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Fleur d'Abîme

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III

Les dames Déperrier vivaient d’une modeste fortune, — cinq mille francs de rente environ — accrue du produit de certains travaux délicats exécutés ouvertement et vendus en secret. Et elles jouissaient de divers menus privilèges qu’elles devaient à des relations trop variées. Une de leurs amies, par exemple, faisait, dans une grande revue et deux grands journaux, des articles sur la mode. On leur offrait quelquefois, en échange de la recommandation qu’on sollicitait d’elle, — un chapeau ou un corset des premiers faiseurs. Un critique littéraire leur envoyait de temps à autre des romans de rebut ou des doubles ; un directeur de journal leur « servait » sa feuille quotidienne ; et quant au théâtre, lorsqu’elles n’allaient pas dans la loge de la marquise de Jousseran ou de la vicomtesse de Prémontaut, un lundiste, un vaudevilliste et quelques acteurs se disputaient le plaisir de leur offrir des places. Tous ces gens-là, depuis des années, attendaient le moment psychologique, l’heure de la chute, qu’ils croyaient fatale, — et ils se préparaient des titres… Ils s’imaginaient placer leurs bonnes grâces à gros intérêts.

— Ils seront volés, les godiches ! murmurait à part soi l’exquise créature, — et, crânement, à sa mère même, elle disait parfois : « Je vaux plus cher !… Je vaux qu’on m’épouse !… à condition qu’on soit « un monsieur », un vrai ! Ils m’amusent, ces bonshommes. »

Cette personne, décidée à épouser un « monsieur, un vrai », c’est-à-dire un personnage riche et qui portât un beau nom, avait un faible singulier pour un jeune homme, son camarade d’enfance, aujourd’hui lieutenant aux chasseurs, sorti de Saint-Cyr, Léon Terral, trop pauvre, malheureusement pour qu’elle pût songer à l’épouser !

Ce Léon Terral, plus âgé qu’elle de cinq à six ans, demeurait, quand elle était toute petite fille, dans sa maison, sur le même palier.

Il était intelligent comme tout le monde, naïf… et sceptique comme tout le monde, honnête comme tout le monde, malin, spirituel et bête comme tout le monde.

Il avait, dès l’enfance, entendu dire, comme tout le monde, lorsqu’il s’étonnait d’une vilenie : « Ça t’étonne, mon garçon ? Alors, tu n’as pas fini !… C’est le train du monde, ça ! » Si bien qu’il s’était tout doucement habitué, avec une nature droite, à regarder et à entendre sans indignation les pires histoires. Il assistait à une action honteuse sans y prendre part, mais sans rien faire pour l’empêcher. C’était un passif… comme tout le monde.

Depuis qu’il était soldat, il se montrait bon soldat, ponctuel, croyant aux devoirs d’état, comme les camarades, mais quittant quelque chose de sa fermeté dès qu’il n’était plus en uniforme.

Il avait conçu pour Marie Déperrier une passion ardente. Le goût très vif qu’elle avait pour lui s’était excité dans les derniers temps ; et le diable même n’aurait pas su ou n’aurait pas osé dire pourquoi ni comment. Le fait est qu’elle préférait ce Léon à tous les hommes de sa connaissance. Il était joli de figure ; et puis, il y avait entre eux des émotions d’enfance dont il se doutait bien, et pour cause. Et, en riant, elle lui disait parfois : « Ne vous avisez jamais de m’aimer au delà du sens commun, mon cher. Je ne peux rien pour vous. Soyez galant homme, et gardez-vous une amie. » Elle pensait qu’elle devait, de son côté, « garder un ami, c’est-à-dire quelqu’un qui peut vous être utile ». Elle croyait au dévouement, comme à une bêtise qui pouvait agir à son profit. Mais en échange, elle entendait ne donner jamais aucune reconnaissance. « Quand les gens vous aiment, disait-elle à sa mère, c’est que ça leur fait plaisir ! Il ne faut pas leur ôter la joie qu’ils éprouvent à vous rendre des services, mais, vraiment, si on leur devait quelque chose en retour, ce serait à devenir fou. On n’en finirait plus !… Songe donc ! tu vois bien que tout le monde m’aime, moi !… pas assez pour m’épouser sans fortune, mais enfin… »

Avec ce Léon Terral, c’était devenu son genre d’être tout à fait sincère. Il avait même fini par aimer, dans cet être double, faux, essentiellement hypocrite, — la sincérité. Elle le savait, et le tenait par là. Et lui n’ignorait pas qu’elle n’était franche qu’avec lui ; il lui était facile de juger de cette franchise, parce qu’elle consistait dans l’aveu de toutes les hypocrisies.

