Fleur d'Abîme
XIII
Les plus longues échéances arrivent, et, l’heure arrivée, on s’étonne qu’un délai d’un an ou une durée de vingt ans, une fois dans le passé, ne pèsent pas plus l’un que l’autre.
Albert de Barjols, au bout de dix-huit mois de commandement, se retrouva le même homme, avec le même rêve au cœur. Peut-être l’absence, — qui rend si désirables les réalités les plus banales, même celles qu’on a détestées à l’heure où on les possédait, — avait-elle accru en lui son amour sans espérance. Cet amour, son renoncement même le lui avait rendu précieux. Il n’était pas sans se complaire dans l’approbation de lui-même. Le bien n’est parfait, n’est accompli que dans le cœur de quelques saints, et encore ceux-là ont-ils à repousser, comme des suggestions étrangères, diaboliques, les mauvaises pensées de l’orgueil. Dans un homme dont la volonté morale est sa propre fin, la satisfaction de soi, récompense légitime, devient un péril. L’égoïsme toujours aux aguets entre par là, se satisfait, exige, fût-ce en silence, certains dons en retour, de ceux à qui on prétend s’être sacrifié, et qui l’ignorent ! Cela devait peut-être arriver pour Albert. En attendant, la satisfaction qu’il éprouvait de sa générosité lui faisait de Marie un être d’autant plus cher. N’est-ce pas à lui qu’elle devait, sans le savoir, son fiancé ? Elle lui devait au moins le repos, car il n’aurait tenu qu’à lui, Albert, en avouant son amour à Paul, d’établir entre eux une rivalité qui, au bout du compte, aurait peut-être tourné à son avantage.
Pourquoi non, si, à ce moment-là, ce qui était bien possible, le cœur de la jeune fille n’avait pas encore parlé.
Esprit noble et pur, mais très positif, Albert n’était pas de ces idéalistes qui demandent à la vie des beautés supra-humaines, aux êtres des vertus sans défaillances. Ici, il admettait fort bien qu’une honnête jeune fille se déterminât sans entraînement spontané, sans amour en un mot, pour un homme comme Paul. Il admettait qu’elle le trouvât digne de son choix pour des raisons froidement mais sagement méditées.
Ces idées lui étaient revenues souvent sur le pont de sa canonnière, là-bas, au Tonkin, — pendant les longues soirées… Et comme il avait renouvelé en lui ces souvenirs chaque jour, il n’avait, au bout de dix-huit mois, qu’à se rappeler ses pensées de la veille pour se retrouver le même qu’au moment de son départ de France.
Il était donc certain de souffrir en revoyant Paul et Marie, en assistant à leur mariage ; mais l’idée de cette souffrance ne lui déplaisait pas. Il revenait sur son champ de bataille moral, se rappeler une victoire. En même temps que de sa douleur égoïstement savourée, il venait jouir sincèrement du bonheur qu’il avait permis. — Puis, en des minutes de révolte, il se trouvait victime et regrettait son abnégation…
Le paquebot le débarqua à Marseille, le 12 septembre. Il demanda par dépêche, à Toulon, la permission d’aller à Paris, pour embrasser sa mère. Il l’obtint, et prit le rapide, le soir même de son arrivée en France.
Avant de partir, il avait écrit à Paul qu’il reviendrait pour le mariage, avec sa sœur Pauline.
A la vérité, il aurait pu aller chercher en personne sa permission à Toulon, y donner rendez-vous à Paul, l’embrasser ainsi plus tôt, comme il eût fait autrefois ; mais il avait un peu peur de voir le bonheur de son ami… Il aimait mieux l’arrivée aux Bormettes, avec beaucoup d’autres personnes, au milieu des banalités solennelles d’une cérémonie. Alors, son regret, son chagrin passeraient plus facilement inaperçus…
De son côté, Paul était si occupé, si troublé en ces derniers jours, qu’il ne songea pas à s’étonner des nouvelles façons d’Albert. Et puis, Madame de Barjols avait si grand’peur de ne plus revoir son fils ! Il était naturel qu’il ne perdît pas une minute après une longue absence : ce fut la pensée de la comtesse d’Aiguebelle.
Quant à Annette, ce qu’elle pensa, personne n’en sut rien. Marie pourtant en devina quelque chose, car la fillette avait, selon Mlle Déperrier, l’ingénuité un peu bécasse.
