Fleur d'Abîme
IV
Le comte Paul, à son réveil, après un somme pesant et court, eut toutes les peines du monde à reprendre conscience de la vie… Que tout cela fût vrai, c’était impossible. Et de même que certains rêves impressionnent l’âme plus fortement que la réalité, de même, aussi fortement, cette réalité l’impressionnait comme un rêve.
Il alla s’accouder à sa fenêtre ouverte. Septembre rayonnait. L’éternelle verdure des pins, des eucalyptus, des palmiers donne aux automnes de Provence des gaîtés de printemps. Aucune mélancolie ne venait des choses. Le soleil, levé depuis une heure, resplendissait sur la mer et sur les salins. Le paysage familier parla tendrement au cœur du jeune homme. De quoi ? de son enfance, écoulée parmi ces arbres et ces rochers, dans cette nature paisible et câline. Il se revit courant avec Pauline, parmi les bruyères ; cherchant, dans les touffes du thym et du romarin, le prie-dieu et la sauterelle, ou, sur le tronc rugueux des pins, la cigale, toute dorée comme les perles de la résine.
Pauvre petite Pauline ! il revit ce doux visage mélancolique. La veille encore, il l’avait vue, triste comme toujours… plus triste peut-être… Et il secoua la tête, en songeant : « C’était une affection sûre, celle-là ! Qu’est-ce donc que nos cœurs et nos destinées ? Pourquoi ne l’ai-je pas aimée, cette noble créature, cette chère sœur de mon ami ? N’avais-je pas pour elle de la tendresse ? Oui, certes… Et, — chose affreuse ! — cette tendresse même m’a empêché d’avoir pour elle de l’amour ! Quelle idée singulière avais-je donc de l’amour ? Elle m’aimait peut-être… et c’eût été le bonheur, le mien, celui de ma mère… Tandis que maintenant… maintenant…, l’autre est là ! quelle autre ?… une étrangère, vraiment, puisqu’elle n’a rien de nos cœurs, de nos éducations, de nos âmes ! »
Il revit en pensée celle qu’il ne pouvait s’empêcher d’appeler Rita, — et, aussitôt tout le charme du jour commençant, du paysage aimé, s’attrista, s’enveloppa d’une mélancolie que la saison ne lui donnait point.
A ce moment, le landau sortit des remises. Paul se rappela que sa mère et sa sœur s’étaient promis de partir de très bonne heure pour Hyères, malgré les fatigues de la veille. Il les vit en effet, monter en voiture… s’éloigner… « Pauvre chère maman ! si elle savait !… » A cette idée, il sentit son cœur défaillir, mais il se roidit, et reprit le cours de ses réflexions, en les dirigeant, cette fois : if refit le procès de Marie Déperrier et, de nouveau, il la condamna. Il conclut en dernier ressort qu’il devait avant tout, maintenir l’attitude qu’il avait prise. Certainement, elle essaierait de le reconquérir. « Mais, se dit-il, si j’avais le malheur de céder, je serais perdu ! Je me mépriserais, et elle me mépriserait elle-même. La lutte deviendrait entre nous une lutte d’égaux ; je perdrais sur elle l’autorité morale ; ce serait l’âpre querelle quotidienne installée chez moi. Je dois garder ma supériorité, c’est-à-dire ma liberté ; il le faut. Il faut, à tout prix, qu’elle me demeure étrangère ! »
Et comprenant que, malgré tout, cette lutte serait, par moments, difficile, il se donna à lui-même sa parole d’honneur de rester libre de cette femme ; de résister à tout désir de pardon, à toute suggestion d’indulgence, même devant les apparences du repentir ; il alla jusqu’à admettre d’avance qu’il serait injuste, au cours de la vie quotidienne, plutôt que de se laisser vaincre. Il arma pour toujours de parti-pris sa dure volonté.
Il se déshabilla, passa sous la douche, mit un costume d’intérieur, et, une cigarette d’Orient entre les doigts, il se dirigea vers la chambre de sa femme. D’un mouvement instinctif, il s’apprêtait à jeter sa cigarette. Il la garda. Il fumait, à l’ordinaire, devant elle. Eh bien ! il fumerait dans sa chambre, comme il le faisait en sa présence au salon. C’était une contenance, et dédaigneuse.
