Fleur d'Abîme
XI
Toutes les pensées, toutes les joies, toutes les tristesses, tous les désirs, tous les rêves, — tout cela proprement plié, sous l’enveloppe mince des lettres, sous une effigie de roi ou de reine, et bien et dûment timbré, tout cela glisse dans des trous béants aux devantures des boutiques, puis court dans des wagons, s’en va, — isolé des cœurs d’où cela est sorti, — sur les routes, par les chemins, dans la boîte des facteurs toujours fatigués et toujours en route… Tous ces petits carrés de papier, sans fin vont et viennent, entre-croisant, sans les embrouiller, les milliers de fils de leur va-et-vient, — la réponse appelant la réponse à travers l’espace… Tous ces menus papiers, ce sont des cris qui s’échangent en silence… Oh ! l’éloquente, la magique enseigne, qui, — dans les bourgades perdues sous la neige des montagnes, au fond des vallées ignorées, au bord des déserts d’Afrique, — donne au voyageur découragé une soudaine émotion de fidélité et de retour, et comme un sentiment joyeux d’ubiquité : Postes et Télégraphes.
Sur la tablette de son petit secrétaire, dont elle porte toujours la mignonne clef sur elle, Marie écrivait à Berthe :
« Chérie,
« Mon mariage est fixé aux premiers jours de septembre. Il aura lieu ici, dans la chapelle du château d’Aiguebelle. Peut-être viendras-tu : Nice et Monaco sont si près !… Que de choses à te conter, j’en étouffe… Ah ! que ce sera bon de bavarder !
« Mille gros baisers.
Marie.
« P.-S. — Dois-je inviter Léon ? Je ne sais que faire. »
Berthe répondit :
« Si j’y serai, ma mignonne ! Je te crois que j’y serai ! Tu vois bien que tout s’est passé selon la formule : couvent, rappel…, et le reste, le reste c’est-à-dire ce que j’imagine, car tu ne m’as pas gâtée : quatre pauvres petits billets en un an ! Moi qui te croyais écrivassière ! Si tu meurs d’envie de tout dire, je meurs d’envie de tout entendre. Bonjour, chérie, je tourne court. Mon aimable époux s’impatiente. Nous dînons en ville et c’est attelé. Ce qu’il est toujours plus embêtant, mon homme, tu n’en as pas d’idée ! Et pourtant je le laisse libre : qu’est-ce qu’il faut donc faire pour être heureuse ? Je t’engage à mettre le tien au pas dès les premiers jours. Les premiers jours décident de toute la vie. — Beaucoup de baisers.
Berthe.
« P.-S. — C’est égal, je regrette pour toi et pour tout Paris, la Madeleine et tout le grand tra-la-la des mariages célèbres. Mais tu me rappelles Bonaparte : il commença par Toulon. All right ! Et laisse Léon où il est, à Valence. »
Pendant que Marie lisait, dans sa chambre, cette lettre de Berthe, Paul recevait celle-ci, datée de Saïgon :
« Mon vieux frère,
« Je vais rentrer en France plus tôt que je ne pensais. Il serait trop long de t’expliquer pourquoi il m’est impossible de faire autrement. Je serai d’ailleurs bien heureux de vous revoir tous, et d’embrasser encore une fois ma vieille maman infirme. J’avais des projets d’études spéciales que j’abandonne avec chagrin. »
Suivait une longue dissertation sur l’avenir de la Cochinchine ; et la lettre s’achevait ainsi :
« Puisque je reviens en France, j’espère y arriver de façon à pouvoir assister à ton mariage. C’est Pauline qui m’en a dit la date probable. Sans elle, je ne saurais rien de toi. C’est pourtant facile d’écrire au courant de la plume tout ce qui passe par la tête. Ingrat, va !… N’importe, cher silencieux, je sais où dort en silence le trésor de ton amitié. Gardons-la, notre amitié, gardons-la bien, éternellement, même sans nous la dire. Tous les amours peuvent tromper, mais non pas celui-ci : la vieille affection de deux hommes au cœur droit. Je t’aime, vieux frère, et je suis à toi.
Albert. »
La petite Annette lisait une lettre de Pauline :
« Ma chère petite Annette,
« Ce grand évènement, le mariage de ton bien-aimé frère, va donc se réaliser. Je n’aurais pas cru que cela se fît si tôt. Enfin, j’espère encore un retard qui permettra à mon frère d’arriver à temps. Il sera avec nous dans les premiers jours de septembre. En ce cas, moi aussi j’irai là-bas. Tu me trouveras un peu triste ; ne t’étonne pas ; maman m’inquiète toujours davantage. Elle m’effraie, tant elle est maigrie, mais son âme, sa parole vraiment suaves me consolent de tout, même de ce grand mal qu’elle me fait en étant toujours plus malade. Comme c’est beau, la force morale, l’amour du devoir, le dévouement aux autres, la bonté qui permet qu’on souffre en souriant, afin de consoler ceux qui vous aiment. Toute son âme est maintenant dans ses yeux et c’est beau comme la lumière. Cela ne se peut expliquer, il faut le voir et alors cela s’impose, se transmet même. Puissé-je lui ressembler pendant toute la grande épreuve de la vie, par la force et par la douceur… Mes respects à ton adorée mère. Elle ressemble à la mienne. Dieu te la conserve ! Travaille bien et amuse-toi bien.