Elle était un peu bécasse, mon Dieu ! c’était vrai, si bécasse veut dire inexpérimentée. Mais comment faire ? Tous les nouveaux venus dans la vie n’y entrent pas corrompus par avance. L’ancien vocabulaire, un peu niaisement idéaliste, disait d’une jeune fille pure : « C’est un ange. » L’ironie à la mode, assez lourdement réaliste, prononce : bécasse… Il est bien vrai que les enfants sont des sots. Ils n’apprennent qu’à leurs dépens que le monde est traître, que leurs parents ne sont pas toujours honnêtes, que les amitiés trahissent parfois, que le mensonge est en honneur parmi les hommes, que les paroles données ne comptent pour rien, si elles ne sont pas écrites ; que la justice est partout méconnue, — bref, que le monde des grandes personnes est exactement le contraire de ce qu’on leur demande d’être eux-mêmes, les pauvres petits, sous peine d’avoir le fouet ou d’être mis au pain sec et à l’eau.
Cette bécasse d’Annette n’était pas une Agnès, — mais ce n’était pas une Rita. On ne voilait pas à son intention l’Eros de marbre blanc, un antique rapporté de Mélos par un d’Aiguebelle et qui ornait la bibliothèque. Elle avait lu Paul et Virginie et Jocelyn ; et savoir les pudeurs, c’est entrevoir ce qu’elles cachent. Sa mère n’était pas collet-monté, quoi qu’en pût penser Rita. Elle ne croyait pas que l’absolue ignorance fût une chose nécessaire ou seulement bonne, mais elle croyait au danger moral et physique de la précocité. Elle aurait fiancé avec joie les dix-sept ans de sa fille ingénue à un jeune homme de pure et haute éducation, de noble nature. Elle eût laissé les deux enfants errer ensemble dans le parc, par les belles soirées, afin que la chère petite pût éprouver et savourer une à une, à l’âge divin, les émotions de la vie, telles qu’elle les avait connues elle-même. Elle respectait l’amour naturel, comme le plus profond miracle de la vie, mais c’est bien pourquoi tout ce qui le vulgarise, tout ce qui en fait le sujet plaisant, irrévérencieux, des conversations de boudoir ou de fumoir, lui avait toujours inspiré de l’horreur. L’acceptation loyale et fière de la vie complète lui semblait la loi même de Dieu.
Elle n’avait donc pas fait de sa fille une ignorante prête à s’épouvanter des plus nobles réalités ou à les désirer coupablement comme interdites, — mais elle n’avait pas jugé à propos de déflorer sa jeune imagination en lui laissant lire des histoires, même honnêtes, où tout le mal est trop bien raconté, dépeint de couleurs trop exactes. Il lui semblait que c’eût été devancer artificiellement le travail de la vie. C’eût été, croyait-elle, ravir d’avance à l’enfant, — sous prétexte de lui épargner des douleurs, — ce je ne sais quoi de nouveau qui, dans la douleur même, est un charme de mystère peut-être nécessaire au bonheur futur. Et surtout, disait-elle aux femmes, bien rares, avec qui elle avait pu causer de ces choses, c’eût été trahir le futur époux que d’achever trop tôt cette petite âme en formation, avide de connaître. Celui-là, si le vœu de la bonne dame était réalisé, devait trouver une vraie jeune fille, c’est-à-dire un être moral inachevé encore, noué à peine, comme un fruit dans la fleur, et dont il ferait une femme selon son propre cœur et selon son esprit, le moule mystérieux de sa race.
C’était donc une bécasse ravissante, quelque chose comme un oiseau bleu à long bec, — que cette pauvre petite Annette. La sotte avait très bien reconnu, dans l’ami de son frère, l’homme que sa mère eût rêvé pour elle. Tout en grandissant, elle avait senti grandir en elle pour Albert un amour bébête, et charmant, un amour destiné à croître encore et qu’elle s’imaginait cacher. Mais c’était un amour bécasse : il montrait souvent le bout de l’aile — ou le bout du bec. Elle se déclara furieuse de ne pas voir Albert avant tout le monde, même avant Madame de Barjols et Pauline. C’était si près, Toulon, de Marseille ! Puis, elle déclara qu’il avait bien fait et qu’il ne serait pas digne d’être aimé par ses amis, s’il n’eût pas pensé à sa mère avant tout.
