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Fleur d'Abîme

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VI

Au reçu de la lettre de Léon Terral, elle avait senti d’abord un bondissement de joie intérieur. Cette lettre, c’était un appel de liberté qui lui arrivait au fond d’une geôle, d’une séquestration d’où, en suivant Albert, elle ne devait sortir que pour une destinée peu différente. Avec Albert, en effet, elle serait de nouveau contrainte aux hypocrisies, forcée « à la pose », obligée de garder un ton et des manières qui la gênaient comme une camisole de force.

Avec Léon, au contraire… « Oh ! s’il revenait riche ?… » Il n’avait pas parlé du résultat de ses efforts. Était-ce une épreuve ? Elle rêvait de coups de bourse inouïs, invraisemblables… et honnêtes. Elle supposait des brevets d’invention vendus à Edison pour un prix fantastique. A vrai dire, elle parlait de ces choses en l’air, sans bien savoir, comme de rêves. Les moyens de conquérir le million « dans les affaires », elle n’y entendait rien encore.

Peu à peu, à force de désirer, elle eut la certitude que Léon n’était revenu qu’après fortune faite. C’était sûr. Sans cela, pourquoi reviendrait-il ? Il savait que la fortune était la condition nécessaire, absolument nécessaire.

Donc, il revenait riche. Ce qu’elle ignorait, c’était le chiffre de la fortune, mais qu’importe ! Et elle se livra à des rêveries vraiment enfantines. Il n’y avait plus, dans son imagination, que festons et astragales, cavernes emplies de trésors comme celle d’Ali-Baba, palais enchantés, toilettes somptueuses, attelages resplendissants, — auprès desquels ceux du comte d’Aiguebelle pâlissaient, oubliés déjà !

Perrette, son pot au lait sur la tête, eut une vision moins vivante, quand elle achetait la vache et son veau.

Elle allait donc pouvoir dire à son mari : « Je me moque de vous et de votre ami. A présent, me voilà aussi riche, aussi puissante que vous, mais riche avec lui, avec mon cher Léon… Je l’ai aimé de tout temps. Il me comprend, celui-là ! »

Et à Albert, elle disait : « Il fallait vous décider plus tôt, mon bon Monsieur ! Mais non, vous avez hésité. Vous avez eu des scrupules. L’amitié a été, chez vous, plus forte que l’amour. De quoi vous mêliez-vous donc ? Est-ce que l’amour véritable admet tous ces délais, ces tergiversations ? Vous me faites rire ! L’amour vrai traverse tout ! L’honnêteté, ça ne le regarde pas… Vous n’aviez pas de sang dans les veines, mon cher ! Tant pis pour vous ! »

Ah ! ils feraient tous deux une tête, les deux amis, Oreste et Pylade ! Elle avait envie d’en être là, pour voir.

L’héroïne d’amour, c’était elle. Elle avait joliment mené sa barque, vrai !… Et elle songeait parfois à Cléopâtre, à Manon, aux meneuses d’hommes dont la gloire écrite la rendait jalouse.

Son désir de fortune et son orgueil une fois satisfaits en rêve, elle se laissa glisser au songe de connaître enfin, par Léon, la passion libre, déchaînée. Sa froide excitation appelait des ardeurs qu’elle n’aurait pas su définir, qu’elle imaginait grâce à des paroles entendues, à des livres lus, mais dont elle ne ressentait jamais rien par elle-même. Cet élan de désir vers l’amour était uniquement dans sa tête. Aussi, la découverte des choses de la passion était-elle inséparable, à ses yeux, d’un voyage à Naples ou à Venise. Il fallait un décor changeant, le mouvement perpétuel, l’aventure d’auberge ou de grand chemin, — mille traverses du hasard, — toujours des choses qu’on « pourrait raconter ».

Enfin, elle allait être à lui, à Léon, au bien-aimé de toujours ! Elle se forçait un peu de répéter ces mots ou d’autres semblables, mais rien ne s’émouvait en elle ; elle n’éprouvait nul entraînement, — et continuait à ne ressentir aucune joie.

Cependant, il fallait, en prévision de cette aventure finale, se préparer, n’avoir qu’à héler un fiacre, et à dire : « Cocher, à la gare ! »

La veille du jour où elle attendait Léon, toutes ses mesures étaient prises.

