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Fleur d'Abîme

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TROISIÈME PARTIE

I

Ce fut le soir seulement que Mlle Marie Déperrier se sentit vraiment en possession de tout ce qu’elle avait rêvé.

Quand le parc fut illuminé, quand le vieux château tout entier, étincelant de lumières et comme incendié, s’emplit des sonorités de l’orchestre et les envoya, par toutes ses fenêtres, s’éparpiller dans les arbres du parc, sous lesquels se tenait une foule de paysans curieux et respectueux, — ce fut alors seulement qu’elle se sentit reine, c’est-à-dire riche, et même comtesse.

Les compliments des hommes, surtout des officiers de marine chamarrés de croix, l’enivrèrent. La présence de Berthe, du petit Lérin de la Berne, de Léon, témoins discrets de son passé médiocre, l’excitaient à l’orgueil, à l’arrogance, à tous les défis envers la destinée. Quand elle passait près d’eux, elle avait, en les regardant, une flamme mauvaise dans les yeux. Ce regard leur disait clairement : « Hein ! Ça y est ? A présent, bonsoir ! Je peux, à mon gré, me passer de vous, — ou daigner vous reconnaître… Auriez-vous jamais cru ça, dites, les petits amis ? »

Léon, mis d’ailleurs à la raison par Berthe, fit d’abord assez bonne contenance.

— Quand on n’a rien à offrir à une honnête fille, rien que son cœur, — avait prononcé Berthe, — on ne lui fait pas manquer une affaire inespérée comme le mariage de notre amie, — que vous avez tort, par parenthèse, d’appeler Rita. Il est même temps de l’appeler « la jeune comtesse », mon cher !

Le pauvre diable s’était rendu. Ce n’était pas un méchant garçon. C’était un faible — qui se croyait un soldat. Il avait pris l’habitude d’aimer Marie pour ses défauts, pour sa manière de l’appeler et de le repousser, pour ses glissements de couleuvre qui irritaient son désir de la fixer, de la tenir, de l’avoir à lui. C’était un héros de faits-divers. La lecture des journaux, à la rubrique « Drames de l’amour et de la jalousie », était sa seule littérature. Sans s’en douter, il s’était formé peu à peu un idéal de conduite d’après ces héros vulgaires qui vivent et meurent tous les jours, à la troisième page des gazettes. Cela n’empêchait point, au contraire, la sincérité et la violence de ses passions.

Quand il vit Marie si belle, triomphante au milieu de tous ces hommes et des femmes qu’elle éclipsait, il eut un mouvement de rage à la tuer. Quand il la vit valser entre les bras de son mari, il se déclara, avec un mouvement de fureur aveugle, qu’il allait sortir et se noyer dans la mer… C’était si près. Le temps était admirable… Le clair de lune scintillait sur les vagues tranquilles… Il fut tenté. Il se dit encore qu’il était bien sot d’assister à cette fête, d’exaspérer en lui des regrets poignants et inutiles… et il conclut que puisqu’il était là, il fallait « faire quelque chose »… Oui, il fallait agir, en homme de résolution, en soldat, en héros, ce soir même !

Pourquoi ne l’enlèverait-il pas ? Enlever une nouvelle mariée, c’était original, ça ! On en parlerait ! Cette folie le séduisit étrangement… Quand Marie repassa près de lui, dans le moment où il faisait ce rêve, il ressentit, à la voir, ce coup de vertige qui vient d’un afflux de sang au cerveau, qui aveugle la raison, emporte les sens, fait commettre les grandes, les irréparables sottises.

Un moment plus tard, il put s’approcher d’elle : — Il faut absolument que je vous parle, murmura-t-il, bas et vite.

Elle était animée par la danse, échauffée et rouge. Elle était dans le feu de l’action, dans la lumière de sa gloire.

— Bon ! je le pensais bien, fit-elle de même.

Excitée comme elle l’était à ce moment, ce lui fut un âcre plaisir d’avoir ce bout de dialogue coupable, là, en pleine fête de mariage… « Ça commençait donc, la vraie vie ! »

Elle respira, s’éventa et dit avec calme :

— Tous les appartements sont ouverts, livrés aux invités. Les cadeaux sont exposés dans la bibliothèque, au premier étage.