Marie avait dix-sept ans, le jour où elle avait eu avec Léon la première de ces conversations… loyales, où elle s’exprima tout entière par un besoin naturel de confession, de sympathie. Avec celui-là aucune confidence n’était humiliante. Elle n’avait rien à lui apprendre des trivialités de sa vie. Elle avait tout intérêt à s’en plaindre, à exalter en lui le désir de la consoler, de se dévouer pour elle !

Il se rappelait les moindres détails de cette conversation où elle lui avait dit positivement qu’elle le préférait à tous les autres. C’était un après-midi où il avait mis pour la première fois son uniforme de sous-lieutenant.

Elle lui parla d’abord avec amertume de ses souffrances d’orgueil, car la destinée commune à tous lui paraissait intolérable. N’était-elle pas d’une autre essence, plus intelligente, avec des droits établis d’avance à une haute fortune ?… « Eh bien, songez donc, mon cher ! ma sœur Madeleine est un petit professeur de lycée, et, ce qui est plus grave, elle en a l’air, avec sa myopie et ses lunettes ! Moi, je vais tous les soirs dans le monde, depuis un an, grâce aux belles relations que s’est faites ma mère, présentée par son frère le colonel, — mais tous les matins, depuis que ma sœur est en fonctions, qui est-ce qui aide au ménage ? Ça n’est pas ma mère toute seule. Elle est bien trop molle pour ça ! C’est moi ! J’ai beau protester. Ma mère répond que c’est une économie sérieuse. Si je ne fais pas la cuisine, comme Cendrillon, je n’aurai pas la robe couleur de lune… Elle calcule assez mal, ma mère ! Compte-t-elle pour rien ce que mes mains perdront à ce jeu en finesse et en blancheur ? La beauté est le capital visible d’une jeune fille pauvre… » Elle ajouta en riant : « Il y en a un autre qui, tout caché qu’il soit, n’est pas moins important. Le premier attire l’amour ; le second est pour imposer, plus tard, l’absolue confiance… sans laquelle le bonheur est impossible. »

Après ces derniers mots, prononcés d’un ton de sentimentalité ironique, elle redevint sérieuse.

— Si vous saviez ce que je souffre à toute heure, dans mon légitime orgueil !… Voyons, dites, est-ce que ces mains-là sont faites pour la couture — dites franchement, — ou pour le balai ?

Il les prit et les baisa.

— Est-ce que ces lèvres-là sont faites pour souffler la poussière dans l’angle des étagères à bibelots ?

Il l’attira vers lui et il baisa ses lèvres qui demeurèrent froides et immobiles.

Quand il eut fini, elle éclata de rire.

— Les mains, les lèvres, fit-elle… je n’ajouterai rien, ni vous non plus… En voilà assez. C’est très agréable, mais il ne faut plus. Nous avons abusé de ça quand nous étions jeunes ! A partir d’aujourd’hui, je me range… Je comprends trop le danger !… Pour une jeune fille, ça serait la ruine !… »

Léon eut un élan de toute sa personne vers la coquette fille qui, un doigt sur les lèvres, posa sur la bouche du jeune homme son autre main, avec laquelle elle le repoussa, en lui disant : « Chut ! soyez sage ! Allons, c’est assez. »

Il se calma.

— Ce qui me fait le plus souffrir, le croiriez-vous, c’est mon père ?

Le père vivait alors. Il mourut trois ans plus tard, comme elle avait vingt ans.