A la petite somme qu’elle avait mise de côté non sans peine, comme provision, — une dizaine de mille francs environ, car elle avait touché son second semestre, — elle ajouta les diamants que lui avaient donnés le comte et sa mère, et quelques menus objets de grand prix, notamment deux éventails, peints par Boucher, véritables chefs-d’œuvre. Le tout se dissimulait fort bien dans un élégant sac à main très portatif. Ce petit déménagement une fois combiné, elle se sentit plus tranquille.

Au jour dit, à trois heures, — l’heure dite, — elle se trouva prête. S’il fallait partir, elle n’aurait qu’un chapeau à mettre. Son grand deuil lui imposait une robe simple, qu’elle pourrait garder en voyage…

Elle guettait. Elle entendit parlementer dans le vestibule, au bas de l’escalier. Elle reconnut la voix de Léon.

Elle se sentit bondir le cœur… Elle allait savoir…

— Laissez monter Monsieur Léon Terral, dit-elle, penchée gracieusement sur la rampe de fer forgé, contournée en riches dessins. Elle se rendait compte de sa grâce, et demeurait là, pour lui apparaître ainsi, comme Juliette au balcon… Il montait.

Dès le premier coup d’œil, elle fut rassurée. Il était vêtu comme un parfait gentleman.

Il y avait pris peine. S’il avait retardé sa visite, c’est qu’on devait lui livrer, le matin de ce jour-là, cet irréprochable costume, qu’il portait avec son ancienne allure de jeune officier.

Il avait trouvé moyen de se faire prêter cinquante louis, par un camarade de Saint-Cyr touché du récit de ses malheurs. Il avait employé cinq cents francs à se nipper « pour la revoir » ; et aussi parce que ça inspire confiance. Un fripon bien mis peut entrer partout.

Tous deux, en se retrouvant, éprouvèrent une émotion différente mais également singulière. Le présent fut, durant une seconde, aboli. Ils étaient transportés au temps de leur adolescence ; ils revoyaient les choses, les êtres d’alors, et les regrettaient.

Puis, dès que leurs mains se furent quittées, ils revinrent au présent, après avoir repassé toutefois par le souvenir de cette soirée de mariage où elle lui avait dit assez crûment : « Commencez par être riche ! »

Il avait essayé, et manqué son coup. Il lui en voulait. Il regrettait l’uniforme, — et la probité parfaite, l’honneur, les choses qu’après tout tout le monde prétend respecter.

Aujourd’hui, son père et sa mère, pauvres, éperdus de chagrin, refusaient de le voir. Son père était un ancien officier.

Dans la mauvaise chambre d’hôtel garni, de maison louche, qu’il habitait depuis quelques semaines, il s’était, tantôt, interrogé avec désespoir sur son avenir. Il ne voyait plus d’issue à son affreuse détresse. La pensée du suicide l’avait plusieurs fois visité pendant ses insomnies. Mais quelque chose le rattachait encore à la vie, et quoi donc ? Elle, Marie ! Après sa chute rapide, tout meurtri, arrivé au bas de la pente, il se relevait dans ce désir unique : la revoir, la retrouver, étreindre encore sa jeunesse et sa beauté. Depuis six mois il n’avait pas eu le temps de courir les théâtres, ni les fêtes. Il n’avait revu aucun des mondes où se rencontrent les élégances, les fantaisies, les grâces féminines. Il avait lutté, bataillé, marché, couru, abattu des lieues, combiné des plans, supputé des chances, harcelé des capitalistes, organisé des conseils d’administration, remonté tous les matins une affaire qui s’écroulait tous les soirs. Maintenant, vaincu, brusquement oisif, réduit à néant, il sentait son imagination jeune se réveiller, reprendre en lui des droits. Cette séduisante femme pour laquelle il avait dépensé tant de vains efforts et finalement gâché sa vie, son rêve ardent la lui présentait comme le seul bien encore accessible. Certainement, elle le récompenserait… Sinon… Oh ! si elle avait oublié, si elle le repoussait, ingrate et mauvaise, — alors… eh bien ! oui, il s’imposerait !… On ne se serait pas joué de lui en vain. Toute sa rage de désespéré, il l’emploierait à obtenir d’elle, malgré elle, le salaire qu’il croyait avoir mérité ! L’aimait-il ? Oui, certes, en sauvage… Et dans l’état d’exaspération où il se sentait à la seule idée d’une résistance, l’ancien officier de chasseurs eût voulu, comme un aventurier d’Amérique, la jeter sur un cheval, cette femme, en travers de la selle, et l’emporter à l’abîme où il courait, où il allait tomber ce soir, demain peut-être, inévitablement.

