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Fleur d'Abîme

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III

Il lui demanda la permission de l’accompagner jusque dans son appartement, pour avoir des nouvelles de sa mère. Elle fut un peu ennuyée de cette visite inattendue. Dans quel état serait le petit salon ? Mais comment refuser à son insistance, après ce grand événement, après l’aveu d’amour ?

— « Enfin, songeait-elle, en montant devant lui l’escalier sans tapis, — enfin, le grand pas est fait… Les hommes d’honneur, ça les engage, d’avoir dit : « Je vous aime ! »

Arrivé sur le palier, elle trembla :… on entendait à l’intérieur un bruit de frottement lourd et cadencé ! C’était le père Théramène, en fonctions. Il cirait le parquet ! A six heures et demie du soir !

Madame Déperrier l’avait envoyé chercher par sa concierge. Elle pouvait avoir besoin de lui, pour quelque commission :… il irait chercher le dîner ce soir : quinze sous de jambon chez le charcutier, puisqu’elle était malade !

Elle était encore sans bonne, en ce moment… On ne trouve plus de domestiques aujourd’hui… Il faut les renvoyer tous les huit jours !… Elle aurait pu se lever, mais le dépit de n’avoir pas été invitée, la tenait au lit. Ne rien préparer pour sa fille, c’était une espèce de vengeance féroce, un moyen de lui faire comprendre combien elle était utile… « Je veux, lui disait-elle en pareil cas, que tu sentes combien je te manquerais, si je venais à mourir ! » Et elle restait couchée, rageusement, quelquefois plus de deux jours ! Pendant cette mort simulée, Mlle Marie, enchantée, respirait un peu…

Il n’y avait pas à en douter, Pinchard était en train de jouer les frotteurs.

Très inquiète, Mademoiselle Déperrier glissa la clef dans la serrure. Mais le vieux avait installé la chaîne de sûreté. La porte ne put que s’entre-bâiller. Il fallut sonner, Pinchard accourut, regarda, et ne vit qu’elle :

— Ah ! c’est toi ! fit-il.

Elle suffoquait, mais n’en laissa rien voir ; et pour que le comte Paul ne pût imaginer, ni maintenant ni plus tard, qu’elle avait été ennuyée de cette familiarité trahie en sa présence, elle tourna vers lui son visage, et se montrant de face, en pleine lumière, elle lui dit :

— Si vous saviez ! quelle touchante histoire, celle de cet humble serviteur !… Je vous la conterai.

Le comte Paul n’avait été que surpris, pas trop. Il avait cru d’abord à quelque parenté avec ce vieux, malpropre, dont le visage glabre, aux rides compliquées, apparaissait dans l’entre-bâillement de la porte.

Dès qu’il fut assis, au salon :

— Pardonnez-moi. Je vais voir comment va ma mère.

Elle y alla. Et la mère et la fille échangèrent à voix basse quelques paroles maussades :

— Tu viens bien tard !

— Dame ! quand je peux. Comment vas-tu ?

— Mal.

Et aussitôt, pensant la vexer :

— Tu n’as rien pour dîner… Il faudra envoyer Théramène chez le charcutier.

— Parle plus bas…

D’un signe de tête elle indiquait la présence de quelqu’un au salon, derrière la cloison mince…

— Ah ! il t’a accompagnée, ton bonhomme ?

— Chut ! Parle bas, je te dis ! C’est grave.

— Ah ! dans la voiture ?… Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il s’est déclaré… enfin !

— Bon, ça. Fiancés alors ? Ça n’est pas trop tôt. Ça me fait quelque chose. Je vais me lever !… Dis-lui de présenter mes compliments à sa comtesse de mère… Ce qu’ils m’embêtent, au fond, tous ces gens-là, avec leurs titres et leurs embarras !…

— Tais-toi, donc !… Je me sauve.

Elle revint auprès du comte, et de son air de princesse :

— Ma mère va mieux. Elle vous remercie de m’avoir accompagnée, et vous prie de présenter à madame votre mère tous ses compliments… Mais je vous ai promis une histoire, celle de ce bon vieux qui est par là…

Théramène ne frottait plus. Il avait pris la brochure de Ruy Blas, et il se jouait la reine, en silence, avec la voix de Sarah Bernhardt.

Quand elle mentait, il est entendu qu’elle tâchait toujours, au moins quand c’était possible, de n’altérer aucun des faits principaux, vérifiables ; elle altérait seulement les menus faits, ceux qu’on a pu oublier, et qui changent la signification des choses.

« Comme ça, on ne se coupe pas. Les faits, ça peut se vérifier, mais l’interprétation des faits, ça varie avec les esprits. »

Donc, voici comment elle colora, de teintes attendrissantes, ses relations d’élève cabotine avec Théramène : Elle avait pris des leçons de toute sorte et même des leçons de diction. Son père, — le dévouement en personne, un héros du devoir, mort à la tâche, — l’avait exigé ainsi… Il l’avait adorée… gâtée au possible… Il s’était imposé pour elle — comme pour sa sœur, — tous les sacrifices… et elle avait tous les diplômes, tous ses brevets.

Pour la diction, un jeune acteur lui avait donné les premiers principes. Mais sa mère, qui assistait aux leçons, naturellement, — avait souhaité pouvoir s’en dispenser. Et puis, le jeune professeur coûtait un peu cher ! Et alors on avait trouvé un vieux comédien — avec du talent — mais qui n’avait jamais connu la chance et qui, ayant besoin d’argent, s’était contenté à peu de frais… Il s’était attaché à son élève, et avait un jour demandé la permission de la tutoyer… en souvenir d’une enfant qu’il avait perdue, qui aurait aujourd’hui le même âge qu’elle, et dont il ne souffrait point qu’on lui parlât.

