Fleur d'Abîme
VI
Albert arriva chez Paul :
— Tu as à me parler : moi aussi…
— Ah ! lui répondit Paul, te voilà bien pâle ? Qu’est-il arrivé ?
— Rien, tout. Voici, dit Albert très vite. Je ne suis pas, comme toi, un inquiet et un mystique. Nous pensons de même à peu près sur beaucoup de choses, mais nos pensées ont des allures différentes, des tempéraments presque opposés. Ce qui fait que ton jugement, sur tel cas particulier, peut différer absolument du mien… Mais avant tout nous sommes honnêtes, sincères, et nous nous aimons.
— Avant tout, nous nous aimons, souligna Paul, qui lui prit la main et la lui serra… Où diable veux-tu en venir ? Voilà un exorde bien solennel !
Paul retint un moment la main d’Albert. Il fut étonné de trouver cette main tremblante, et cependant presque inerte sous la pression de la sienne.
— Parle vite ! dit-il alors. Tu me fais peur.
— Paul, dit gravement Albert, tu ignores, et tu aurais dû ne jamais connaître, que mon amitié sûre, ferme, inébranlable, a fait un jour à la tienne le plus grand des sacrifices. Mais comme la pensée de ce sacrifice doit peser dans la balance, pour les décisions que tu as à prendre aujourd’hui, j’ai le devoir de te le dire.
Paul, les yeux fixes, écoutait ardemment.
Albert reprit :
— Quand tu m’as révélé ton amour pour Mademoiselle Déperrier…
Il s’arrêta. Il y eut une demi-seconde de silence pendant laquelle ils entendirent battre leurs cœurs…
Le marin acheva d’un seul coup :
— … je l’aimais !
— Albert ! cria Paul.
Et, frappé de douleur et d’effroi, comprenant, avec tout le passé, tout le présent, il chancela, cachant ses yeux avec ses mains, et tomba de tout son long sur un divan. Un sanglot lui gonfla la gorge et ne sortit pas.
Et se relevant aussitôt :
— Albert ! Albert ! mon ami, mon frère, mon ami d’enfance, Albert ! Albert !
Il ne pouvait dire autre chose : il semblait pleurer un mort !
Le marin, rendu pour l’instant presque insensible à l’amitié comme il l’était tout à l’heure à l’affection fraternelle, dit, presque durement :
— Eh bien, quoi ?
Le comte Paul fit un effort violent sur lui-même, s’assit, et il répliqua doucement :
— Viens près de moi. J’ai à te parler un peu de temps. Viens là… Écoute.
Albert s’assit, ayant dans toute son attitude virile, on ne sait quoi de la physionomie boudeuse des petits enfants qui ne veulent pas être consolés. Car c’était lui maintenant qui devait être consolé. Il le pensait ainsi. Et peut-être, avait-il raison, puisque son malheur, moins grand que celui de son ami, était plus présent à cette heure, plus nouveau pour lui. Et Paul, tendrement, pensa de même.
— Mon ami, mon frère, dit alors Paul, d’une voix caressante, écoute. Il y a trois ans, j’aimais d’une affection discrète, profonde, et qui s’ignorait elle-même, — ta sœur Pauline. La passion que m’inspira subitement Marie me fit oublier Pauline. Le bonheur était là, pourtant. Je l’ai laissé derrière moi. Voilà mon histoire… Elle va devenir la tienne…
Albert leva sur lui des yeux surpris, pleins de questions… et pleins de douleur.
Paul conclut d’une voix persuasive et nette à la fois :
— Épouse Annette.
Albert se leva, — et se rassit aussitôt d’un mouvement involontaire, car Paul, qui n’avait pas lâché sa main, le ramenait à lui.
— Tu aimes Annette de cette affection douce, calme, profonde, qui suffit… Qu’est-ce que je dis là ? C’est la meilleure, c’est la seule, c’est le sentiment sublime. Le reste, toute femme jeune et belle peut l’inspirer, fût-elle mauvaise… Les plus perfides même sont celles qui l’inspirent le mieux, le plus vite, et à un plus grand nombre d’hommes.
Il s’anima :
— Tu aimes Annette, sans y songer, d’un amour fait d’amitié, de respect, de tendresse, de tout ce qui est immortel comme l’âme, ou, si tu veux, plus durable au moins que la jeunesse et la beauté. Épouse Annette. Le bonheur est là.
Et comme, stupide, ne trouvant rien à répondre, Albert demeurait anéanti, osant à peine penser à ce qu’il était venu dire, — Paul se leva.
Il comprenait.
