← Retour

Fleur d'Abîme

16px
100%

IX

Ce qui la sauva, ce fut, décidément, la mort de sa mère, son deuil, et, malgré des mois écoulés, l’obligation où elle fut de paraître triste ou du moins attristée.

Elle adopta une attitude et ne s’en départit jamais. Très digne, très grave, très haute, elle copiait un peu, de son mieux, la comtesse d’Aiguebelle — vivante image elle-même des portraits mélancoliques et fiers qui ornaient les salons du château. Elle se taisait la plupart du temps, ne parlant guère que lorsqu’on l’interrogeait, répondant alors dans le ton des questions et avec le même timbre de voix. Elle s’ennuyait d’ailleurs et il y paraissait, mais l’ennui même lui donnait la figure qu’il fallait, celle d’une châtelaine un peu nonne, revenue des erreurs du monde où elle n’est pas allée, et absorbée en des espérances plus hautes, plus nobles que tout. Elle s’intéressait aux pauvres de passage, car il n’y en avait pas d’autres dans le pays ; — du moins on n’y voyait aucune de ces misères désespérées qu’il faut visiter souvent et auxquelles ne suffit aucune charité.

Elle aidait la comtesse à parfaire d’interminables travaux de broderie, commencés depuis des années, destinés à renouveler les hautes portières de toutes les chambres. C’étaient des bandes brodées de soie, — fleurs, oiseaux et chimères, — qui devaient s’encadrer un jour en des velours sombres et somptueux. On interrompait ces travaux pour demander à Marie de chanter quelqu’une de ces chansons populaires où elle mettait un charme si doux, si pénétrant, si étrange.

En ces moments, il fallait voir la comtesse et la petite Annette, et le comte Paul, tous trois, — laissant là, les femmes leur broderie, lui son livre, — tourner les yeux vers la chanteuse.

Elle avait d’admirables notes graves, des notes de contralto qui éveillaient une idée de force, très inattendue de sa part, très émouvante.

Les corrompus, là-bas, à Paris, lui avaient expliqué souvent l’effet que produisaient sur eux ces notes. Ils disaient que cette voix, mâle et féminine, évoquait l’idée d’un être double, amoureux de lui-même, et, à cause de cela, certain, comme les dieux, de demeurer inaccessible à l’amour des mortels. On lui avait dit ces choses en belle prose, en beaux vers, et aussi en termes moins nobles.

Elle se souvenait de ces propos mystérieux, et elle s’efforçait de se dépasser elle-même, de tirer de sa poitrine soulevée les sons les plus purs et les plus profonds, — pour le charmer définitivement, lui, cet homme-là, son futur.

Et, en effet, il se sentait remué dans les profondeurs les plus obscures de son être. Trop dégagé de soi-même pour analyser, comme les raffinés, ses moindres sensations, tout occupé qu’il était d’idées générales et d’émotions hautes, il éprouvait pourtant tous les troubles de la vie. Au contraire de ceux qui ramènent toutes leurs idées à la sensation qui en a été le point de départ, il transformait sur-le-champ ses sensations les plus animales en idées d’amour généreux.

Il se levait afin d’admirer le visage de la chanteuse, l’expression de sa bouche, celle de ses yeux.

Il s’accoudait au piano. Et c’était une chose merveilleuse que de voir la physionomie de la jeune fille transfigurée par la musique comme elle l’eût été par l’amour. Car, ce qu’il y a, dans toute créature, de plus grand qu’elle-même, de virtualités bonnes, de divin si l’on veut, n’est pas aboli par ses qualités mauvaises, naturelles ou acquises, quand même tout ce mal dominerait mille fois ses puissances bienfaisantes. Et lorsque ce je ne sais quoi de mystérieusement beau, d’involontairement bon, de plus grand que l’être, d’attaché à l’inconnu de son origine et de sa fin, apparaît, — cette lueur, toute faible qu’elle soit, fait oublier toutes les ténèbres.

Et il n’y a point d’être, fût-ce le dernier des misérables, fût-ce la plus abjecte des brutes, qui n’ait en lui la frêle flamme ou l’étincelle menue qui contient tout le principe du feu.

Jésus parlait de cette lueur, quand il répondit, aux pharisiens qui l’engageaient à repousser Magdeleine : « Je n’éteindrai pas le lumignon qui fume encore ! »

Ce feu de mystère, elle n’y songeait guère ; elle n’y croyait pas, mais il s’excitait en elle, lorsqu’elle murmurait quelque berceuse. C’est alors que le comte Paul la regardait en extase. La bouche de la jeune fille s’entr’ouvrait avec une expression qui n’était qu’à elle, qui ne se montrait qu’alors, et dont elle-même n’avait pas conscience.