Dès qu’il fut dans le salon, et la porte refermée, il eut, en regardant la jeune femme, un éblouissement physique. Toute sa jeunesse lui revenait, lui bondissait au cœur, en afflux de sang. Puis, tout de suite, il crut que son cœur se vidait, lui manquait brusquement. Il chancela. Il était pâle, le visage amaigri, creusé par les soucis, altéré par ses passions de joueur, et, en ce moment, par ses fureurs d’amoureux.

Elle le trouva beau, d’une beauté mâle et tourmentée. C’était vrai. Il n’était plus le jeune homme joli et correct. Les audaces, les désirs, le courage, les déceptions, les angoisses, les terreurs, l’avaient fait autre. Une flamme voilée veillait au fond de ses yeux noirs.

Il mit ses deux mains sur les épaules de la jeune femme, l’éloignant de toute la longueur de ses bras pour la bien regarder en plein visage, et pour la tenir déjà :

— M’aimes-tu encore ? dit-il, d’une voix grave.

Elle tressaillit. Il lui sembla que le temps des calculs était à tout jamais passé. Ils l’avaient d’ailleurs trompée, tous ses beaux calculs. Elle eut l’impression qu’elle était dans une minute fatidique, espérée de toute éternité, stupidement ajournée parce qu’il lui avait plu d’attendre autre chose… Mais l’expérience était accomplie maintenant et manquée. Soit. Le retour de Léon, c’était la fin d’une destinée, le commencement d’une autre. Elle rentrait dans la vie naturelle, avec celui-ci, — qui était son pareil.

— C’est toi, toi seul, que j’ai toujours aimé, lui répondit-elle.

Sa voix, à elle aussi, avait un son grave. Ils se rencontraient dans des profondeurs, et leurs voix retentissaient autrement, à leur oreille comme dans leur cœur ; elles prenaient quelque chose du mystère d’en-dessous.

Il sentit qu’elle était à lui. Il l’embrassa dans une longue étreinte. Pour la première fois de sa vie, elle sentit qu’elle s’abandonnait. Elle trouva cela délicieux, — au moins de nouveauté.

Lui, en pleine jeunesse, sentit jaillir, gronder et rouler en lui un grand torrent de désirs longtemps contenus… Vivre est bon, — mais revivre ! Et il revivait. Il oubliait tout le reste. Il prenait de sa force une conscience nouvelle. Pour elle, pour leur amour, pour s’assurer à jamais le recommencement de cette ivresse, de ce bonheur d’oubli, il était de taille à conquérir le monde perdu.

— Alors, fit-il, partons !

Il comprenait que s’il la laissait ici, on ne lui permettrait plus jamais de la revoir ; tout s’y opposerait. Il avait bien vu que la porte de cette maison était défendue contre lui. Cette heure unique ne pouvait suffire. Il fallait partir !

— Quand tu voudras, dit-elle. Où me mènes-tu ?

Il la croyait plus grande qu’elle n’était, et il répondit :

— Je ne sais pas. Partons d’abord. Nous verrons après, demain, plus tard.

— Comment ? Explique-toi !… N’es-tu pas… heureux ?

Elle avait eu une pudeur. Elle avait trouvé ce mot pour demander décemment s’il était pauvre !

Elle le fit asseoir près d’elle, sur un divan.

Alors, il conta tout, brièvement et vite, mais tout, sans rien omettre.

Le secret de sa misère l’oppressait depuis quelque temps, dans sa solitude inquiète. Il le déposait enfin, il s’en débarrassait. Il subissait ce besoin de confidence qui force un jour ou l’autre aux aveux les coupables les plus décidés à se taire.

Du reste, il ne voulait pas la tromper. Entraîné, il fit tout d’une haleine une confession terrible, qu’elle suivait haletante.

