Fleur d'Abîme
VII
Nécessairement, la présence à Paris de la comtesse mère et d’Annette rapprocha de la famille Barjols, le comte et sa femme.
Albert revit plus souvent son ami Paul, qui le mit au courant de ses tentatives de réforme morale parmi les ouvriers libres-penseurs. Il lui montra également les résultats moraux de son action secourable, comme médecin, dans le monde des miséreux.
Éloigné par son métier de ces pratiques, Albert s’y intéressait théoriquement avec passion. Il suivit son ami dans les réunions où Paul prenait la parole, instruisant son humble auditoire des devoirs de l’homme envers la vie, envers soi-même, envers les autres, s’attachant surtout à faire entendre que le bonheur n’existe pour personne et ne peut résulter d’un arrangement social quelconque.
Les plus riches, expliquait-il, sont parfois les plus malheureux. Ce qui donne le plus de joie à l’homme, c’est l’idée pure, une pure conception de la vie, une acceptation énergique de tous les maux ; c’est, dans l’action, un effort de lutteur appliqué à les diminuer, à les supporter ou seulement à les combattre.
Il tâchait de donner à ces théories une forme simple, accessible à tous.
Il admettait que, avant de discuter la question du bonheur, c’est-à-dire du bien-être moral, il fallait discuter la question des nécessités matérielles, du bien-être physique. Il affirmait que, dans un État civilisé, personne ne doit pouvoir mourir de faim ni de froid, que même personne ne doit avoir à souffrir réellement du froid ou de la faim.
Il aidait de sa bourse, largement, des œuvres de relèvement du pauvre, des caisses de retraite et de secours pour les malheureux incapables de travailler ; — et comme, parmi ce monde de damnés qui vivent dans une ombre affreuse, on savait que, tous les jours, il visitait les plus misérables bouges pour y soigner des malades besogneux, les plus dégoûtants à voir, il avait autour de lui tout un peuple sordide, dont il se sentait aimé, et dont la pensée échauffait et soutenait son cœur.
Que de fois, avec Albert, ils se demandèrent si une action pareille, multipliée et vraiment servie par tous les heureux du monde, — ne transformerait pas le monde. Mais ils n’en pouvaient douter : une idée n’a pas la force d’un sentiment. L’idée d’altruisme n’a pas su remplacer le sentiment de la charité qui, déjà, était insuffisamment répandu avant la mort de sa mère la religion. Le dévouement aux autres n’a plus ce puissant ressort caché d’un égoïsme noble, qui se promettait à lui-même les récompenses de la justice éternelle et la vue de Dieu, en échange des sacrifices terrestres. La grâce des légendes qui amusaient l’enfance adorable des âmes, ne communique plus aux esprits sa vertu mystérieuse. Ainsi disait Paul. Albert, à la fois plus positif et plus optimiste, croyait que la conception purement humaine de la bonté et de la justice peut suffire à créer les héros ou les saints philosophiques ; il croyait que le monde peut être sauvé par la pitié, aimée pour elle-même.
— Mais comment feras-tu aimer la pitié à l’égal d’une personne, à légal d’un Dieu qui jugeait et récompensait ? S’il nous rendait capables de pitié, c’est qu’il était lui-même le pardon infini.
— Il n’a jamais été qu’un symbole, ton Dieu. Et voici ce qu’il signifie : La pitié récompense, comme le faisait Dieu, ceux qui la répandent sur les maux d’autrui.
— Comment ?
— En leur donnant le même bénéfice que donnait la foi : on croit au bien dès qu’on réalise le bien ; il est, puisqu’on le fait. La souffrance humaine n’est autre chose qu’un vague, mais terrible sentiment d’insécurité. Eh bien ! l’amour que je donne, me donne la certitude de pouvoir être aimé moi-même.
— Ainsi ta pitié, ton amitié, ton amour, ne sont, au fond, qu’un égoïsme ?
— Certes, mais sublime !… Voyons, tu peux bien m’accorder cela. L’égoïsme qui crée, berce, console ; l’égoïsme qui rassure la vie contre toutes les menaces de l’inconnu ; l’égoïsme qui fait le bonheur de deux ou de plusieurs êtres est préférable à l’égoïsme solitaire. C’est de l’arithmétique, ça. Saint François d’Assise est un égoïste qui mit son bonheur à faire celui des autres. Donc, tâchons de former tous les cœurs à l’image de celui-là, et le monde sera sauvé, à la grande joie de l’égoïste divin !
Ces conversations, cent fois reprises, quelques visites rendues ensemble à des souffrances dont Albert n’avait pas une idée juste, tout cela fit, de nouveau, sentir aux deux hommes le charme généreux de leur amitié. Ils en comprirent mieux encore l’essence fortifiante. Ils goûtèrent avec délices ce bonheur, simple et infini, de n’être pas seul, comme perdu, dans l’idée, dans l’action, dans le rêve surtout, dans le rêve, si vaste, si effrayant ! Bref, ils se reconnurent une fois de plus comme frères, et s’aimèrent mieux.