Puisque Albert aimait Marie depuis trois ans, — comme lui, — alors tout changeait. Ses assiduités révélaient une situation toute nouvelle. La coquette l’attirait, le séduisait…
Debout, Paul réfléchissait ; et le plan de la chasseresse de cœurs et de dots lui apparaissait, net, comme illuminé : « Elle veut me le prendre, se venger en m’arrachant cette amitié, en enlevant cet homme — parce qu’il est mon ami, et riche, — à sa mère, à sa sœur, à tous ces gens qu’elle hait puisqu’elle les envie… Oh ! mon pauvre Albert ! mon pauvre Albert ! »
Un grand flot de tendresse lui monta au cœur pour ce jeune homme au cœur pur, son meilleur ami, le frère de son choix, le petit camarade de ses jeux, le frère de la bonne Pauline, le bien-aimé de sa douce Annette.
— Ah ! répéta-t-il tout haut, mon pauvre Albert !
Pendant qu’il le plaignait avec sa tendresse d’enfance, l’autre, Albert, armé à ce moment contre l’obstacle, et se sentant un besoin de lutte immédiate, d’attaque et de défense, — fut presque blessé :
— Pourquoi me plains-tu ? demanda-t-il un peu fier.
— Pourquoi ? dit Paul. Et cette simple question fit éclater, dans sa mémoire, toutes les raisons à la fois qu’il avait de redouter, pour Albert, l’ambitieuse et perfide nature de sa femme.
— Pourquoi je te plains ? cria-t-il… Parce qu’il y a ici péril de mort pour ton cœur naïf et sincère. Pourquoi je te plains ?… Parce que cette femme t’abuse comme elle m’a abusé ! Elle t’aveugle. Elle te change en bête.
Il s’animait :
— Tu brûles de lui sacrifier Annette et ta sœur, et ta mère et la mienne, et moi ! notre vieille amitié de toujours ! Malheureux ! malheureux !… Pourquoi ? pourquoi je te plains ?… Parce que j’ai éprouvé ce que tu éprouves ! J’ai cru en elle comme tu y crois. Je l’ai aimée comme tu l’aimes. Ma mère a voulu me sauver en m’avertissant comme je t’avertis ! Et je ne l’ai pas écoutée, et tu ne m’écouteras pas !… Pourquoi je te plains ?
Il s’arrêta ; puis prononça avec douleur :
— Parce que tu me recommences !
Il vint s’asseoir près de son ami, en continuant, avec douceur :
— Oh ! je t’en supplie, je t’en supplie, Albert, — j’ai, moi, heureusement, pour te prévenir contre elle, des moyens que ma mère n’avait pas. Je puis t’affirmer, moi, en connaissance de cause, qu’elle est mauvaise, qu’elle est fausse, — et d’un seul mot, je te sauverai : Albert, mon ami, mon frère… ne va pas par là : j’en viens !
Albert l’écoutait, sombre, obstiné à son rêve, aveugle et sourd à tout le reste.
— Ah ! je t’attendais là ! cria-t-il enfin. L’histoire de la nuit de noces, n’est-ce pas ? Les lettres ? les fameuses lettres ? Un éclat de rire inopportun ?… Voilà bien des raisons suffisantes pour faire le malheur d’une femme ! Tu es un de ceux qui analysent, toi, un de ceux qui devinent, qui scrutent les consciences, qui pèsent les intentions ! Tu es celui qui sonde les reins, comme dit la Bible quand elle parle de Dieu ! Et alors, sur de pauvres indices, tu as tout pénétré, tout jugé, et tu as condamné une malheureuse femme. Tu la brutalises, à toute heure, en paroles. Tu l’insultes, tu l’écrases… Tu vois, je sais tout, elle m’a tout expliqué. Et je venais, moi, te dire : Frère, comme tu m’appelles, — je l’aimais. J’ai renoncé à mes espérances pour toi. Tu me dois compte de son bonheur… Parlons-en ; veux-tu ?
Paul ne releva pas l’ironie de ces reproches ; son esprit suivait le chemin par où Rita avait fait passer Albert pour le conduire là.
— Ainsi, répliqua-t-il froidement, elle t’a tout dit ? C’est fort, c’est même très fort. Et c’est très simple. J’aurais dû le prévoir, mais je ne suis qu’un enfant, auprès d’elle. Ah ! vraiment, la puissance des femmes est invincible ! Les choses qu’elles racontent prennent aux yeux d’un homme, la couleur qu’elles veulent !… Ainsi, elle t’a tout dit, tout ?
— Tout ! fit Albert.
— Tout, l’éclat de rire, les lettres, ce qu’elles disaient, son passé bohème, la ruse par laquelle elle a essayé de me les soustraire ?…
— Tout, oui tout, répéta Albert.