En deux minutes, il eut tout dit ; à quel point il était désespéré, et que la police le traquait. Son père et sa mère achevaient de mourir dans la honte et la douleur. Comment tout cela finirait-il ? Il avait été tenté, cette nuit même, par le suicide, et son revolver ne le quittait plus. Mais à présent, cet amour retrouvé le vivifiait, le rendait à lui-même. Il ne s’agissait plus d’être découragé ! Soutenu, inspiré par elle, il était sûr de réussir cette fois, dans certaines entreprises qu’on lui proposait, qu’il avait refusées la veille… Et si, dans les batailles nouvelles, il tombait, encore vaincu, eh bien !… pourquoi ne pas mourir ? Elle était femme, — il le savait, — à accepter cette destinée de finir avec lui, enlacés l’un à l’autre, comme deux héros qui ont mis, au-dessus de tout, leur désir d’être unis enfin, liés à jamais. On se couche, on oublie… On s’en va, dans la seule joie, qui est le baiser, — l’amour !

Il leva sur elle un œil devenu vague, un œil où pointait, dans un éclair sombre, — la folie.

Et elle, après son rêve de fuite heureuse, elle retombait à cela ! Que répondre ? Et que faire ?

Cet être, soumis à ses caprices, et qui s’était montré capable pour elle de renoncer même à l’honneur, l’attirait décidément comme un semblable. Ils l’avaient assez ennuyée, les autres, les hésitants, les austères, comme Albert, les gens qui, ayant peur du remords sans doute, opposent lâchement un mot creux : le devoir, — à cette puissance qui ne souffre pas d’être méconnue : l’amour d’une femme ! Il fallait pourtant qu’elle s’y jetât, à la fin, dans ce torrent des passions qui, autour d’elle, depuis si longtemps, bondissait, écumait, sans qu’elle consentît à quitter le bord… Elle s’était assez défendue contre ce vertige, assez cramponnée à la terre ferme, assez entêtée dans ses raisonnements habiles qui ne la menaient jamais à rien, qui, au contraire, l’éloignaient chaque jour davantage du but entrevu… chimérique peut-être.

En même temps, elle avait peur de retourner à la vie pauvre de jadis, ou même à une vie pire, et cela aux côtés d’un déclassé, d’un déshonoré !… Il avait parlé de mort. C’était le meilleur sans doute de ce qu’il pourrait lui offrir ! Mais la mort, en de telles circonstances, c’était la défaite acceptée, avouée ! Vraiment, on pouvait trouver mieux. Albert n’était-il pas toujours par-là ? Mais qu’attendait-il encore ? Sans doute la fin de son deuil. Étrange amoureux, que peuvent arrêter ces prétendues délicatesses !

Ainsi, toute troublée qu’elle fût, — elle réfléchissait, à demi ressaisie par ses habitudes de calcul, de prudence, retenue par son goût du luxe, par son appétit de bien-être, par son égoïsme redoutable.

Quelque chose en elle la poussait vers le malheureux qui attendait. Quelque chose en elle l’éloignait de lui. Elle l’aimait plus que jamais et le reconnaissait pour sien, pour un amant de sa race. Mais était-il raisonnable, était-il possible d’abandonner les moyens qu’elle avait encore de le tirer lui-même de sa détresse ?

— Tu hésites ? dit-il enfin, d’un air sombre où elle sentit la menace.

Elle avait vu dans ses yeux ce regard étrange d’où quelque chose d’humain a été retiré.

— Non ! dit-elle. Je cherche, je combine. Attends. Ce n’est pas tout simple !

— C’est assez, fit-il. Partons. Tu ne peux plus hésiter. Tu es vraiment mienne. C’est notre destin. Il faut le suivre.

— Non ! dit-elle, pas aujourd’hui. Mais écoute : J’ai quelque argent, moi. En veux-tu… pour m’attendre ?

— Je veux toi ! dit-il, farouche. — Tu m’as tout pris ! Eh bien ! tu seras à moi !

— Pas aujourd’hui, répéta-t-elle… Il y a mieux à faire.

Il la regarda d’un air égaré.

— Veux-tu donc, prononça-t-il d’une voix ferme mais changée, que je me tue ici, devant toi ?

Elle comprit qu’il était d’humeur à le faire. Il fallait donc payer. Et pourquoi non ? Ah ! C’était un homme comme elle l’entendait, ce fou armé, capable d’un crime !… Cependant elle ne partirait pas avec lui. Que faire alors ? Son parti était pris. Elle s’approuvait à la fois dans son élan de passion et dans la sagesse de ses calculs. Eh bien ! elle obéirait aux deux appels.

