Fleur d'Abîme
QUATRIÈME PARTIE
I
Le lendemain matin, Albert de Barjols et la jeune comtesse d’Aiguebelle chevauchaient côte à côte, dans les allées du Bois. Elle affecta d’être triste et silencieuse. Il fut embarrassé et muet. Au retour, en la quittant chez elle, dans la cour de son hôtel, il surmonta enfin tout embarras et lui dit :
— J’ai cru surprendre hier soir, — vous vous en doutez, n’est-ce pas ? — qu’il y a entre vous et lui quelque chose. Paul est un frère d’élection pour moi. Je dois pouvoir vous être utile, servir son bonheur et le vôtre. Si vous le croyez, disposez de moi.
Elle avait mis pied à terre. Un valet emmenait son cheval. Elle tenait à poignée la longue traîne de son amazone. Sous le noir de son chapeau coquet, ses cheveux blonds éclataient comme du soleil. Elle le regarda de son œil bleu doux, profondément triste :
— Venez me voir aujourd’hui, vers six heures. Je vous dirai tout.
Elle avait médité beaucoup sur la scène de la veille. Elle s’était dit que l’amitié d’Albert pour Paul avait dû s’alarmer, qu’il interrogerait son ami, que Paul lui raconterait tout. Il fallait qu’elle prît les devants…
Elle se proposait de ne cacher aucun des faits principaux, mais, en leur prêtant d’autres causes, d’en changer la signification.
Elle se poserait en victime, non pas absolument innocente, mais si légèrement, si légèrement coupable !… Aux regards amoureux d’Albert, Paul semblerait un bourreau, un brutal exalté… Et l’on verrait plus tard.
Elle attendait déjà, vers cinq heures, lorsque l’abbé Tardieu se fit annoncer.
Il avait reçu la visite de la mère de Paul. Elle l’avait supplié d’aller voir sa belle-fille et son fils, de les confesser affectueusement, de faire intervenir sa douce autorité de vieil ami.
— Qu’y a-t-il donc, chère enfant ? Dites-moi. Je pourrai, j’espère, arranger les choses. Ouvrez-moi votre cœur. Que se passe-t-il ?
Elle regarda l’abbé un instant en silence. Elle se disait que c’était peut-être lui le moyen rêvé de rentrer en grâce auprès de son mari. Elle s’étonnait de n’y avoir point songé encore. Mais elle ne se dit point qu’il fallait être complètement sincère, ici plus que jamais, avouer tout, tout, sans rien omettre, à ce prêtre, sous le sceau de la confession, s’en faire un allié par le repentir. Elle n’entrevit même pas cette pensée sublime de sa religion : le pardon offert aux pires fautes, pourvu que la ferme intention soit prise de n’y pas retomber. Sans aucun scrupule, elle fit à l’abbé le récit qu’elle avait préparé pour Albert.
— Je vais tout vous dire, monsieur l’abbé… Je vous remercie d’être venu. C’est Dieu qui vous envoie. Madame d’Aiguebelle a eu certainement, en allant demander vos bons offices, une pensée qui lui venait de Dieu.
Tout en parlant, elle admirait sa facilité à prendre le ton qui devait plaire à son visiteur.
— Avant d’aimer Paul, monsieur l’abbé, de l’épouser, sur le conseil de ma mère, qui désirait, comme tant d’autres, me voir mariée à un homme riche et titré, j’aimais un jeune homme pauvre. Fidèle à ce premier souvenir, j’avais gardé ses lettres… Par un enfantillage dont la sottise même est l’excuse, oui, je les avais gardées. Hélas ! elles établissaient, en même temps que mon honnêteté parfaite, les misères, les pauvretés, les trivialités et les ambitions de ma vie de jeune fille. Le comte ignorait notre grande pauvreté, et les expédients honorables, mais pénibles, auxquels nous étions réduites, ma mère et moi, pour essayer d’en sortir. Ah ! monsieur l’abbé, je ne nierai même pas que notre situation précaire m’inspira bien des fois de mauvaises ou de funestes pensées. Si j’avais appris toutes ces choses moi-même à mon mari, il les eût déplorées avec moi, mais sans irritation, j’en suis bien sûre… Il est si bon, si généreux !… La révélation qu’il en eut fut trop brusque, et fut cause d’une scène terrible, le soir même de mon mariage. Il avait eu le caprice de voir ces lettres. J’essayai de les lui cacher. Pour y arriver, dans mon affolement, dans ma terreur d’être mal jugée, j’employai même la ruse…
Ici elle raconta la scène entière, comment elle avait fait semblant de lancer par la fenêtre la clef…
— Oh ! continua-t-elle… ce mensonge, que m’inspira un démon sans doute, le démon de la peur, ce mensonge imbécile, je l’ai expié, je l’expie tous les jours assez cher !… De là vient tout le mal. Paul, depuis ce moment, m’a refusé, pour toujours, toute confiance. Il m’a traitée comme la dernière des dernières, monsieur l’abbé ! Et ce serait bien pis sans doute s’il n’était pas nécessaire de cacher à sa pauvre mère l’horrible malheur de notre vie.