— Entrez ! dit-elle au coup léger qu’il avait frappé.
Elle était au lit, parmi les dentelles.
— Vous avez bien dormi, j’espère ?
Elle ne répondit point.
— Moi, pas, reprit-il. J’étais nerveux. J’ai dû réfléchir, régler en esprit beaucoup de choses.
Et, voulant trancher dans le vif :
— Pour commencer, — la question d’argent… Voici le premier semestre…
Il déposa sur la cheminée un petit portefeuille.
— Vous trouverez là quelques billets… vos appointements.
Sur ce mot elle tressaillit, intérieurement, et n’en laissa rien paraître.
Elle était déroutée par l’attitude de cet homme. Que devait-elle faire ? Elle aussi croyait avoir rêvé. Mais non, tout était bien vrai. L’impossible lui était arrivé. Le hasard, le destin, du premier coup l’avait livrée, et désarmée. Maintenant, elle appartenait en esclave à cet homme qui entrait chez elle, méprisant, la cigarette aux doigts, dans sa chambre à coucher… De ses droits de mari, il n’acceptait que ce droit outrageant d’être là ; et, seul entre tous les hommes qu’elle connaissait, il n’implorait plus rien d’elle, ni regard, ni sourire, — mais il exigeait, il imposait l’obéissance.
Avoir été ainsi vaincue du premier coup, — c’était bien surprenant et c’était bien dur. Incertaine du parti à prendre, elle s’abandonnait à l’étonnement, attendait qu’une circonstance lui indiquât la voie à choisir.
Il fumait, réfléchissant, assis près de la fenêtre ; il ne la regardait pas ; il suivait de l’œil la fumée légère ou regardait, à travers les vitres claires, les oiseaux qui voletaient, piailleurs, dans les platanes, les hirondelles qui passaient, de temps à autre, en flèches… et la mer bleue, là-bas, tachetée d’écumes blanches.
Un abîme séparait ces deux êtres jeunes qui avaient cru se rapprocher, jusqu’à mêler, pour toujours, leurs vies.
L’idée vint à Rita que peut-être ?… Car enfin…
Elle s’accouda, laissant à dessein glisser un bout d’épaule hors des dentelles, et prononça lentement :
— Je n’ai rien dit encore depuis cet affreux moment où vous avez voulu voir ces lettres… qui n’appartenaient qu’à moi.
Il releva la tête. Une réplique violente et amère lui vint aux lèvres. Il s’ordonna à lui-même de se taire, d’écouter.
— Vous avez voulu voir ces lettres. Vous les avez vues. Où est mon crime ? J’ai vingt-quatre ans : je ne vous ai pas attendu, c’est vrai, — avant de savoir même que vous existiez — pour rêver, pour désirer l’amour. Il y a huit ou neuf ans que j’ai ce droit-là. Vous auriez pu vous le dire. Mais non… Il vous plaît mieux de me reprocher d’avoir eu un cœur, comme toutes les jeunes filles, à l’âge même où le cœur s’éveille, où les rêves commencent. Est-ce là mon crime ?… Non. Est-ce alors d’avoir gardé ces lettres ? C’est une faiblesse, j’en conviens, mais c’est une faiblesse d’enfant, — oui, un enfantillage. Ne vous avais-je pas promis de vous les montrer un jour ou l’autre ? Je l’aurais fait à coup sûr, mais seulement après des confidences qui vous auraient préparé à tout connaître, sans colère et sans mépris, tout mon passé. M’accusez-vous de ne pas vous l’avoir dit, ce passé où il y a des douleurs, pénibles à avouer, mais non pas une seule faute ? Je vous réponds : Me l’avez-vous seulement demandé ? Et comme je savais que bien des choses, dont je ne suis point responsable, vous déplairaient pourtant, ne trouvez-vous pas naturel et même légitime mon silence ? C’est de l’héroïsme qu’il eût fallu avoir, pour courir, spontanément, le risque de vous éloigner de moi ? Eh bien ! je l’avoue, je me suis consultée un moment. Je n’ai pas su pousser la sincérité jusqu’à dire, au risque de vous perdre, ce que vous ne demandiez pas…
Elle s’arrêta ; puis, la main sur ses yeux où montaient des larmes, elle acheva, d’une voix pénétrée et basse : — Je vous aimais trop pour cela !…
Il se taisait, immobile, l’œil sur le vide ouvert devant eux.