— Vous n’imaginez pas à quel point il est commun ! Je sais bien qu’il travaille de son mieux pour gagner un peu de ce malheureux argent. Mais n’aurait-il pas pu trouver le moyen d’en gagner davantage et vite ? Est-ce que, par le temps qui court, on ne peut pas s’endormir pauvre et se réveiller millionnaire ? Qu’est-ce qu’il faut pour ça ? De l’audace… encore de l’audace ! Et quand on a des filles à marier, c’est une honte de ne pas penser à l’argent avant tout ! Lui, c’est un poltron. Nous sommes à une époque d’égalité, n’est-ce pas ? Eh bien ! je ne vois pas pourquoi, plus belle que la fille du marquis de Lagrène ou du ministre Durandeau, par exemple, — je ne serais pas aussi bien mise qu’elles… Alors ? — Eh bien ! non, il travaille chez un notaire, — dont il fait toute la besogne, il est vrai, — mais il gagne cinq mille francs à cette besogne sans prestige, cinq mille francs qui disparaîtront avec lui !… C’est indigne, au fond ! Savez-vous ce qu’il nous laissera pour tout potage ? Trois mille livres de rente, — ce qui, joint à la dot de ma mère, nous fera cinq mille. — Et il y a ma sœur… Celle-là, j’espère bien, puisqu’elle à un métier, me laissera sa part. Je m’arrangerai pour ça au besoin… Toutes les valeurs sont au porteur… Laide comme elle est, qu’a-t-elle besoin d’argent ?… Ah ! elle fera bien de renoncer à l’amour, celle-là ! »

Tout cela n’était pas d’une âme généreuse, mais Monsieur Léon écoutait ce langage sans sourciller. Il n’avait pas de surprise. Il avait vu se former cette personne morale, jour par jour, depuis leur petite enfance. D’ailleurs, n’est-ce pas là, songeait-il, le train ordinaire du monde, le niveau habituel de toutes les âmes ? Ne sont-ce pas là des pensées à l’effigie des pensées courantes ? seulement, à l’ordinaire, on cache ça, parce qu’on ajoute une hypocrisie à toutes les hontes.

Il la regardait et songeait âprement qu’elle était belle.

Elle poursuivait :

— Il a toutes les vulgarités de son métier, mon père. Pourquoi avoir honte du mot, avec vous ? C’est un clerc de notaire, voilà tout ! A une époque où cependant le dernier des saute-ruisseau vous a des airs de gommeux gentilhomme, il a l’air d’un paysan, lui ! Oui, il s’habille comme un paysan ! Que voulez-vous ? pas de race !… Je ne sais vraiment pas comment je suis sa fille !… C’est heureux qu’il ne nous accompagne nulle part ! Ma mère a su y mettre bon ordre. C’est une femme de tête, après tout… L’avez-vous vu manger à table, cet homme ?… Ça suffit à le juger : il tourne son pain avec ses doigts, en pleine sauce ! C’est un maniaque — et assommant !… Enfin, il faut vivre avec son mal… jusqu’au mariage !

Elle le regarda d’une certaine manière : « Tu es bête de n’avoir pas le sou : tu m’aurais tirée de là, toi ! »

Elle le tutoyait quelquefois, comme lorsqu’ils étaient petits, bien qu’elle l’eût prié, depuis qu’elle avait quinze ans, de la traiter en demoiselle, et de lui dire vous.

A ce moment le père parut. C’était un brave homme, assidu à son travail, adorant ses filles, aimant bien sa femme, qui le trompait quand l’occasion était bonne. Plein de terreur à mesure qu’il avait vu naître les prétentions et les ambitions de sa fille cadette, troublé à l’idée qu’elle n’était peut-être pas bonne, il subissait, lui aussi, tout le premier, le charme menteur de sa beauté. On le boudait toujours, mais on l’embrassait pour avoir un louis, et au moment où il le donnait, il était le plus heureux et se croyait le mieux aimé des pères. Et pour le gagner, ce louis, il travaillait tellement qu’il en perdait de vue son inutile inquiétude sur l’éducation toute moderne de sa fille.

Il apportait chez lui de gros dossiers de l’étude et souvent passait les nuits, penché dessus, le dos rond, dans une vieille redingote sale… Il se privait d’acheter une robe de chambre !… Ne fallait-il pas que sa petite fût bien habillée, toujours contente, et qu’elle eût des professeurs ? professeurs de piano, de chant, de dessin ? Pour la récitation, elle n’avait qu’à choisir parmi les acteurs à la mode, jaloux de lui donner gracieusement des conseils… mêlés de libres propos.

