela aussi était prévu… Mais quant à nous battre, mon pauvre ami, termina-t-il d’un ton de pitié tendre, ce serait un duel de frères ! C’est impossible.
Elle était toute droite, devant la porte derrière laquelle il y avait l’autre, le misérable.
Albert fit un pas :
— Je comprends, — dit-il, le visage contracté, — je comprends trop la folie qui te pousse. Mais par pitié ! mon ami, mon frère ! par pitié pour toi et même pour moi, par respect pour notre amitié passée, — en voilà assez, tais-toi !
— Allons, allons ! fit le comte Paul d’une voix changée, se laissant gagner brusquement par une colère houleuse qui le souleva tout entier, corps et âme, comme une lame de fond : Allons, allons ! je vois ce que c’est. Tu acceptes la mort de notre amitié. C’est pour toi chose faite. Tu passerais sur mon corps, n’est-ce pas ? pour aller où veut cette femme ? Tous les retards t’impatientent. Tu brûles de l’emmener, de la prendre malgré moi, comme je l’ai prise malgré ma mère ?
Le souvenir de sa mère morte acheva de le mettre hors de lui. Il cria :
— Eh bien, non ! je t’ai promis de te sauver, — je te sauve !… Par notre passé de vingt ans d’affection, Albert, par notre amitié toujours vivante, tu n’emmèneras pas cette femme ! J’écraserai cette puissance malfaisante, avant qu’elle ait pu te perdre !… Mais vois donc, regarde-la donc ! Regarde comme elle est pâle, sous ses habits de deuil… Tu sais de qui elle est en deuil ?… Elle tuerait ta mère, comme elle a tué la mienne, si je n’étais pas là, moi, pour vous garder contre elle ! — Regarde-la bien, je te dis, pendant que je la dévoile, — regarde moi ça bien en face !… Ça ne s’est jamais donné, afin de se vendre un jour plus cher. Peut-être bien qu’elle est encore vierge ; on ne sait pas ! Soit ! Regarde-la donc, la vierge adultère ! Regarde-moi ce visage démonté, d’où toute beauté a disparu. On n’y voit plus que la rage de la défaite, la honte d’être vue à fond, la terreur sans repentir, d’être châtiée ! Mais regarde-la donc en ce moment… Elle est horrible : elle est sincère ! Ce n’est plus Marie : c’est Rita !
Et comme Albert, les yeux égarés, hurlait à son tour : « Tais-toi ! ou je ne réponds plus de moi-même ! » le comte Paul, comme pour la piétiner d’un mot, répétait avec rage : « Rita ! Rita ! Rita ! »
Elle ne savait toujours pas s’il était sûr de la présence de l’autre. Elle était là, muette, droite sur ses pieds crispés, attentive, le cou tendu, comme la bête au ferme.
C’était ici le dénouement d’une de ces tragédies sourdement compliquées, qui, aux yeux du monde, resteraient inexplicables, car, pour les comprendre, il faudrait, comme le Dieu de la Bible, sonder les cœurs et les reins des acteurs en lutte ; mais le monde ne les voit pas ; ce sont des drames ignorés comme il s’en passe pourtant tous les jours entre les murs de ces maisons riantes, dont les hautes fenêtres, encadrées de riches tentures, laissent entrevoir aux passants des tableaux et des plantes rares, et qui, ainsi vues du trottoir, muettes, nobles, paisibles, semblent les asiles même du bonheur.
Paul fit un pas vers la porte de son cabinet ; et, d’un ton tout à fait tranquille :
— Me crois-tu donc capable de parler au hasard, quand je t’affirme qu’on te trompe ?… Et puisque le mari c’est toi, cherche donc l’amant, — malheureux ! Tiens, il est ici, je parie !
Il essaya d’ouvrir la porte qui résista, fermée en dedans.
Elle comprit que tout était perdu. Il n’y avait plus qu’à faire bonne contenance.
— Allons, — dit-elle, d’une voix sèche, vulgaire, avec un haussement d’épaules, — il est clair que vous savez tout. Soit. D’ailleurs, j’en ai assez ! mais je tiens à vous dire que je ne suis pas le monstre que Monsieur d’Aiguebelle imagine. J’ai épousé, — c’est vrai, — pour son titre et pour sa fortune, un homme que je n’aimais pas. Mais quand vous mariez ainsi vos filles ou vos sœurs, vous appelez ça tous les jours un mariage de convenance… Celui que j’ai épousé m’a rendue malheureuse et je l’aurais quitté, — c’est encore vrai, — pour chercher le bonheur avec un autre… moins exalté et plus riche. Mais, si vos lois le permettent, qu’aurait-on à y reprendre ? Enfin, j’étais bien près d’avoir pour amant un homme que j’aimais depuis longtemps… l’auteur de ces funestes lettres que vous avez lues, malgré moi, une certaine nuit, vous souvenez-vous, Monsieur d’Aiguebelle ? Eh bien ! mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que je suis capable de fidélité, et que j’aurais eu, de guerre lasse, un amant, — comme toutes les femmes ? Voilà bien du fracas pour une histoire assez commune, mon cher !… Je croyais que, dans votre monde, on était resté plus Louis XV !
Elle se tenait, la tête haute, dans une attitude de défi.
Albert, la tête haute également, blême, supportait le coup en soldat, — et, l’œil fixe, il mesurait l’abîme qu’on venait d’ouvrir devant lui.
— Enfin, dit-elle, que me veut-on ? Vous ne me changerez pas, n’est-ce pas ?… Vous ne me tuerez pas non plus, je pense ?… Ça n’est pas votre genre… Je ne vois pas beaucoup ça dans les journaux de demain : « Le crime de la rue Saint-Dominique. Mort tragique et inexplicable de la comtesse d’Aiguebelle. »… Vous voudrez éviter ça, je m’en doute !
Elle pensait à tout, et elle riait méchamment.
— … Alors, quoi ? Il faut prendre un parti pourtant ! Notez que je n’ai commis réellement aucune faute — et que je suis toujours punie !… C’est même agaçant, à la fin !
Elle avait l’air très ennuyé et nonchalant.
Le comte Paul s’approcha d’Albert et lui mit affectueusement une main sur l’épaule. C’était un geste de consolation.
Ensuite, il alla à la porte de son cabinet, dont il écarta la lourde draperie ; et, le visage tourné vers cette porte, derrière laquelle s’agitait une douleur inconnue :
— Allons, ouvrez !… On sait qui vous êtes, Monsieur Terral !
Le silence qui suivit fut court, mais il fut profond comme la mort.
Ce qui répondit enfin, ce fut un bruit bizarre, qu’on ne comprit pas tout de suite, un coup sec ; mat, comme étouffé… Son revolver lui avait servi… Ne venait-il pas d’apprendre qu’elle s’apprêtait à fuir avec un autre ? Lui aussi, il venait de mesurer l’abîme, mais, déjà pris de vertige, il y avait roulé.
Les deux hommes s’élancèrent contre la porte… Des domestiques accoururent… Léon Terral, vivant encore, mais blessé mortellement, demanda à être porté chez son père.