Albert, qui ne se doutait pas de cet amour-là, et qui, s’il l’avait connu, n’y aurait vu sans doute qu’un petit rêve de pensionnaire, ne pensait guère à Annette. Il avait vingt-sept ans. Elle en avait dix-sept à présent. Ils étaient, par l’éducation, par la nature, faits l’un pour l’autre, — mais il pensait à Rita, qui épousait son ami ! Et le pis était que, sans doute, dans le charme qu’exerçait Marie Déperrier, avec son visage angélique et ses yeux purs, il y avait l’attrait du mal, parfaitement méconnaissable, mais sourdement actif. En un mot, l’attrait de Marie, c’était le secret appel luxurieux de sa volonté froide. Les innocentes n’appellent pas. Le mot de la Bible est profond : Elle le prit et lui en offrit. — Mais depuis l’antique histoire où l’on voit la femme offrir et l’homme accepter, Ève a décidé que l’honneur d’Adam consiste à témoigner du contraire.
Madame de Barjols, heureuse d’avoir revu son fils, l’engagea affectueusement à repartir tout de suite pour Hyères.
— A présent, tu m’as embrassée, je suis heureuse… Emmène Pauline ; je serai bien soignée en son absence par nos vieux serviteurs, tu le sais bien. Partez donc tranquilles. Tu me la ramèneras dans trois jours. Il faut que la chère enfant s’amuse un peu. J’y tiens beaucoup.
Qu’elle s’amuse ! La paralytique ne se doutait pas de l’ironie de ce mot. Pauline lui avait caché avec soin la douleur que lui avaient apportée les fiançailles de Paul.
Paul avait passé à côté du bonheur, sans s’en apercevoir. Au temps où Madame de Barjols habitait Toulon, et n’était pas encore une infirme, il voyait Pauline tous les jours. Quand elle avait dix ans, il en avait treize, et ils jouaient ensemble. Annette était alors un bébé à la mamelle. Pauline était pour Paul comme une autre sœur. Il ne lui était pas même venu en l’esprit qu’elle pût jamais être autre chose pour lui. Pauline n’était pas jolie. Ni laide non plus. Elle avait de belles dents, un sourire adorable, de grands yeux bruns, de grands cheveux bruns, mais elle avait toujours eu je ne sais quoi de triste dans l’expression générale de sa physionomie, jusque dans ses attitudes. On la taquinait à cause de cela, quand elle était petite. Son frère l’appelait Mignon. Et parfois il lui disait : « As-tu fini, ce soir, de regretter la patrie ?… » Puis gravement : « Voyons, sois un peu où nous sommes. Nous t’aimons bien, nous autres. Quelle raison as-tu d’être si triste ? »
— Je ne suis pas triste, Albert, et ce n’est pas ma faute si j’en ai l’air.
— Ne la taquine pas toujours là-dessus, disait la mère. Elle est comme ça. Et puis, entre nous, ça lui va si bien !
Elle l’attirait alors contre sa poitrine et caressait ses beaux cheveux.
Oh ! cette caresse de la mère ! La petite Pauline en rêvait passionnément. Elle était câline, tendre, — de cœur ferme, avec cela.
D’où lui venait son air de tristesse ? Elle ne savait pas. Il y a des êtres qui, de bonne heure, avant toute expérience, montrent une disposition d’âme définitive. Leur physionomie en est marquée dès l’enfance et pour toujours. Il y a des êtres dont les yeux rient perpétuellement. Il y en a qui n’ont jamais, même aux minutes de la joie, qu’un triste infini dans le regard. Ces marques-là, joie ou tristesse, attirent quelquefois la destinée qu’elles semblaient raconter d’avance. Une précoce mélancolie avait peut-être voué Pauline à un destin mélancolique. Dans l’expression de son jeune visage, en effet, Paul eût en vain cherché ce qui inspire les amours de la vingtième année. On n’y voyait que la gravité tendre, mais prématurée, d’une jeune sœur, d’une jeune mère. Il semblait qu’il y eût déjà, dans son enfance, quelque chose de passé, de regretté. Peut-être, encore enfant, — elle-même n’aurait su le dire, — avait-elle eu quelque signe, décisif pour elle, de la relative froideur de Paul ; peut-être avait-elle sollicité, à l’âge où les jeux sont d’importantes affaires, une partie de volant que le petit garçon refusa brutalement ; peut-être répondit-il un jour sur un ton rêche et dur, à une demande affectueuse, à une supplication enfantine, et elle en demeura repliée sur elle-même, refermée, et pour toujours contristée. Si quelque chose de cela l’avait autrefois blessée, elle n’en savait plus rien. Elle avait cru de tout temps qu’elle ne serait jamais heureuse, et s’y était, de tout temps, résignée. Maintenant c’était arrivé. Elle n’était pas surprise. Elle regrettait seulement, avec des élans de colère vite réprimés, que Paul n’épousât pas une fille « plus digne de son cœur. » Elle ne savait pourtant rien du passé de Mlle Déperrier, mais elle le pressentait.