Comme elle n’avait pas à la rechercher, cette expression fugitive, et qu’elle ne pouvait songer à l’analyser, le naturel y ajoutait sa grâce toute-puissante. C’était comme une sincérité physiquement produite à son insu. Ce qu’il y avait en elle de bon virtuel, endormi, s’éveillait, sollicité par les paroles d’un poète, par l’allure d’une phrase musicale. L’art agissait à la manière d’un dieu, sans la participation de la créature. La petite flamme intérieure, sous le souffle d’une pensée d’artiste, se ranimait, courait dans l’être dominé, grandissait, passait dans les yeux, dans la transparence des chairs, des joues pures, des lèvres entr’ouvertes, humides, étincelantes. Elle-même, Marie, s’oubliait. Délivrée par la magie de l’art, elle ne savait plus rien, dans ces moments-là, de ses méchants calculs, ni des réalités détestées qu’elle voulait fuir, ni de celles qu’elle désirait conquérir. De misérables femmes malades, souillées par toutes les bassesses d’une vie honteuse, et devenues sujets d’expériences pour les médecins hypnotiseurs, passent ainsi subitement à l’extase sacrée quand on leur présente le laurier-cerise, le laurier des sibylles antiques. Et rien n’est faux en elles quand elles élèvent le regard et se mettent à prier des dieux qui leur sont inconnus. L’ordre de l’opérateur, ou la puissance du poison qu’on leur a présenté, a produit une vision qui est un mensonge, mais qui éveille en elles des facultés bien véritables et véritablement affectées.

La poésie et surtout la musique la faisaient vraiment autre pour un moment, ou plutôt montraient le meilleur d’elle avec tant d’évidence et tant de charme, qu’on lui demanda souvent de chanter ou de lire, et souvent les mêmes choses. Dans ces moments tous étaient heureux. L’indéfinissable antipathie qui revenait parfois à la comtesse, malgré ses efforts, la gêne légère qu’avait toujours éprouvée sans le dire la petite Annette en présence de Marie Déperrier, l’insaisissable mélancolie que donnait au comte Paul le sentiment de ces résistances, abolies pourtant, — tout cela s’évanouissait par enchantement.

La musique devint ainsi la complice obéissante et prestigieuse de la jeune fiancée. Elle s’aperçut bien vite du bénéfice de ces soirées employées à jouer du Chopin, du Berlioz, ou à murmurer du Massenet et du Saint-Saëns.

— Il paraît, songeait-elle sans s’expliquer davantage le fond des choses, il paraît qu’ils aiment tous la musique. Bravo ! C’est une chance. Ils en auront.

Et tout en faisant bien d’autres réflexions, parfois dans la verte langue chère à son amie Berthe de Ruynet, elle attaquait les beaux vers de Sully-Prudhomme :

. . . . . . . . . . .
Si le meilleur de l’homme est tel
Que rien n’en périsse, je l’aime
Avec ce que j’ai d’immortel.

ou l’Hymne aux Grecs de Lamartine :

Les têtes ont roulé sous les pas des vainqueurs,
Comme des boulets morts sur les champs de bataille.

Quand elle chantait ainsi l’indépendance, la révolte, la guerre, — sa narine s’ouvrait, frémissait, battait, montrant le rose du dedans, comme celle d’une petite cavale de sang ; la tête se relevait dans un défi. Les audaces de sa nature, ses témérités de joueuse, ses énergies physiques inemployées, ses virtuelles générosités, la transformaient en amazone poétique, — et le comte Paul, en son cœur, s’écriait alors comme Othello : « O ma belle guerrière ! »

Quand on parlait d’elle après l’avoir ainsi vue et entendue chanter, la comtesse ne trouvait pas d’éloge assez vif. Trompée volontiers, elle prenait l’âme infinie, évoquée un instant, pour l’âme individuelle et constante de la jeune fille. Annette s’extasiait aussi, avec une pointe, légère, de jalousie, tout au fond d’elle-même : « Oh ! si je pouvais chanter comme ça !… Et Albert m’écouter en me regardant comme Paul écoute et regarde sa fiancée ! »

Mais la jolie petite nature d’Annette se rendait vite maîtresse de ces pensées-là. Et quand elle les avait eues, elle s’imposait d’être d’autant plus gentille avec celle qu’elle devait bientôt appeler sa sœur. Elle avait alors mille prévenances pour elle. Marie y répondait de son mieux, et les jeunes filles maintenant ne se quittaient guère.

— Oh ! dit un jour Annette, si je savais jouer du piano comme vous !

— Songez, répondit Marie, que j’ai huit ans de plus que vous ! Et j’apprenais déjà, quand vous n’étiez seulement pas au monde !

— Donnez-moi des leçons, dites, voulez-vous ?

— Si je veux !

