Fleur d'Abîme
IV
Paul résolut de parler à Albert dès le lendemain. Il profiterait de l’occasion pour vider son cœur de l’affreuse confidence. Il lui montrerait enfin son propre malheur pour lui faire mieux comprendre le bonheur d’épouser une Annette, une Pauline.
Mais Pauline devança Paul.
Ce qui la décida à parler, c’est qu’elle avait réfléchi aux perpétuelles absences de son frère, aux distractions, aux impatiences, parfois brutales, qu’il avait depuis quelque temps avec les domestiques… Elle le sentait en péril.
— Albert, lui dit-elle, dans l’après-midi de ce jour, et juste au moment où il allait sortir, — Albert, j’ai à te parler.
— Tout le monde a donc à me parler aujourd’hui ! C’est une conspiration !… Que veux-tu, ma bonne Pauline ?
Comme elle le regardait tristement, la triste jeune fille !
Tout en prononçant « ma bonne Pauline », il avait eu, lui, autrefois si doux, si affectueux avec sa sœur, — un ton d’impatience comme s’il eût avoué : « Tu m’ennuies ! Dépêche-toi ! »
Il regarda sa montre. Il était l’heure de se rendre chez Paul, — s’il voulait en avoir fini avec lui assez tôt pour trouver Marie à l’heure fixée… Oui, on l’eût étonné si on lui eût dit qu’il ne pourrait plus sans désespoir se passer de l’entrevue quotidienne. Mais c’était ainsi. Il était attiré inéluctablement, et, forcé d’obéir, il se croyait libre.
— Mon cher Albert, commença Pauline, tu m’as confié le grand chagrin de ta vie, comme je t’ai dit le mien…
De quoi lui parlait-elle ? Il l’écoutait avec une demi-attention. « Le grand chagrin de ta vie ? » Ces paroles éveillaient en lui à peine l’idée vague d’une confidence qu’il avait faite, il y avait longtemps… Longtemps, c’était quelques mois tout au plus… Mais il ne sentait plus de même. Il ne se trouvait plus, comme alors, séparé d’elle, de Marie. Il avait maintenant sa grande part du charme qu’elle répandait autour d’elle ; il en jouissait tous les jours. De quel grand chagrin lui parlait-on ? La veille encore il lui avait lu à haute voix les vers de Musset :
Il avait même hésité une seconde, prêt à s’arrêter, comme si le texte imprudemment choisi et parlant pour lui, en disait trop, faisait un aveu coupable.
— Eh bien ! fit-il avec impatience. Dis vite, ma chère Pauline. Paul m’attend.
C’est justement parce que Paul l’attendait qu’elle voulait parler à son frère, le préparer…
Elle lui dit, d’un seul coup :
— Je t’apporte le bonheur, Albert, si tu en veux, si tu sais le reconnaître. Écoute. La sœur de Paul, Annette…
Il était si loin de s’attendre à ce qu’elle allait lui dire, qu’il questionna, curieux :
— Eh bien ?
— Elle t’aime si bien, si gentiment, si tendrement ! C’est une douce, une dévouée. Le bonheur, la tendresse attentive que je n’ai pu donner, moi, à celui que j’aimais, — elle te les donnerait, les mêmes ; quelque chose de sûr, d’immuable… Il ne faut pas repousser cette petite main-là, ce petit cœur qui bat si fort pour toi, entends-tu ?…
Elle songea à Marie. Elle eut peur, et se hâta d’ajouter :
— Avant de me répondre, — il faut réfléchir avec tout ton grand esprit de justice, d’indulgence, de bonté ; — ne te laisser égarer par rien ; peser tout ; et tu me répondras… plus tard, demain, un jour… Nous attendrons… je serai si heureuse, moi, de voir, autour de moi, ma petite amie et mon frère heureux du même bonheur que je n’ai pas pu faire pour moi !…
Il écoutait, debout, l’œil très ouvert, le doigt immobilisé sur la chaînette de sa montre, étonné de ce qu’il entendait et de l’impossibilité où il se sentait de débrouiller le sens de son étonnement.
Alors, le voyant dérouté, elle crut qu’il songeait à l’autre, et elle ajouta, pour l’attendrir :
— Et s’il vient des petits enfants, ils seront bien aimés, ceux-là ! Ils auront deux petites mères, jalouses de les servir, car votre bonheur, Albert, je te dis que votre bonheur sera le mien. Je ne peux plus en avoir d’autre.