— Je sais, dit le jeune homme.

— Montez-y, reprit-elle. Je vous y rejoindrai avant un quart d’heure.

Elle le laissa pour s’élancer au bras du docteur qui passait.

— Eh bien ! docteur, vous rappelez-vous notre première conversation à cette soirée des Russes ? Vous m’avez dit, ce soir-là, bien des choses intéressantes…

— Elles ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd.

— Dame !

Elle quitta le docteur pour Berthe, qui lui dit : — On ne peut donc pas t’avoir un moment ?… Tu es diablement en beauté, ce soir. Ta beauté embellie, ça semblait impossible, et pourtant cela est !… Tiens, tu n’es plus la même… Tu as un rayonnement… insolent !

— Parbleu ! fit-elle avec un regard qui tomba de haut et qui faisait la charge de son propre orgueil.

— Allons, adieu, glorieuse ! répliqua Berthe… Comme ton mari nous regarde ! Est-ce qu’il serait jaloux la veille, Monsieur d’Aiguebelle ?

Paul observait en effet.

Le petit Lérin s’approcha de Marie, avec son carreau dans l’œil.

— Vous m’ennuyez, vous, lui dit-elle. Vous avez mis le pied sur ma robe tout à l’heure, et me voilà bien, avec tout ça déchiré !… Enfin, quoi ! Qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! je m’en doute… On vous a déjà donné, mon bonhomme.

— Petite monnaie ! mâchonna-t-il.

— On a eu bien tort, dit-elle ; ça vous fait revenir.

Il passa une lueur vicieuse sous la vitre de son monocle.

— Inscrivez-moi, ma petite Rita !

Elle se demanda s’il fallait se fâcher avec cet imbécile qui en restait aux plaisanteries des jours de réception, des jours de Théramène. Il ne comprenait donc rien, ce ramolli, cette bête brute ! Elle le regarda et se mit à rire, prenant le parti d’entrer dans son badinage.

— Vous êtes inscrit, dit-elle… Je les inscris sur mon carnet de bal.

— Premier ? interrogea-t-il.

— Comme vous y allez ! Je vais vous dire. Il n’y a pas encore de numéros d’ordre… Vous êtes dans le tas.

Il bégaya :

— Un tour de faveur ! un tour de faveur !

Et, ravi de son insolence, il s’en fut la conter à Berthe de Ruynet, dont le mari errait comme une âme en peine à travers le parc, où il achevait de fumer une boîte de cigares.

Tout en causant avec Albert, qui, maître enfin de lui, faisait bonne contenance et portait sa peine avec le courage simple et invisible que mettait sa sœur Pauline à subir la sienne, — le comte Paul, pendant ce temps, se sentait envahi par un étrange malaise moral, du caractère des pressentiments.

Il ne raisonnait rien. Il subissait une vague et invincible angoisse, et il songeait obstinément : « C’est singulier, quand je la regarde, je ne la reconnais plus… On dirait une autre !… »

— Tu as l’air préoccupé. Est-ce que tu souffres ? lui dit Albert. Je te défends bien, par exemple, de n’être pas heureux ce soir !

— Je suis fatigué. Voilà tout, dit Paul. Allons dehors respirer un moment.

Ils sortirent et Paul ne tarda pas à se remettre de son trouble. Le bon air frais le rendit à lui-même. Tu vois bien ! lui dit Albert, — c’était subjectif !

La nuit était somptueuse. Sur les velours du ciel, qui étaient les profondeurs de l’éther, — les diamants qui étaient des mondes, scintillaient bleus, verts, blancs et or. Le reflet de la lune sur les vastes eaux de la mer, s’ouvrait comme une avenue de mystère, comme le chemin de l’amour et de la mort.

Les deux hommes causaient, renouvelaient en eux, par l’échange des pensées les plus intimes, leurs raisons de s’aimer. Et Paul était loin de se douter des souffrances de son ami. Ni l’amitié, ni l’amour ne peuvent faire que deux êtres aient tout à fait les mêmes joies, les mêmes peines.

Hélas ! les cœurs les plus liés ne sont pas, pour cela, mêlés.

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