Elle le regarda entre ses doigts légèrement écartés :
— Vous ne savez pas ce qu’il m’en coûte, de vous parler ainsi, en ce moment, si tôt après vos insultes ! Car, j’en conviens, — j’ai une nature rebelle, un peu sauvage. Je n’ai jamais plié devant personne… Tout mon orgueil, depuis hier au soir, est en révolte. C’est pour cela que je me suis tue. Mais maintenant, voyez, je parle, vaincue, soumise, parce que je comprends votre douleur… et je ne veux pas que vous souffriez plus longtemps !
Il regardait toujours dans le vide, avec cet œil vitreux de ceux qui ont tout perdu — et dont le songe voit par delà la vie. Les paroles qu’elle murmurait arrivaient tardivement à son intelligence. Il les comprit un moment après qu’elle eut fait silence. Et déjà il se demandait si, en effet, elle n’avait pas raison, s’il n’avait pas des exigences trop hautes, s’il avait le droit de condamner si vite, si absolument. Ah ! qu’il est difficile d’être juste ! Et il voulait l’être. N’avait-il pas obéi à un coup de passion rageuse, jalouse ? Oh ! s’il pouvait retrouver, en elle, une excuse ; et, en lui, le pardon ! S’il pouvait retrouver le bonheur entrevu la veille, le même, ou seulement quelque chose de ce bonheur, rêvé durant deux années.
Il jeta dans la cheminée la cigarette qu’il avait apportée avec un parti pris de désinvolture et même d’impertinence.
Le souvenir de sa mère lui traversa le cœur. Si les choses restaient ainsi, pourrait-il lui cacher longtemps le malheur de sa vie ? Certes, pour la malheureuse mère, c’est la réconciliation qu’il fallait. Dans son cerveau, lassé par l’insomnie, les détails de la scène affreuse de cette nuit s’estompaient, affaiblis. Il n’avait plus l’énergie physique nécessaire pour interpréter les faits, les rapprocher, les presser, en faire jaillir tout le sens.
Elle devina que son silence disait une hésitation.
Que devait-elle faire, pour influencer son juge ?
Elle cachait toujours son visage avec ses mains. Elle comprit que Paul la regardait. Alors, pour jouer mieux son rôle, elle plongea tout à coup son visage dans les coussins, entre ses deux bras nus, avec un sanglot volontaire. Elle sentit avec joie que de vraies larmes coulaient sur ses joues et que ses épaules s’étaient découvertes. « Car enfin, songeait-elle, il n’est pas en bois, le bonhomme ! » Ses grands cheveux cendrés serpentaient de tous côtés autour de sa tête. Un rayon vint toucher sa nuque, les changea çà et là en or flamboyant. Sa chair prit les transparences exquises de la vie jeune, mystérieuse, attirante. Il la regardait toujours et elle le sentait bien. Les tentations qui étaient en lui, elle les savait. On n’attend pas, durant deux années, une jeune fille, on ne l’aime pas jusqu’au mariage, pour renoncer à elle subitement, à tout jamais, dès le contrat signé, sans quelque révolte de l’égoïsme physique. La passion grondait, dans ce mari pris au piège. Et quand bien même il voudrait la chasser demain, ne devait-il pas désirer encore, — comme tous les autres hommes, — avoir fait d’elle sa maîtresse d’une heure ? Mais comme il était naïf et bon, — cela l’engagerait, celui-là ! Et si ?… Oui !… Pourquoi pas ? — Elle était bien sûre d’une chose, c’est qu’il ne chasserait jamais plus la mère d’un d’Aiguebelle… Dans l’émouvante idée de maternité, elle ne voyait qu’un moyen de défense et d’ambition.
Elle cria, la voix étouffée dans les coussins : — Paul ! Paul, ayez pitié ! pitié de moi… et pitié de vous-même !… Ayez pitié !… Ne me rejetez pas, du haut d’un ciel, dans l’abîme !