Cet homme d’esprit, cet honnête homme au cœur bon, prodiguait à sa sœur d’ordinaire les expressions de sa tendresse ; il savait surtout, quand elle lui parlait d’un chagrin, la consoler. Celui auquel elle faisait allusion en ce moment, — le dernier, — était le plus grand ; c’était le chagrin terrible ; elle le lui avait avoué pour le consoler du sien propre, de son désespoir d’amoureux ; il l’en avait remerciée… Eh bien, tout cela était oublié ! Ou, encore une fois, s’il s’en souvenait, il n’en était plus ému. A peine le souvenir lui en arrivait-il comme d’une chose très lointaine, déjà perdue dans le passé, inutile, morte — et un peu gênante !
L’égoïste passion faisait sourdement son œuvre. A quel point d’esclavage elle l’avait conduit, il ne s’en doutait pas encore lui-même. Ce qu’il goûtait de bonheur auprès de Marie, le charme dont il s’imprégnait autour d’elle, à l’entendre, à la regarder, à serrer sa main en entrant, à s’asseoir près d’elle, à l’effleurer, à sentir son souffle quand, parfois, elle se penchait sur le livre, — tout cela c’était l’attrait physique de l’amour, déjà accepté comme une invisible chaîne, mais solide, aux maillons scellés ; tout cela, c’était la force impondérable mais matérielle du désir, — assez pareille à celle de cette montagne d’aimant, des Mille et une Nuits, qui attirait les navires de la haute mer, les contraignait de venir à elle. Ils luttaient, mais alors, de loin, l’invisible montagne aimantée leur arrachait leurs clous, par centaines, et, peu à peu, toutes leurs ferrures. Tant que l’influence mystérieuse n’est pas contrariée, tant qu’on lui obéit, on ne se doute pas de sa force, mais essayez de la résistance : vous vous sentirez mutilé.
Albert, — la bonté même, — contrarié dans sa volonté de sortir pour aller où l’appelait la magique attirance, attristé de s’apercevoir qu’il obéissait depuis quelque temps à une influence plus forte que sa volonté, fut irrité, comme par un reproche de sa conscience, de l’intervention de sa sœur. On l’humiliait, en lui montrant les sinuosités de la route qu’il suivait, en lui désignant la ligne inflexible du bonheur, — celle du devoir.
— Depuis quand, dit-il, les petites filles chargent-elles leurs petites amies de pareilles missions ? Et depuis quand les jeunes filles raisonnables les acceptent-elles ? Aussi bien, ma chère Pauline, je suis pressé. Nous causerons plus tard de tout cela.
— Je ne te reconnais plus, Albert… Comment peux-tu croire ?… C’est à moi seule, à moi seule, entends-tu ? qu’est venue cette idée, parce que j’ai vu dans le cœur de cette petite. Ce cœur est digne de toi.
Il la regarda, ne sut que répondre.
— Allons, nous reprendrons cette conversation, fit-il. Pour aujourd’hui, en voilà assez. Laisse-moi sortir. Ta petite amie est une colombe, mais c’est un oiseau. Voilà.
— Est-ce ainsi que tu parles de la sœur de ton ami, de notre ami à tous ?… Qu’y a-t-il donc de changé en toi ? et par quoi ? Albert ! Albert ! je t’en conjure ! surveille-toi ! prends garde !
Elle se trouvait par hasard près de la porte.
— Allons, dit-il, bonsoir.
Il avait pris son chapeau et voulut passer. Alors elle se plaça devant la porte en disant :
— Non, deux minutes, mon bon frère, deux minutes seulement. Je veux que tu te souviennes de mes paroles, — et je veux que tu ne puisses pas m’accuser un jour de ne pas t’avoir averti… Tu es distrait depuis quelque temps, distrait et toujours pressé. Crois-tu qu’on ne s’en aperçoive pas ?… Notre mère ne t’en dira rien, mais elle s’en attriste… Où tu vas, cela ne nous regarde point, Albert, mais veille bien sur ton cœur honnête, et prends garde qu’une illusion mauvaise ne te détourne du bonheur que je te montre…
Mécontent de lui, il se sentit colère lorsqu’elle toucha si juste. — Il ne voulait pas parler de cela, fût-ce avec lui-même. Il fronça le sourcil.
Et comme, vaillante à l’idée de combattre pour sa petite amie, elle ajoutait quelques paroles de sagesse :
— De quoi te mêles-tu !… gronda-t-il brutalement. Laisse-moi tranquille ! Tu es folle !
Et, lui meurtrissant le bras d’une étreinte brusque, il la repoussa, en sortant, — d’une façon si inattendue et si mal mesurée, qu’elle glissa et dut étendre les mains pour se retenir au chambranle de la porte.
Elle ne jeta pas un cri ; elle ne dit rien, mais il l’entendit qui éclatait en sanglots… et il ne se retourna même pas… La force par laquelle il était attiré rend aveugle et sourd, et ceux qui vont où elle veut, marchent inflexiblement, du pas mystérieux des somnambules visionnaires, dont la volonté est fatale et dont l’âme a été dérobée.