« Non, ce n’est pas, songeait-elle, la femme qu’il lui faut… à moins que la vilaine jalousie ne m’égare. »
Le sérieux de son visage, de son esprit, de son cœur, avait de tout temps inspiré une telle confiance autour d’elle, qu’on l’avait de bonne heure traitée en petite femme. On ne l’avait peut-être pas protégée assez, elle, contre les conversations révélatrices des grandes peines de la vie. Plus d’une jeune femme s’était, en ces dernières années, confiée à elle, comme à une autre femme, plus mûre même, plus sage, de vues plus profondes et plus tranquilles, en sorte que Pauline avait une certaine expérience des choses, des êtres, de la douleur. Quand Albert vint lui annoncer qu’il l’emmenait à Hyères avec lui, elle résista.
« A quoi bon, songeait-elle, me donner ce chagrin affreux d’être là ? A qui serai-je utile ? »
— Mais maman, dit Albert, tient beaucoup à ce que tu aies le plaisir de ce voyage.
Et comme elle résistait encore :
— Eh bien ! ma Pauline, s’écria-t-il, viens pour moi, pour que je ne sois pas seul, pour que j’aie auprès de moi quelqu’un à qui parler, à qui me confier.
Elle s’étonna : — Qu’y a-t-il donc ?
— Ah ! j’ai peur, Pauline, j’ai peur de ne pas savoir supporter assez vaillamment ma grande peine… Je peux bien confier cela à ton cœur maternel de petite femme. Écoute…
Et il lui fit le récit de son amour.
Quand il lui expliqua son dévouement : « Grand cœur ! » dit-elle simplement, en lui tendant la main. Puis, il lui conta ses espérances obstinées, ses rêves de tous les jours là-bas…
— Au fond, j’attendais toujours la nouvelle d’un obstacle survenu, je ne savais quoi ni comment. Et aujourd’hui… Ah ! c’est un peu dur, va !… Si tu savais, en route, — quarante-cinq jours de route ! — ça m’a gâté toute la joie du retour… C’est affreux, de se dire : J’aimerais mieux ne pas retourner, ne pas voir ma mère, ne pas voir ma sœur chérie, afin de ne pas assister au bonheur d’un autre… et de quel autre… de mon meilleur ami, de mon frère, de notre cher Paul !…
Il jetait au hasard, en marchant à travers sa chambre, des gants, des cravates dans sa valise. Il les lançait avec fureur ; il s’irritait ; il se soulageait un peu, après une si longue patience muette.
Pauline avait baissé la tête. Elle jugea que l’aveu de sa propre douleur donnerait du courage à son frère :
— Albert, dit-elle lentement, en secouant la tête, Albert… nous sommes malheureux !
« Nous ! » Il laissa tomber à terre des épaulettes neuves qu’il était en train d’examiner distraitement, — et, se tournant vers elle avec une brusque divination de tout le petit passé désespérément monotone de sa pauvre sœur :
— Toi aussi ! cria-t-il…
Il éprouvait une admiration attendrie pour la douce créature.
— Et depuis quand ? poursuivit-il ; depuis toujours, je parie !
— Oui, dit-elle, avec son joli sourire triste, oui, depuis toujours.
Il lui prit la main :
— Pardon ! dit-il. Tu me rappelles à moi-même.
— Nous sommes deux à souffrir. Il faut nous aider, dit-elle.
Il l’entoura de ses bras, l’enleva de terre, l’embrassa à plein cœur.
— Je ne veux plus de toi pour aller à Toulon, dit-il enfin ; tu resteras avec notre mère.
— Non, dit-elle, à présent je pars. Nous souffrirons cela ensemble.
— Ah ! ma chère petite, le grand cœur, le brave homme, c’est toi !