« Un gros baiser sur tes deux joues, de ta triste vieille amie.
Pauline. »
Annette répondit :
« Chère, chère Pauline !
« Quel bonheur ! quel bonheur ! Il nous revient, ton grand frère ! Figure-toi que je n’osais pas l’espérer. Paul va être si heureux ! Et maman aussi, de te revoir ! Et ta maman à toi et toi-même ! Nous serons tous, tous si contents. J’ai éprouvé un tel bonheur de cette nouvelle que j’en ai sauté, en jouant avec ma sœur Marie, comme une enfant, des petites… Mais je m’aperçois que l’idée de notre bonheur m’empêche de m’attrister avec toi sur la santé de ta mère. Va, le bon Dieu nous les conservera longtemps encore. Et puis leur force d’âme les soutient, car la mienne aussi est bien malade, sans en avoir l’air. Du moins, elle marche, elle. Mais le cœur lui fait mal souvent. Toujours ces palpitations. Le médecin recommande mille précautions. Ne pas monter d’escaliers ; pas d’émotions brusques… Aussi, je lui ai annoncé très doucement le retour d’Albert. Elle me charge de dire à ta maman toutes les tendresses les plus douces. Oui, ta mère est admirable, sur ce lit de douleur, d’avoir si longtemps de si belles patiences. Elle est héroïque, disait hier maman, mais aussi quelle consolation pour elle d’avoir sa fille Pauline, — bonne comme elle, — et quelle fierté d’avoir un fils comme Monsieur Albert, — qui sera amiral tout jeune, j’en suis sûre. Je l’ai entendu dire à l’amiral Drevet. Je te dirai encore que ma sœur Marie est toujours très belle et d’une amabilité qui ne se dément jamais. Pauvre Marie ! Elle n’a plus de mère à aimer, elle. Pourtant, elle mérite tous les bonheurs. Mon frère le dit souvent, et je le crois. Je me rappelle qu’elle plaisait aussi beaucoup à Albert. Si tu lui écris encore, à ton cher frère, dis-lui comme nous l’attendons tous avec impatience, moi comprise. Il me trouvera grandie, en dix-huit mois ! Songe donc ! j’avais quinze ans et demi ! A présent je suis une femme. Il me semble que je n’oserai plus jouer avec lui, comme autrefois, au chat perché ! Te souviens-tu comme il m’attrapait à tout coup ? Mais je bavarde comme une petite pie. Je te rends, sur les deux joues, tes deux gros baisers, ma bonne Pauline. Ta petite amie pour toujours.
Annette.
« P.-S. — Tu ne sais pas ? je pense souvent que nous pourrons être pendant toute la vie, toi et moi, deux amies comme sont, en hommes, Albert et Paul. On dit que c’est rare entre femmes. Et, en effet, j’y songe : il y a Damon et Pythias, Oreste et Pylade ; il n’y a pas de légende sur l’amitié des femmes. Eh bien, nous serons une rareté. C’est dit ! Bonjour, ma Pauline. »
De la comtesse d’Aiguebelle à l’abbé Tardieu :
« Vous aviez raison, mon cher abbé. Elle est charmante, irréprochable, un peu sèche par moments, d’une réserve un peu voulue. Mais cela vient sans doute d’une excessive et très noble fierté. Le mariage aura lieu le 15 septembre. Que Dieu protège mon cher enfant ! Merci de votre bonne lettre. Pardonnez-moi si je n’y réponds pas plus longuement : je suis si souffrante aujourd’hui. »
Le comte Paul répondit à Albert :
« J’ai fixé le 15 septembre, afin que tu puisses être là. Je veux t’avoir. Mon bonheur, autrement, serait incomplet. Je te serre dans mes bras.
Paul. »
Albert, en lisant ces lignes, se sentit pâlir. Il éprouva un mouvement d’angoisse au fond de son cœur, mais son parti était si bien pris, sa volonté si accoutumée à être la maîtresse ! Il envoya un mot par câble sous-marin. Et ce mot, qui sortait des profondeurs les plus douloureuses d’une âme d’homme, et dont il fut le seul à connaître tout le sens, courut au fond des grandes eaux :
— « J’y serai. Merci. »