— Il s’appelle Pinchard, mais par dérision on l’a baptisé le père Théramène, et il ne lui déplaît pas d’être appelé ainsi, quand on n’y met point de méchanceté. Peu à peu sa misère est devenue telle que, lorsque nous avons voulu le congédier comme professeur, il a humblement demandé à faire office de frotteur… Pauvres êtres humiliés ! conclut-elle… C’est un peu le moujik de Tolstoï, n’est-ce pas ? Comment lui ôter sa pauvre joie ? Comment l’humilier encore, en lui interdisant une familiarité inoffensive, si touchante, si triste, puisqu’elle lui rappelle sa fille ? Je n’en ai pas eu le courage. Victor Hugo, qui, par certains côtés de son œuvre, est, philosophiquement, dans la tradition évangélique de votre ami Tolstoi, n’a-t-il pas dit : « Le misérable a soif de considération » ? Voulez-vous que je l’appelle, ce pauvre Théramène ? Seulement, je dois vous dire qu’il préfère garder l’incognito, et passer pour un vrai domestique. Comme comédien, il a des fiertés qu’il n’a plus comme valet de chambre.

Le comte se disait bien qu’il y avait quelque chose à réformer dans la vie de Mademoiselle Déperrier ; que, s’il eût été son frère et pauvre avec elle, il n’eût pas admis certaines fréquentations. Mais il ne pouvait être trop sévère à une pauvre enfant dont la mère n’était pas (c’était évident) une éducatrice de tout premier ordre.

Combien, au contraire, il avait fallu à cette jeune fille de native générosité, de courageuse intelligence, de persévérance dans le travail, pour se faire elle-même ce qu’elle était, et arriver à cette religion de la pitié, du respect des humbles, qui leur était commune !

Quelle touchante rencontre, dans les hautes régions morales, celle de ce cœur de jeune fille et de son cœur à lui, éclairés tous deux d’une même lumière !

— N’appelons pas Théramène, dit-il. Je feindrai, en sortant, de le prendre pour le valet de chambre… J’entends lui être agréable. Adieu…

Et, avec une certaine solennité affectueuse, il ajouta :

— Vous êtes un noble esprit.

Il lui tendit la main ; elle lui donna la sienne. Il la serra avec la douceur ferme qu’il mettait à presser celle de son ami Albert.

— C’est une poignée de main virile que je donne à l’honnête homme, à l’ami qui est en vous, dit-il.

Et, sans changer de ton, avec une simplicité profonde, calme, assurée :

— Je vous aime.

Elle pressa la main de Paul, d’une pression mesurée soigneusement, parfaitement égale à celle qu’elle avait sentie, et dit, en prenant le même ton :

— Moi aussi !… Et de tout mon cœur.

Il s’inclina, et lui baisa la main.

Elle pensait : « Non ! est-il drôle ! quand je disais qu’on n’en fait plus comme ça !… Sommes-nous assez Comédie française !… Je crois que Pinchard serait content ! »

Elle l’accompagna jusqu’au seuil du petit salon, et quand elle le vit dans l’antichambre demander son pardessus à Pinchard attentif, elle lui fit un signe des yeux, imperceptible, puis tira doucement la porte à elle ; et, dès qu’elle fut cachée, elle colla son oreille à la fente. Le comte disait à Théramène, sur un ton enjoué :

— Merci, monsieur Pinchard. Vous êtes un valet de chambre modèle. Et voici pour vos cigares, monsieur Pinchard !

Théramène, ébloui à la vue d’une pièce d’or, ne put répondre qu’en saluant ce grand seigneur beaucoup trop longtemps, sur le palier.

Il rentra, tenant son louis dans l’œil, comme un monocle, ce qui lui faisait faire une affreuse grimace et rendait toutes ses rides plus contournées et plus creuses sur son visage glabre.

— Qu’est-ce que c’est que ce prince, ma petite Rita ?

Puis, saisi d’inquiétude :

— Ah, ça ! dis donc, j’espère que… hein ?… Ah ! mais non !… Mauvaise affaire, crois-moi !… Et ça me ferait une peine !… Car, vois-tu, n’oublie jamais ça : On se plaît mieux avec les mauvaises femmes, mais, au fond, on préfère les bonnes… Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

— Ça, lui dit-elle, ça, Théramène, c’est le comte Paul d’Aiguebelle, — mon futur !

Le vieux cabot, arrondissant largement le bras, porta sa main droite sur le bord gauche de son feutre crasseux, et l’ayant soulevé à la Frédérick-Lemaître, il prit la voix de Jean Hiroux pour dire, en la saluant : « Peste, ma fille ! tu te mets bien ! » Puis, de sa voix naturelle, la mieux cherchée, à la moderne, cette fois : « Mes félicitations, comtesse ! » Style Bressant. Enfin, à la Mounet, il se redressa, drapé dans une cape imaginaire, campa son feutre sur sa tête, l’assura d’un coup de poing, et s’écria :

… Couvrons-nous, grands d’Espagne ! Oui, nos têtes, ô Roi,
Ont le droit de tomber couvertes devant toi !
Je suis Jean d’Aragon, rois, princes et valets !
… Et si vos échafauds sont petits, — changez-les !

— Et maintenant, acheva-t-il…, à la Tour de Nesle !… Je veux dire : chez le charcutier…

Il sortit. Elle riait comme une folle :

— Rapporte-moi quelques saphirs ! lui cria-t-elle bêtement, poussée par ce désir, qui ne la quittait jamais, d’opposer à sa misère présente la fortune qu’elle appelait… Et elle riait, de son rire sans joie.

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