Elle allait, pour sa propre joie, le griser d’elle-même ce malheureux ; et, ensuite, elle le renverrait à la rue, consolé de promesses, étourdi, rendu docile, calmé pour une heure.

Et de deux choses l’une, — ou elle trouverait, sans perdre les avantages de la situation, un moyen de le sauver et de le revoir, ou bien il suivrait seul sa destinée de malheur. Qu’y pouvait-elle ? L’essentiel était d’éviter le bruit, les cris, un horrible scandale. C’est cela ; il fallait avant tout l’apaiser, pour pouvoir l’éloigner. Et elle acceptait très bien l’idée que peut-être le lendemain, réveillé d’un tel songe, il tomberait plus désespéré au déshonneur final, à la folie et à la mort, mais sans elle, — seul !

Ainsi elle arrivait à la plus effroyable conception qui puisse naître dans le cerveau de la Femme : se servir des moyens mystérieux de la vie et de l’immortalité des êtres, — pour faire de la destruction !

Alors, elle se leva, toute frissonnante.

Oui, oui, c’était son heure de connaître la vie, de lui prendre et d’en recevoir une émotion nouvelle, celle qui seule agite et commande le monde. C’était vrai que cet homme-ci, entre tous, l’avait toujours attirée. La destinée le lui livrait enfin en des circonstances qui, à ses yeux de tourmentée, de dégénérée et de chercheuse, prenaient un effrayant caractère de grandeur bizarre, cruelle, redoutée et voulue !

Oui, voilà que, grâce à toutes ces complications des événements, des circonstances enchevêtrées autour d’elle, et des menaces suspendues au-dessus d’elle, — cette minute suprême prenait pour elle l’intensité désirée, rêvée… Elle avait bien fait d’attendre toute cette horreur nuptiale. Cela palpitait donc, la vie ! Cela brûlait donc ! N’était-ce pas tout cela, l’amour, l’amour vrai, l’infernal et divin tourment ?

Elle était debout et elle le regardait ardemment, d’un œil fixe.

L’étrangeté de ses mobiles secrets se révélait, sans se trahir, par un éclat sombre qui rayonnait d’elle. Elle portait le deuil de la mère de Paul, qu’elle avait tuée par la force propre de son âme funeste. Elle était donc comme toute vêtue de ce souvenir tragique, et elle le sentait sur elle. Il lui était arrivé, aux heures de rage contre le maître qui la dominait et la terrassait tous les jours, de murmurer, quand son regard rencontrait le noir de ses vêtements : « Sa mère en est morte ! » Ce mot « en » signifiait sa colère de femme humiliée, ou plutôt cette force mauvaise qui était son âme.

Sur son costume noir, la pâleur de sa tête, la lumière grise, comme morte, des cheveux, éclataient avec une puissance extraordinaire. Ses lourds bandeaux blonds (elle n’avait abandonné ce genre de coiffure qu’un seul jour, le jour de son mariage), étaient un peu en désordre. Lâches par endroits et trop pendants, trop élargis, ils ne laissaient plus voir assez du visage : et ils mettaient sur sa joue, d’un blanc mat, un peu de crinière animale, une inquiétante bestialité, — on ne sait quoi de l’être primitif. L’œil bleu avait perdu toute douceur. Les ténèbres de la pupille dilatée le dévoraient, et le noir qui encerclait l’iris étant aussi devenu plus intense, le regard était tout obscur. Dans cette obscurité sinistre une étincelle brûlait.

Il ne l’avait jamais vu si belle. Cette femme et la destinée de cet homme se ressemblaient. C’est pourquoi d’elle à lui courait une sympathie qui décuplait l’ancien amour, et qu’il subissait sans la définir. Cette figure de femme s’harmonisait avec ses pensées de malheureux, avec toute sa vie de désespéré, qu’elle lui avait faite d’ailleurs, avec ses désirs de suicide, qu’elle avait inspirés.

Tout à coup, elle marcha vers lui d’un pas ferme qui était terrible.

L’éternel sphinx venait contre l’homme, lui apportant des caresses où se cachait une pensée mortelle pour lui — car elle avait accepté cette horrible idée de l’attirer afin de mieux le repousser d’elle, afin de mieux le rejeter dans la nuit, dans une double agonie d’âme et de corps, — dans on ne sait quel infernal abîme d’où elle était sortie pour vivre parmi les hommes.

Elle souriait, car elle allait se griser, elle aussi.

