Fleur d'Abîme
VI
Toutes les belles et bonnes raisons qu’il avait d’aimer avec passion la jeune fille, Paul deux mois après, les expliquait brusquement à son ami, — au moment précis où Albert allait lui dire, pour son compte, — les mêmes choses.
Ce n’était donc pas Albert qui pouvait lui inspirer contre Mademoiselle Déperrier le moindre doute. Le pauvre lieutenant de vaisseau reçut cette confidence — amour et projet de mariage, — comme un coup de couteau dont on meurt en silence.
Ils se promenaient sous les platanes d’Aiguebelle, à mi-coteau, avec la mer à l’horizon, — et, par-dessus l’échiquier blanc et bleu des salins, ils voyaient les grands bateaux en ce moment mouillés là.
— Eh bien, qu’en dis-tu, Albert ?
Albert réfléchissait.
L’aveu de son amour à Paul, lui devenait impossible juste dans le moment où il allait le faire. Parler franchement, c’était désespérer son ami… Au profit de qui ? De lui-même ? Mais pourquoi serait-ce lui le choisi de cette jeune fille ? Il y avait bien plus d’apparence qu’elle aimerait un homme comme Paul… Les marins partent trop souvent. Leurs femmes sont des demi-veuves…
A ces considérations, il en ajouta une décisive : il fallait qu’un des deux amis se sacrifiât. Paul avait confessé son amour. Albert n’avait encore rien dit. Le sacrifice le plus complet, le plus utile, le seul heureux, c’était donc le sien, puisqu’il resterait ignoré. Paul en pourrait jouir sans une ombre de regret.
Le brave garçon prit rapidement son parti.
— Mon cher frère, dit-il (ils s’appelaient quelquefois ainsi), je crois, à en juger par toutes les apparences, que tu as bien placé ton cœur. Tu seras heureux… comme tu le mérites. Mais moi, si tu te maries bientôt…, je ne serai pas là.
— Comment donc ?
— J’ai sollicité avant-hier le commandement d’une canonnière au Tonkin. Je suis chaudement appuyé par l’amiral Drevet : je me crois sûr d’obtenir ce que je désire.
— Ah ! quel malheur ! dit simplement Paul, — habitué à ces brusques départs du marin.
Ils continuèrent à parler de ce mariage.
Le soir même, le lieutenant de vaisseau écrivait à son ami :
« Je suis forcé de partir pour Paris, appelé par dépêche. Mon affaire réussira. Sois heureux… sois heureux… »
Il y avait, dans la répétition de ces deux mots, une douleur que Paul ne pouvait pas voir.
Albert ne se doutait pas qu’il allait laisser derrière lui sa sœur Pauline désespérée du mariage de Paul. Elle avait, pour l’ami de son frère, depuis qu’elle était née à la vie du cœur, un noble, un profond amour, ignoré même de sa mère.
Il obtint son commandement, et partit, au grand chagrin d’Annette, la petite sœur de Paul. Annette avait pour lui — symétriquement ! — un amour de pensionnaire dont il était bien loin de se douter, — et qui l’eût consolé peut-être…
Et, peu de temps après la conversation des deux amis et le départ d’Albert, le comte Paul avait ouvert son cœur à sa mère… Elle avait souri tristement… — et c’est alors qu’elle avait écrit à l’abbé.
Quand elle eut reçu la réponse du vieux précepteur de Paul, il fut convenu qu’on irait passer à Paris tout ce printemps. Elle voulait voir et juger Mademoiselle Déperrier. De plus, le départ d’Albert laissait bien seules Madame de Barjols et sa fille. On partit donc. La présentation des dames Déperrier chez la comtesse d’Aiguebelle, à Paris, se fit un soir où il y avait quelques personnes. Marie se tint sur une réserve extrême… Et il n’y eut rien que l’observation en attente, de part et d’autre.
Deux mois plus tard, en avril, Paul demandait à sa mère, pour la centième fois : « Eh bien, que pensez-vous d’elle, ma mère ? »
— Donne-moi le temps de me reconnaître.
Mademoiselle Déperrier n’était pas sympathique à la comtesse. Le cœur des mères voit profond. Mais la mère de Paul ne trouvait rien à dire pour justifier son antipathie. Elle ne l’avouait donc pas, et se contentait d’ajourner le prononcé de son jugement. Désolée d’avoir à faire souffrir Paul, elle avait cependant ce courage.
— Tu ne peux vraiment pas, lui disait-elle en souriant, me forcer à être aussi emportée que toi… Il y a dans ton opinion sur elle, d’après tes propres théories, un élément d’erreur : l’amour même. Moi, je n’ai qu’à l’aimer d’une amitié forte, qui naîtra uniquement de mon jugement moral… Donne-moi le temps !
Il attendait avec confiance, — puisqu’il aimait.