Et bientôt il n’y eut guère de choses pour lesquelles Annette ne demandât les conseils de sa sœur Marie. Elles travaillèrent ensemble non seulement le piano et le chant, mais l’anglais, que Marie connaissait très bien, et l’italien, que parlait Annette avec la pureté toscane.

Elles jouaient ensemble. Sur la calme terrasse, toute blanche de gravier marin, encadrée de mimosas, d’eucalyptus et de pins, c’était parfois de jolies parties de volant où les deux jeunes filles luttaient de vivacité et de grâce. Et toujours elles avaient comme témoins le jeune homme passionnément attentif, silencieusement passionné, et la bonne comtesse maintenant confiante, abandonnée à la douceur des longs espoirs de bonheur pour son cher Paul.

Le jeune homme devenait toujours plus amoureux. Cette solitude d’Aiguebelle, où il avait vécu tant de jours un peu austères, s’égayait pour lui d’une lumière inaccoutumée. Ce pays, où il avait passé son enfance et qu’il connaissait si bien, jusqu’au moindre caillou, se renouvelait à ses yeux d’une manière inattendue.

« Ici, j’ai fait telle chose, là telle autre… » Et c’était des récits de jeu ou de chasse qu’il contait à Marie. Il voulait se faire connaître et aimer d’elle, dans son passé le plus lointain. Il voulait lui donner son enfance même, être à elle depuis toujours.

Il y était aidé par ce long séjour de Marie dans ce château d’Aiguebelle, dans ce parc sauvage où bruissaient éternellement les grands pins d’Alep qui répondent au bourdonnement éternel de la mer. Il la conduisait sur les grèves, et aussi en bateau à la pêche, avec sa sœur. Et dans les moindres plis de sa robe il y avait pour lui une grâce mystérieuse dont son âme était enchantée comme par une magie.

On visitait en voiture tout le voisinage : le fort de Brégançon, les mines de cuivre des Bormettes, les salins d’Hyères ; — puis les environs : le Lavandou et Bormes, Collobrières et les ruines du couvent de La Verne, et Saint-Tropez et Cogolin, et toutes les Maures, de Collobrières à Roquebrune, et de Sainte-Maxime au Muy.

La voiture plaisait fort aux jeunes filles. Celle du château était un large et pesant landau traîné par deux bretons infatigables. Le temps de ces promenades était, pour Marie, le plus vite passé. Aux montées, on mettait pied à terre, et la marche, bienfaisante comme un travail, le spectacle des bois, de la mer çà et là entrevue dans l’échancrure d’une vallée, tout cela inspirait l’oubli, un oubli doux et tendre. Ici encore, il n’y avait plus de mauvaises pensées. Rivalités, jalousies, envie, les arbres et les rochers et le ciel ne savent rien de ces choses. Tout ce qui tient à l’état social s’oublie aisément en pleine nature. Un pauvre, dans la forêt, au bord de la mer, est entouré du même luxe divin, des mêmes chefs-d’œuvre qu’un riche. Il y a, dans les villes, des milliers de demeures, différentes par la fortune de l’habitant, mais le soleil et les étoiles sont, comme la mort, les mêmes pour tous.

Comme les beaux vers de Sully-Prudhomme ou de Lamartine, la nature appelait sur le visage de la jeune fille une singulière expression de tranquillité. Ici, Marie cessait de se comparer à de plus riches ou à de plus heureuses. Le bleu du ciel et de la mer lui appartenait, comme à tout le monde. Ici d’opulentes toilettes eussent été inutiles, même déplacées. Sa beauté, sa jeunesse au contraire s’harmonisaient avec les splendeurs du paysage ; c’étaient des valeurs de même ordre ; c’étaient des puissances de cette même Nature. Et tout cela fut à son avantage.

Dans l’intérieur du château, ses impressions étaient moins heureuses. Des incidents compromettaient sa belle gravité. Un jour, par exemple, comme elle maniait une tasse en vieux saxe, véritable objet de collection, que le comte Paul lui faisait admirer, la comtesse ne put réprimer un cri : « Prenez bien garde, mes enfants ! J’y tiens beaucoup ! » Et quoique la bonne dame eût dit gracieusement : « mes enfants », Marie éprouva une de ces rages d’envieuse qui brusquement décomposaient parfois son visage. Il lui avait suffi de cette observation, cependant affectueuse, pour lui rappeler qu’elle n’était pas encore la maîtresse dans cette maison. Elle sentit ses lèvres se serrer, s’amincir, et elle se détourna un peu du comte Paul afin de n’être pas vue. Elle songea à son miroir, aux impatiences qu’elle lui avait confiées. Avec plaisir elle eût lancé au diable l’objet précieux, l’eût brisé en miettes. Cela n’avait pas le sens commun. Elle se le dit et ajouta en elle-même :

« Qu’y puis-je ? Je suis ainsi faite… Ah ! on est bien heureux d’être riche !… Mais, patience ! je l’aurai, ta tasse de saxe, et ta vieille baraque avec !… »