Un matin, Albert se trouva chez Paul, dans des circonstances assez singulières, où apparurent clairement, avec leurs différences, les tempéraments et les idées des deux amis. A de certains jours, la maison de Paul était ouverte à bien des gens de mauvaise mine, malades ou sans travail.
— C’est une véritable administration, disait-il parfois en riant.
— Tu n’y tiendras pas, mon vieux frère ! lui répondait Albert… Tu te bats avec le problème social : malheur à toi ! Les chrétiens eux-mêmes finiront par le renier, et ceux que tu veux secourir essayeront de te supprimer, à la première occasion.
Un matin donc, comme Albert et Paul causaient ensemble dans le cabinet du comte, on lui annonça qu’un inconnu voulait absolument le voir. Cet homme avait, disait-il, pour Monsieur d’Aiguebelle une lettre qu’il ne remettrait qu’en mains propres.
— Faites entrer, dit le comte Paul.
L’homme entra, saluant à peine, et regardant autour de lui d’un air effronté.
Cette pièce, où Paul recevait sa clientèle de malheureux, était d’une simplicité extrême. Du reste, il n’aimait nulle part les arrangements compliqués du faux luxe moderne.
L’homme voulait de l’argent. Sa lettre était une ruse. Il l’avoua. Il savait le comte très riche et il venait lui exposer ses besoins.
— Il faut que les riches finissent par comprendre que les pauvres ont des droits… Qu’est-ce que vous allez me donner, hein ? conclut-il.
Albert se leva, indigné, furieux :
— Ce qu’on va vous donner ! dit-il.
Et, visiblement décidé à user de sa force, il s’avançait, menaçant. L’autre souriait comme sûr de lui.
Paul courut à Albert, le prit par le bras.
— Je suis chez moi, mon brave Albert, lui dit-il avec calme, quoiqu’il fût très ému ; je suis chez moi, où je me conduis à ma guise. Fais-moi le plaisir de passer à côté, pour un instant.
Albert hésita, mais, connaissant Paul, ne crut pas devoir insister.
En sortant, il jeta encore un regard de colère sur le bizarre visiteur, qui conservait une attitude d’arrogance provocante.
L’homme regardait d’un air narquois la porte refermée. Paul vit très bien que sa main, dans la poche de son pardessus râpé, — palpait quelque chose. C’était un de ces êtres qui hésitent encore au bord du crime — et qu’un geste, un mot, peuvent déchaîner.
Dès qu’Albert eut disparu, Paul, montrant une chaise à l’homme, s’assit lui-même dans son fauteuil de travail et dit :
— Nous voilà seuls. Vous pouvez maintenant parler sans crainte. Que voulez-vous ?
L’homme, évidemment, croyait que les deux amis avaient eu peur. Il se montra plus hardi, plus insolent :
— Il me faut de l’argent ! dit-il, d’un air brutal.
— Comme je ne vous en dois pas, ne pourriez-vous être poli ? répliqua le comte avec beaucoup de douceur.
Le ton de cette réponse parut surprendre l’individu. Il se mit à considérer son chapeau, qui était très sale, un peu troué.
— Tenez, dit-il, je vais m’expliquer, Monsieur le comte.
Paul sourit : il ne tenait pas autrement à son titre. Ses domestiques avaient ordre de dire Monsieur, tout court… Lorsqu’en parlant de lui on disait : « Le comte Paul », cela ne lui déplaisait point, parce qu’on le désignait ainsi familièrement dans son pays.
Alors le mendiant se mit à conter une histoire de crève-la-faim, lamentable. Sa femme et son enfant se mouraient. La misère avait appelé la maladie. Il avait passé la nuit entre deux agonies. Pendant qu’il disait sa douleur, il oublia un instant d’en être irrité ; il en souffrait, simplement. Paul le vit et fut ému.
— Je vous crois, dit-il. Voici un peu d’argent. Je regrette de ne pouvoir faire davantage.
Et il lui donna un louis.
Comme l’histoire qu’il avait contée était toute vraie, l’homme à son tour fut, durant une seconde, touché et satisfait autant que surpris.
Et d’un ton de regret, il ajouta :
— Tiens, vous êtes donc un bon zig, vous ?… Car je ne suis pas entré poliment !
Mais, sur ce dernier mot, l’idée de la frayeur qu’il croyait avoir inspirée aux deux hommes, dès son entrée, lui revint ; il pensa qu’il imposait au comte, et il voulut en profiter. Alors, sans transition, avec la brusquerie d’un désespéré qui risque tout, parce qu’il n’a rien à perdre :
— … Mais c’est cent francs qu’il me faut ! dit-il.
Son œil avait le regard froid et dur des haineux.
Le comte se leva, marcha vers lui, et, tendant sa main ouverte :
— Alors, rendez-moi ceci.