Elle prit un ton lamentable :
— Il me croit sinon coupable, du moins, ce qui est plus terrible encore, perfide par nature… Il me hait. Et j’ai la douleur de me dire que je lui en ai donné le droit !… Ah ! monsieur l’abbé, il y a donc, ici-bas même, des peines éternelles ! Ne serai-je jamais pardonnée ?
Elle porta sur ses beaux yeux son mouchoir de fine batiste.
L’abbé avait l’habitude de voir bien des misères. Mais celle-ci était si touchante, au milieu de tout ce luxe qui faisait contraste, la jeunesse et la beauté suppliantes ont un tel charme, qu’il fut profondément ému.
Elle le regardait à travers ses larmes, et, distraite de sa douleur par le désir de voir quel effet sa confidence allait produire sur un prêtre, voué aux chastetés, elle prononça d’une voix faible comme un soupir :
— Et je ne suis sa femme… que par le nom !…
Le prêtre baissa les yeux et leva ses deux mains jointes :
— Oh ! mon Dieu ! comme vos enfants excellent dans l’art de se tourmenter les uns les autres !… Et, pardonnez-moi, madame, — mais je vous parle ici comme en confession, ma chère enfant, — il n’y a pas autre chose ?
— Pas autre chose… mon père !
— C’est bien, je le verrai. Je le verrai. Je lui parlerai. Ayez confiance. Je l’ai élevé moi-même, — aidé par la plus pieuse des mères, — dans les principes de notre sainte religion. Comment peut-il demeurer incapable de pardon, lui, élevé si chrétiennement ?…
L’abbé n’acheva pas sa pensée. Il songeait à la Madeleine. Elle était la vraie pécheresse, celle-là ! Elle avait cependant trouvé miséricorde…
Il s’était dirigé vers la porte. Elle l’avait suivi. Il se retourna vers elle :
— Appelez Dieu, mon enfant… Dieu répond toujours.
Il sortit.
Ce dernier mot du prêtre fut prononcé avec une telle grandeur simple, avec une telle sympathie, qu’elle en fut remuée. Et, dans les lointains obscurs de sa mémoire, quelque chose s’éveilla, de doucement confiant envers la puissance inconnue et protectrice qu’elle appelait jadis le bon Dieu… Elle revint lentement s’asseoir près de la cheminée et demeura pensive, étonnée d’elle-même. Elle fixa involontairement sa pensée sur ce mouvement étrange, comme lointain, qui se faisait en elle… Elle se revit toute petite, à cinq ans, déjà malheureuse, mais pressant, dans son petit poing serré, le soir, au fond de son lit, quand elle avait trop de chagrin, ou quand elle avait peur au bruit du tonnerre, la croix bénite, suspendue à son cou. Aussitôt, — en ce temps-là, — elle était consolée, résignée courageuse et calme… Ces joies de sécurité, jamais plus elle ne les avait connues.