Le soir, dans sa chambre, le contraste du mobilier de pacotille au milieu duquel elle avait toujours vécu, et de son modeste trousseau, avec les vieux meubles Louis XV, avec les vieilles boiseries sculptées, les tapis, les rideaux, les cadres où souriaient de jeunes châtelaines, — dont une était la comtesse à quinze ans, — la comparaison entre sa pauvreté et la fortune de ses hôtes, l’irritaient. Elle ne se sentait aucune reconnaissance pour cet homme qu’elle n’aimait pas. Tout le mauvais se réveillait en elle. Elle lui en voulait presque de la contraindre à l’épouser… « Car, enfin, j’y suis bien forcée, pour sortir de l’état misérable où j’ai trop longtemps vécu… » En vérité, c’était l’oppresseur. Il incarnait la destinée cruelle, inévitable.

Alors, quelquefois, des tiroirs secrets d’un petit secrétaire que lui avait offert le comte, — un meuble merveilleux, à mille compartiments, tout incrusté d’ivoire, amusant comme un labyrinthe et comme un théâtre machiné, — elle tirait les lettres, le portrait de Léon. Le sentiment de l’obstacle qui la séparait de l’homme qu’elle croyait aimer, qu’elle aimait à sa manière, exaspérait alors ses regrets, son désir, son genre d’amour. Alors plus que jamais elle se trouvait victime, et, tout de bon, se mettait à maudire et le comte Paul et cette puissance de l’or qu’elle subissait, vaincue et toute frémissante : « Il m’achète, comme une esclave !… Il croit que je vais devenir sa chose. Je suis une fantaisie qu’il se paie, parce qu’il le peut !… Oh ! ces riches ! »

Et elle avait, dans un éclair, la vision brève, diabolique, d’un coup génial du sort, d’une catastrophe qui le frapperait tout de suite après le mariage, quand il aurait eu le temps de faire en sa faveur un bon bout de testament, bien rédigé dans toutes les règles, car il faudrait l’amener à cela le plus tôt possible. On ne sait ni qui vit, ni qui meurt. Elle n’entendait pas, s’il venait à mourir, retomber à rien, être chassée par cette vieille comtesse, mûre après tout pour la tombe.

Quand ce rêve lui passait par la tête, elle ne l’accueillait pas, mais, repoussé, il insistait, prenait corps : « Après tout, se disait-elle, ça ne les tue pas ; et c’est sans le vouloir que je pense à ça. Ce serait amusant tout de même, de pouvoir épouser Léon, et d’avoir la fortune ! » Elle se livrait alors au rêve funeste, tranquillement, parce qu’elle avait pris la précaution de s’en déclarer irresponsable.

Mon Dieu, oui ! si elle avait pu, en levant le petit doigt, les envoyer tous ad patres, d’un coup, certes, elle l’eût fait ! Après tout, est-ce qu’elle les connaissait, ces gens-là ? Et sur le mot ad patres, elle riait. Ce mot lui montrait des ancêtres en perruque, gens de robe ou d’épée, et cela l’égayait de se les imaginer, ainsi vêtus à l’antique, dans l’autre monde, en train d’attendre l’arrivée de leurs petits-neveux, et solennellement assis à droite ou à gauche du Père Éternel…

« Et dire qu’ils croient encore à ça ! à une autre vie ! Cette bêtise !… Des empaillés, quoi ! » Et elle riait tout haut. C’était un bonheur pour elle, que personne n’entendît ce rire-là.

— Êtes-vous couchée, ma sœur Marie ? puis-je entrer ?

— Oui, ma mignonne.

— Pas couchée encore ! Que faisiez-vous donc ?

— Ma prière, petite Annette.

— Peste ! Mademoiselle, je ne suis pas si sage, et vous me faites honte. J’ai tout de suite fini, moi, — et encore, les trois quarts du temps, je la dis dans mon lit, ma prière. C’est très mal, n’est-ce pas ? Un pater, un ave et ioup ! je ne peux pas m’empêcher de penser à mille choses… Quant à ma prière du matin, par exemple, c’est abominable : je l’oublie toujours. Je m’en confesse. Monsieur le curé dit : « Comment pouvez-vous ne jamais oublier de l’oublier, et cela tous les matins sans faute ? » — Oh ! Monsieur le curé, lui ai-je dit une fois, je suis si pressée de revoir le soleil ! d’aller dehors, courir dans le parc ! — Alors, vous ne devineriez jamais, ma sœur Marie, ce qu’il m’a répondu ; il a dit : « De revoir le soleil… Ah ?… » Et puis, après une minute de réflexion : « Ma foi, chère petite, le Bon Dieu est si bon qu’il prend peut-être ça, de votre part, pour une manière de prier… »

Chargement de la publicité...