Fleur d'Abîme
VI
Quatre mois s’étaient écoulés. Le comte Paul avait pu cacher à tous ceux qui l’aimaient, le malheur de sa vie, quand sa mère annonça l’intention de venir le rejoindre à Paris.
On était en janvier. Le plus dur de l’hiver était passé. Annette, là-bas aux Bormettes, ne tenait plus en place. Elle voulait revoir son frère, sa jolie belle-sœur, ses amies. La comtesse d’Aiguebelle cédait aux instances de sa fille, « car pour moi, écrivait-elle, pour moi, mes chers enfants, j’ai peur avant tout de déranger votre bonheur. Mais l’hôtel est vaste. Nous resterons dans notre coin, Annette et moi. Nous nous ferons très petites et très silencieuses, vous verrez ! »
La chère femme ajoutait que, toujours plus vieille, elle sentait s’aggraver sa maladie de cœur, et qu’elle obéissait aussi à un désir impérieux de ne pas mourir sans avoir revu son Paul…, « et même Paris », répétait-elle gaiement. — C’était rendre impossible à Paul toute idée nouvelle de voyage.
Il prévint sa femme de l’arrivée prochaine de sa mère. — « Le plus difficile commence, lui dit-il. Je ne peux vraiment pas m’opposer à son projet. Je prévois que ma mère fera un séjour de trois mois au plus. Vers le premier mai, elle repartira pour notre pays de Provence. Si je le jugeais absolument nécessaire d’ailleurs, nous quitterions brusquement Paris, vous et moi. Plutôt que laisser croire à ma mère que je la néglige, mieux vaudrait lui avouer la vérité !… Si nous étions dans la nécessité de partir, nous irions voir l’Algérie, car vous êtes une personne pleine de caprices et moi un mari très obéissant. Mais tâchons de ne pas en arriver à cette extrémité. Ces départs, s’ils se renouvelaient, donneraient l’éveil. Apprêtez-vous donc à jouer pour le mieux votre rôle de femme heureuse et, en même temps, soucieuse du bonheur de toute sa famille… Il faudra, le soir, nous faire beaucoup de musique. Vous chantez à ravir ; et, quand vous chantez, vous ressemblez à sainte Cécile. Il faudra nous charmer… comme avant. Vous nous lirez aussi de beaux vers, de belle prose…
L’amertume lui venait, en faisant le tableau de ces soirées de famille, en ordonnant ce simulacre de vie heureuse.
Il ajouta donc :
— Ce sera délicieux, n’est-ce pas ?
Elle éleva vers lui un regard suppliant. Elle eut dans les yeux une prière vraie. Il venait de lui dépeindre un paradis perdu. Elle venait de concevoir, à l’entendre, tout ce qu’elle ne connaîtrait jamais, — et de le désirer.
Ils se regardaient. Il la trouva belle. Une chaude émotion lui gonfla la poitrine, — et il pensa que peut-être elle avait assez expié… Expié, quoi ? Ah ! oui, — ce mensonge !… Il s’aperçut que s’il n’avait plus pour elle la tendresse qu’on a pour l’épouse, pour les mères, pour les femmes faibles, pures, désarmées, il avait encore pour cette violente, pour cette rusée, — ce qu’on appelle de l’amour, afin sans doute de rester poli.
Il désira le plaisir âpre, mauvais, mortel peut-être, qu’il éprouverait à l’avoir à lui comme une conquête, en maître absolu, tout en la maintenant dans l’impuissance de nuire.
Tout ce trouble, elle l’aperçut très bien dans ses yeux, mais, une fois encore, elle se perdit avec une parole, avec un geste.
Elle tendit les bras et cria :
— Je ne suis pas celle que vous croyez ! Sur les cendres de ma mère, Paul, je vous le jure !
Le geste était théâtral. Et quant « aux cendres de la mère », oh cela ! c’était le comble du banal à la fois et de l’inouï !
Elles jurent toutes, les femmes menteuses, avec une facilité surprenante, sur la tête de leur nourrisson ou sur les cendres d’un pauvre mort qui ne proteste jamais.
Les sincères n’ont pas besoin de s’appuyer si fortement et si vite sur des témoins muets, ni même sur d’autres. Ils imaginent fièrement que leur parole suffit.
Le comte se rappela que, sur cette remarque générale faite un jour par lui, Albert lui avait conté un authentique et bien curieux souvenir de voyage.
A Smyrne, où il était allé avec l’escadre, il se trouva admis dans la familiarité d’une veuve mûre et de sa jeune fille, qui gardaient chez elles, selon l’usage du pays, les ossements du mari, du père, — non pas tous, mais quelques restes, — précieusement recueillis dans une urne.
Une querelle, très orientale, c’est-à-dire tout de suite exaspérée et criarde, s’étant élevée entre la fille et la mère, celle-ci jura ses grands dieux, la main étendue au-dessus de l’urne sacrée, que, dans cette discussion dont le sujet importe peu, elle disait la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.
La fille résistant à cette preuve suprême, la mère était entrée dans une violente colère, et s’excitant toujours davantage, affolée par les insolences de sa délicieuse enfant, elle lui lança à la tête, tout d’un coup, l’urne elle-même, qui dans sa chute s’ouvrit, répandant tout ce qu’elle contenait !
— Oh ! ma mère ! les os sacrés de mon père ! — cria, — en grec bien entendu, — la jeune smyrniote indignée.
Et la mère de répliquer, sans reprendre haleine :
— Si encore c’était ton père, petite sotte !
A peine Rita eut-elle prononcé : « sur les cendres de ma mère », que ce souvenir revint positivement à la mémoire du comte Paul, et un sourire plissa ses lèvres tristes.
« Paul ! Paul ! » répéta Marie, prête à se jeter à ses genoux, car elle aimait ces manifestations suprêmes. Sans s’en douter, elle les copiait du théâtre. Il vit ce mouvement à peine indiqué ; il l’arrêta court, en répondant à sa prière muette par ce mot qui tomba en coup de hache : « Jamais ! »
Et il était sorti…
C’est dans cette rage d’humiliation qu’elle avait vu arriver la mère.