D’un mouvement sec, presque automatique, elle prit entre ses mains la tête du jeune homme. Elle aurait mis la même avidité à saisir un objet inanimé, un flacon plein d’ivresse.

Elle prit sa tête, l’attira à elle, s’inclina, lui baisa les yeux, puis se mit à ses genoux, l’enlaça de ses bras souples, l’enveloppa pour ainsi dire de ses regards, de tout son charme noir.

— Tu ne sais pas, murmura-t-elle, je suis malheureuse. Et — tu me croiras ou non — je ne suis pas la femme de mon mari… Oui, c’est ainsi… Tout un drame… Il a vu tes lettres, le soir même du mariage ; — avant, — tu comprends. Ç’a été terrible. Nous vivons ensemble, mais séparés : Oui, oui, et tu me retrouves telle que tu m’as laissée, mon amour !

Il se leva d’un bond.

— Si cela est vrai, c’est mieux que je n’espérais. Il faut partir, partir tout de suite.

Mais ce n’était pas ce qu’elle voulait… Elle avait suivi son mouvement.

Elle reprit sa tête, lui caressa les cheveux d’un geste un peu brusque et, elle-même, s’avança vers ses lèvres.

Il retomba sur le divan. Elle l’y cloua, le tenant par les deux poignets, forte de toute sa volonté à elle et de sa faiblesse à lui.

Elle lui soufflait sa parole au visage avec son haleine pure et chaude :

— Je t’ai trop attendu !… Tu ne comprends pas ? Tu es beau. Je t’aime. Viens. Je veux.

Elle le quitta. Sa voix se fit sèche, saccadée. La résolution impérieuse s’y exprimait, comme déchiquetée, par petits mots brefs.

Il la regardait, stupéfait, épouvanté à l’idée d’être surpris là, dans ce salon, lui, avec son nom devenu suspect !

Elle précipitait ses paroles et ses gestes. Elle le bousculait.

Elle dit :

— Viens, mais viens donc ! Va fermer cette porte, ou plutôt non, laisse-la et viens par ici. Cette heure est à nous, à moi. C’est la mienne. L’heure de ma destinée, tu l’as dit. Viens.

Il demeurait immobile, stupéfait, effaré, hagard.

Elle le regarda insolemment, avec ce mot de défi :

— As-tu peur ?

— Tu es folle.

— De toi, oui, folle. Folle d’amour.

— Mais s’il entrait ? balbutia-t-il.

— Quelle joie ! murmura-t-elle d’une voix creuse, en lui tendant les bras. Quelle joie ! Il nous tuerait. N’est-ce pas ce que tu rêvais tout à l’heure, dis, dis, mon aimé, mon seul aimé ? Oh ! mourir avec toi, dans la folie des premiers baisers !…

Leurs lèvres se brûlèrent… Ils allaient oublier qu’il y avait autour d’eux autre chose qu’eux-mêmes…

A ce moment on frappa.

Ils se quittèrent, chacun cherchant à prendre vite une attitude, tandis que leur cœur battait à rompre.

— Entrez ! dit-elle enfin d’une voix nette.

— Monsieur Albert de Barjols demande si Madame la comtesse peut le recevoir.

— Je n’y suis pas ! fit-elle vivement.

Le valet de chambre vit quelque désordre, comprit l’embarras, et, machinalement secourable :

— … C’est que… Monsieur le comte est avec lui !

— Alors, dit-elle avec hésitation, c’est différent… Et comme si elle eût pris pour confident le valet dont elle acceptait le secours :

— Seulement, — une minute… Où sont ces messieurs ?

— En bas.

— Bien.

Elle ajouta encore :

— Une minute !… Avez-vous dit à Monsieur le comte que Monsieur est ici ?

— Il ne me l’a pas demandé, Madame la comtesse.

— Eh bien ! ne le dites pas.

Elle eut un clignement d’yeux.

— C’est compris ?

— Oui, Madame la comtesse.

Le valet sortit.

Quand, une seconde après, les deux hommes entrèrent, elle était seule, — mais dans sa volonté de ne rien laisser paraître d’abandonné, aucune mollesse, elle avait, par réaction, une roideur singulière, comme défensive…

« Elle est seule ! songea Paul, avec un secret mouvement de joie. Elle l’a caché. Je tiens ma preuve. Albert est sauvé ! »

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