Et, comme poussée par un irrésistible élan, elle se leva alors, se jeta hors de son lit, demi-nue, les cheveux enflammés de soleil, et se précipita à ses genoux… Il s’était levé, le cœur bondissant… Il allait tout oublier. Il oubliait tout, puisqu’il ne songeait pas à s’étonner de voir une jeune fille aussi prompte à se montrer ainsi…
La beauté l’attirait à lui, triomphante, d’une invincible puissance. Dans la débâcle de sa volonté, de ses idées, il voulut, pour se rejeter loin d’elle, invoquer en lui son mépris de la veille. Mais les raisons de ce mépris se faisaient toujours en lui plus éparpillées, plus diffuses, plus impossibles à ressaisir… Il ne les voyait plus. Mais il savait encore qu’elles existaient. Alors il se dit :
« Eh bien ! qu’importe ? Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas la traiter en courtisane ? Pourquoi ?… N’est-ce pas la pire vengeance ? N’est-ce pas lui infliger la dernière des hontes, que de profiter de mes droits, tout en restant dégagé d’elle ? »
Ainsi la bête commandait l’esprit qui, n’avouant pas sa défaite, se répétait les suprêmes sophismes de la dignité et de la liberté expirantes.
Rita leva vers son mari ses yeux bleus, noyés de larmes, lui montra ses joues ruisselantes. Il regardait cette femme courbée à ses pieds, — si belle, si touchante à la fin ! Les larmes lui allaient bien. « Je me suis trompé, songea-t-il. — Tant de beauté, de charme, la clarté d’expression de ce visage, ne peuvent pas cacher les noirceurs que j’ai cru deviner. C’est impossible. » Il s’inclina pour la relever. Elle tendit les bras vers lui. Ces beaux bras nus, il les prit dans ses mains, et se sentit frémir de la tête aux pieds.
Alors, pour l’achever, elle cria :
— Au nom de ta mère, Paul ! au nom de ta mère !
C’était la note fausse, puisque, sur ce mot, il s’aperçut qu’elle était à moitié nue. Il conçut qu’elle voulait s’aider d’un nom sacré, cacher sous ce nom un essai de séduction impudique. Une jeune fille pure, injustement accusée, se serait-elle défendue ainsi, comme une Phryné ?
Il était redevenu froid.
Elle sentit se desserrer sur ses bras, les doigts qui l’étreignaient.
— Ah ! fit-il d’un ton glacial.
Le nom de sa mère, invoqué dans un tel moment, avait produit un effet tout contraire à celui qu’elle attendait. Il se rappela les pressentiments de la comtesse. Il regarda instinctivement le petit meuble recéleur des lettres maudites. Il revit cette femme qui était là, sa femme, lançant par la fenêtre, pour le tromper, cette bourse vide… Ah ! oui, il se souvenait, à présent. Il croyait assister encore à cet acte de mensonge qui la lui avait révélée à fond. Et il tressaillit, comme si cette révélation lui était faite dans l’instant même.
— Ces lettres, dit-il alors, donnez-les-moi.
— Je les ai brûlées.
— Allons, dit-il, c’est complet. Et je conclus : Comme ma mère, — c’est entendu, — doit ignorer mon malheur, et qu’il serait difficile de simuler l’accord entre nous assez parfaitement pour la tromper chaque jour à toute minute, nous partirons ce soir pour Nice. C’est un caprice de ma femme, — votre premier caprice, — auquel j’obéis. J’ai même, à Nice, quelque affaire. Vous comprenez. De Nice, nous partirons pour Paris. Cela nous donnera un peu de temps pour préparer la suite de notre misérable existence à deux. Encore un mot : j’avais congédié, pour cette nuit, notre vieille femme de chambre. Vous allez l’appeler. Je veux qu’elle nous voie ici, en ce moment, réunis, et, tout à l’heure, déjeunant ensemble. Ma mère et ma sœur viennent de partir ce matin pour Toulon où elles ont quelques emplettes à faire. Elles rentreront vers quatre heures. Nous partirons à six. Habillez-vous. Et, après le déjeuner, nous irons, avec la charrette anglaise, seuls tous deux, à Hyères. Il faut se donner du mouvement, chercher la distraction, ne pas rester face à face avec notre misère, — et nous montrer le moins possible, aujourd’hui, aux braves serviteurs de ma maison.
Ce programme fut exécuté.