L’homme crut qu’il allait avoir davantage. Machinalement, il rendit la pièce.
— Vous n’aurez rien ! dit Paul aussitôt.
Ils se regardaient tous deux, face à face.
— Je vais vous expliquer pourquoi vous n’aurez rien, dit Paul. Tout simplement parce que vous pourriez croire que j’ai eu peur… et c’est ce qu’il ne faut pas. Maintenant, comme votre femme et votre enfant ne doivent pas porter la peine de votre méchanceté, j’irai les voir ; et, — si vous n’avez pas menti, — je m’occuperai d’eux. Quant à vous, je vous engage à me laisser l’arme quelconque que vous avez là, — dans cette poche. On n’arrive à rien de bon, avec ça, croyez-moi.
Il y eut un court silence. Paul lui demanda :
— Qu’est-ce que vous faisiez… avant ?
— Commis aux écritures, chez un marchand de bois.
— Voulez-vous du travail ? répondit Paul. Je vous en ferai avoir, — ou bien je vous emploierai moi-même, si vous voulez.
Il considéra un moment l’homme, qui se taisait, les yeux baissés.
— Et si je fais cela, savez-vous pourquoi je le ferai ? Ça ne sera pas seulement pour vous donner du pain… Je vais vous expliquer mon idée. Peut-être qu’ayant été employé aux écritures vous êtes assez instruit pour me comprendre. Essayez donc. Voici. Je vous aiderai, — entendez-moi bien, — parce que, moi, j’aime les coupables…
Ces trois derniers mots furent dits avec une simplicité douce, pénétrante.
L’homme eut un imperceptible tressaillement.
— La loi, poursuivit Paul, les traite comme elle peut. La société n’a pas une conscience unique, capable de s’attendrir. Son administration fonctionne comme telle, au nom de la masse qu’elle représente, et qui demande à être protégée. La société est nécessairement impitoyable. Elle fait de la justice à la mécanique… Mais moi, chez moi, je fais de la justice comme je l’entends… Eh bien, j’aime les coupables, entendez-vous ?… et vous, vous en êtes un déjà, au moins d’intention ! Je les aime, parce qu’il n’y a pas de plus grand malheur que leur malheur : ils ont rompu, par le fait de leur faute, le lien qui les rattachait aux autres hommes. Leurs pareils même les abandonnent, de peur d’être compromis. Ils sont seuls dans leur faute ou dans leur crime, dans leur trouble ou dans leur remords, seuls dans leur désespoir caché. Et cela, cela c’est horrible !… Oh ! oui, sûrement, — ajouta Paul, comme s’il se parlait à lui-même, — quand il a un reste de conscience, le criminel est le plus misérable de tous les misérables !…
Paul vint avec bonté appuyer sa main sur l’épaule du malheureux, — qui avait écouté immobile, stupéfait, la tête basse.
— Est-ce vrai ? interrogea-t-il.
A ce moment, un coup léger fut frappé à la porte, qui s’entre-bâilla aussitôt. Albert parut :
— Est-ce fini ? dit-il.
— Je crois que oui, lui répondit Paul ; et je crois que tu peux entrer.
Puis se tournant vers l’homme :
— N’est-ce pas ? dit-il encore.
Albert entra et s’assit, curieux.
L’homme ne regarda même pas de son côté. Toujours muet, il sortit de sa poche son poing fermé, et, lentement, il vint déposer sur la table un méchant revolver rouillé.
Alors, le pauvre, s’adressant à Paul en détournant la tête, lui dit, d’un ton à la fois timide et bourru :
— Des riches comme vous, y en a pas assez, non ! Pour sûr, y en a pas assez !
Sur ce mot, Paul eut en lui, aussi prompte qu’un éclair, aussi lumineuse, mais aussi vite éteinte, — la conception du salut social : — « Ce qui manque, se dit-il, c’est l’amour. » Ce fut tout. Seulement, dans ce vieux mot, il entrevit, durant une seconde, un sens nouveau révélateur, infini, que, par la suite, il s’efforça vainement de revoir.
La pensée qui suivit aussitôt, fut celle-ci : assurément la haine de cet inconnu, la révolte d’en bas ne s’adressait pas à lui, Paul, mais à des êtres pareils à sa femme, à cette fausse patricienne, à cette fausse bourgeoise, toute de passion égoïste, de désirs matériels, et pour qui les mots amour, pitié, tendresse humaine, étaient des termes privés de sens. Et en ce cas, était-elle sans excuse, la révolte des méprisés ?
Il n’osa pas se répondre à lui-même.
Mais quand, un quart d’heure plus tard, l’homme s’en alla, confessé et consolé, il leva sur Paul, et même sur Albert, des yeux radoucis, où brillait une lueur étrange. Cette lueur, c’était son humanité bonne, rappelée par sa semblable du fond des ténèbres de haine.