— Ah ! dit Paul le plus tranquillement du monde ; et il commença de se promener par la chambre, à son habitude…
A mesure qu’il comprenait mieux, il s’attristait davantage. Hélas ! il fallait renoncer, pour l’instant, à détromper sur elle son malheureux ami. Cette certitude le navra.
— Et, poursuivit-il, cette manœuvre de femme adultère, le soir même de ses noces, — cela est, à tes yeux, un pauvre indice ? cela ne révèle pas une perversité redoutable ?
— Ce n’est pas ce que tu dis, fit Albert prenant malgré lui le ton calme de Paul. Ce n’est pas un crime irréparable. Elle a eu peur, sottement, follement, — ce qui était bien naturel. Elle avait lu de méchants livres, soit ; elle a eu la pensée brusque, involontaire, de cet expédient romanesque… Elles font de ces choses-là à leurs maîtresses de pension, les petites filles. Elles ont tort, mais ça ne se punit pas avec le malheur de toute une vie !
Le comte Paul eut, de nouveau, un éclat :
— Je ne trouverai donc pas de paroles pour te convaincre ! pour te sauver d’elle, entends-tu ? — Car cela seul m’importe, te sauver d’elle !… Non ! et mon impuissance m’épouvante pour toi !… Elle a su me devancer, te raconter, la première, notre horrible nuit de noces… Mais l’attitude, le regard, la voix qu’elle avait, voilà ce qu’elle ne t’a pas raconté, ce qu’elle ne t’a pas révélé, ce que je ne peux pas te rendre, et ce sont mes preuves à moi !
— Des mots ! des mots, tout cela ! fit Albert tristement en secouant la tête…
Puis, avec une certaine violence :
— La réalité simple, les faits positifs, c’est que ta métaphysique la tue ! Elle gémit, elle se tord dans un enfer…
A mesure qu’il parlait d’elle, quelque chose en lui s’exaspérait, qui était son impuissant désir, tourné en rage…
— Tu perds cette âme, Paul, poursuivit-il, d’un ton où il entrait déjà de la menace : et il faut lui pardonner, comme je lui pardonne !… Ou si tu dois être son bourreau…
Le comte Paul leva la tête et regarda Albert fixement. Dans cette attitude de défi, l’exaltation d’Albert trouva l’excitation suprême…
— Si tu dois être son bourreau, entends-tu ! eh bien !…
Il lança l’irréparable menace :
— Je la reprendrai ! oui ! fût-ce en te l’arrachant !
Paul à son tour secoua tristement la tête…
— En attendant, dit-il d’un ton calme, il faudra cesser de nous voir. C’est tout indiqué. Ce n’est pas ma volonté, c’est la nécessité qui parle. Tu ne la verras plus. Il le faut… ou plutôt nous nous verrons seulement aux jours où nos familles se réunissent. Nous devons cacher cette horrible querelle à nos mères, à nos sœurs, aux chères femmes que nous aimons de la seule affection véritable. Il ne faut pas que deux familles d’honnêtes gens soient malheureuses — pour une (… il sourit)… pour si peu de chose, corrigea-t-il.
Heureusement Albert n’avait pas compris.
Paul saisit son chapeau.
— Sortons ensemble, allons, viens, dit-il. Le grand air est bon…
Et mettant son bras sous celui d’Albert, et le poussant tout doucement vers la porte, il lui parlait bas, disant :
— Tu comprends, une seule pensée me guide : il ne faut pas qu’elle vienne à bout de notre amitié. Et, tu vois, elle a déjà commencé à la détruire. C’est commencé. Nous nous sommes querellés… Allons, donne-moi ta main… Adieu… A bientôt, chez toi ; nous irons tous ; à bientôt…
Et, dans la rue, serrant la main d’Albert étonné, presque décontenancé, il lui dit d’un ton ferme, comme s’il lui faisait la plus heureuse et la plus sûre des promesses, ratifiée par cette poignée de main :
— Je te sauverai !
— Sauve-la, elle, de toi ! répliqua Albert sombre, devenu furieux.
Paul, qui avait fait un pas pour le quitter, revint sur lui :
— Quant à tes fonctions de sauveur de femme, dit-il durement, elles n’ont plus à s’exercer auprès de moi, — jamais, tu entends ? Je te défends, à l’avenir, de me parler d’elle. Garde ta douleur. J’ai assez de la mienne… Bonsoir !
Ils se quittèrent avec la tristesse, pleine de remords, de deux frères qui, tout en s’adorant, combattent dans des camps ennemis.
Paul avait une course à faire. Il la fit à pied, parce qu’il voulait réfléchir sagement, avant de parler à sa femme. Et comme il devait aller dîner en ville ce soir-là, avec elle, il rentra s’habiller, comptant bien avoir, avant le dîner même, une explication décisive au sujet d’Albert. Il songeait : « Où en sont-ils ? »