Monsieur Déperrier se montra donc à la porte du salon, et, voyant Léon :

— Ne vous dérangez pas, dit-il, je suis pressé !… Adieu, ma chère petite…

Du bout des doigts, il envoyait un baiser à sa fille… si gauchement, que son portefeuille en tomba. Il se baissa pour le ramasser… Son chapeau perdit l’équilibre : il le remit en place d’un mouvement prompt et sans grâce ; — et quand il tourna le dos, il montra d’humbles talons, un peu crottés par la sortie du matin. Le bas de son pantalon, relevé, laissait voir une grossière doublure de lustrine noire et des chaussettes ridiculement blanches, et toutes mouchetées de boue.

Il sortit.

D’un involontaire mouvement, la jeune fille, entraînée par les précédentes confidences, avait saisi le bras du jeune homme, et d’une voix sifflante où passait la rage d’être née d’un trop pauvre, d’un vulgaire, d’un brave être soumis à la destinée des humbles :

— Ah ! tenez, dit-elle, il me fait horreur !

Léon ne sourcilla pas. Il dit, simplement, sur le ton du reproche qui veut rester doux, se sachant inutile :

— C’est votre père !

— Est-ce que nous avons demandé la vie à nos parents ? dit-elle ingénument, en levant sur lui son beau regard pur. Est-ce qu’ils ne doivent pas se faire pardonner, quand ils ont eu l’imprudence de nous faire naître sans assurer à l’avance notre bonheur ? Je ne suis pas assez enfant pour ignorer que s’ils nous ont mis au monde, c’était pour leur plaisir !

— Cependant… — essaya-t-il…

Elle conclut tout sec :

— Voilà pourquoi, mon cher, — bien que je vous aime, — car c’est évident, c’est vous que j’aime… je vous préfère du moins à tous les autres mal intentionnés de ma connaissance… eh bien ! que disais-je donc ?… Bref, malgré tout, ce n’est pas vous que j’épouserai, mon cher. Entrez-vous bien ça dans la tête… Pour mettre au monde des malheureux… Pas la peine !

— Etes-vous donc si sûre que la fortune, c’est le bonheur ?

— C’est au moins le seul moyen des bonheurs possibles !… Et c’est pourquoi, tout en vous regrettant, — je ne vous épouserai pas… Pas si bête !

Ce fut le dernier mot de cette conversation inoubliable… Et depuis ce jour-là, Monsieur Léon se mit à plaindre plus que jamais Mademoiselle Marie d’être si injustement malheureuse, et, pour la consoler un peu, à lui écrire des lettres d’amour, de véritables lettres d’amour « comme dans les livres », lui disait-elle. C’est même sur l’instante prière de Marie qu’il s’était mis à lui écrire ainsi tout ce qui lui passait par la tête et par le cœur. Elle ne lui répondait pas, ou seulement d’un mot bref sur sa santé, sur la couleur du temps. Elle n’avait pas envie de se compromettre sans aucun profit !… Et il écrivait toujours. C’était des lettres quelconques, pas plus spirituelles, pas plus bêtes que tous les cris de désir des autres amoureux. Il s’emballait, s’exaltait dans le souvenir des menus suffrages de l’adolescence. Comme on se grise en buvant, il devenait fou d’amour à force de parler d’amour. Elle, ces lettres l’enchantaient, et si elle lui répondait parfois, c’était surtout pour l’exciter à écrire. Avec lui, elle se sentait libre à cause de leur camaraderie, et sûre d’elle ; car elle le dominait complètement.

Elle ne risquait donc rien et se complaisait à relire ces paroles ardentes. Elle n’était pas sans regretter cette émotion des amoureux, devinée ou même éprouvée par elle, aux soirs d’été, dans les sentiers du Bois ; — mais elle refusait énergiquement de s’y abandonner tout entière pour ne pas compromettre l’avenir… L’avenir, c’était le beau mariage. Il fallait tout sacrifier à cela. On verrait après. On tâcherait de rattraper le temps perdu. C’est alors peut-être que Monsieur Léon aurait son heure, — qui sait ? Lui-même, de son côté, concevait parfois cette idée, et l’envisageait sans trop d’impatience, comme « une de ces choses qui arrivent ». Et elle continuait de résister, sans beaucoup de peine d’ailleurs, aux tentatives du jeune lieutenant. Il s’emportait quelquefois ; alors elle le faisait rentrer, d’un mot, gentiment, dans les limites du respect nécessaire.

Il lui donnait, sans le savoir, une comédie d’amour à laquelle, par l’imagination, elle prenait presque autant de plaisir qu’à une aventure définitive.

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