… Être heureuse ! oh ! être heureuse ! que demandait-elle autre chose, aux hommes, aux circonstances, à la vie !… Et comme elle se sentait loin du bonheur ! Comme toutes les complications de la pensée en elle, des faits autour d’elle, l’embarrassaient, la gênaient cruellement ! En qui avait-elle confiance ? Qui aimait-elle ?… Qui l’aimait ?… Elle eut, à ce moment, la conception fuyante mais profonde, d’un bonheur ignoré : celui de sentir la confiance d’un autre être, sur elle, autour d’elle ! Oh ! être heureuse ! être aimée !… Alors, fortune, ambitions, luxe, que serait tout cela ?… Dans son berceau, au temps où il lui suffisait de serrer sa petite croix sur sa poitrine, — qu’était-ce que ce bonheur si doux, si intime, si vrai, le seul dont elle se souvînt, qu’était-ce, sinon sa confiance en quelqu’un, la certitude d’être aimée et protégée par quelqu’un…, par le Dieu des pardons, des intelligences, des bontés… Oh ! être aimée !…
Sa poitrine se souleva pour d’autres sanglots, cette fois, que ceux qu’elle avait montrés souvent à son mari, afin de l’attendrir et de le séduire. Elle se leva brusquement, entra dans sa chambre dont elle ne songea même pas à refermer la porte, et se jeta sur son prie-Dieu, — saisie d’un besoin presque enfantin de mettre en acte, comme lorsqu’elle était petite, la prière de son cœur.
Agenouillée, elle sanglotait, elle pleurait, elle criait vers le bonheur, vers la paix, vers l’amour, qu’elle appelait autrefois Dieu… « Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! » et ne parvenait pas à dire autre chose, — et ne sentait rien devant elle, que le vide, — l’abîme.
A ce moment, Albert entrait au salon. Par la porte ouverte, il la vit agenouillée et tout éplorée, et son cœur trembla dans sa poitrine. Doucement, il s’approcha du seuil, en l’appelant, malgré lui : « Marie ! Marie ! » Il s’étonna de l’appeler ainsi, par son petit nom, mais ne put faire autrement. Il eût porté la main sur elle, pour la sauver d’un péril physique… De même, d’un élan irréfléchi, devant ce désespoir moral, il l’appelait avec de la tendresse.
Elle était si prête, si résolue, tout à l’heure, à le séduire, et la duplicité était si bien dans ses habitudes de pensée et d’action, que, malgré elle, en entendant cet appel, elle songea : « Il est là. Il m’a vue prier, tant mieux !… » Et par-dessous les sincérités fragiles de sa douleur, de son effort vers la vérité et le repentir, elle entendit sa vraie nature qui murmurait distinctement : « Soit ! Que tout, — même mes sincérités, — me serve à le tromper mieux ! »
Alors, elle se fit horreur à elle-même, et vint à lui, d’un air si effaré, si hagard, qu’il eut presque peur.
— Qu’avez-vous ! Qu’avez-vous ! cria-t-il, — par pitié !
Elle s’assit près de lui, sans lâcher la main qu’il lui avait tendue, et, d’un mouvement involontaire, — qu’elle eut le temps, toutefois, de juger utile, et qu’elle sentit voluptueux pour lui et doux pour elle, — elle appuya la tête sur son épaule, en sanglotant :
— Pardon ! pardon ! Vous m’avez surprise… L’abbé sort d’ici… Pardonnez une enfant malade… Je ne suis qu’une enfant malade… Je ne suis plus maîtresse de moi ! J’ai tant besoin de consolation, de bonté… Personne ne m’a jamais aimée, même toute petite… Vous ne pouvez pas savoir… Mais je vais tout vous dire…
Elle le sentait attendri, et, déjà triomphante, avec un rire intérieur, elle larmoyait, elle le roulait dans le torrent de ses plaintes :
— Ils se sont tous acharnés après moi. Si vous saviez ! Eh bien, oui ! Qu’y pouvais-je ? Ils sont tous venus me chuchoter à l’oreille les mêmes paroles… parce que j’étais belle et parce que j’étais pauvre, tous, oui tous ! Ceux qui prenaient leur temps, parce qu’ils étaient reçus chez ma mère et certains de me revoir, — et ceux qui se dépêchaient parce qu’ils n’avaient à eux que l’occasion, la minute… tous ont essayé ainsi de me voler à moi-même… Eh bien ! j’ai lutté, et j’ai triomphé… Pourquoi dit-il que je suis mauvaise ?…
— Qui dit cela ? interrogea Albert qui n’osait retirer son épaule, où elle appuyait toujours sa tête parfumée, ses cheveux enflammés des clartés vives de la lampe.
— Mais lui !… Qui serait-ce ? Lui, Paul, que j’aimais ! que j’adorais ! Il dit que je suis mauvaise !
Elle se releva, renversa sa belle tête sur le dossier de son fauteuil, et, sûre d’être admirée, les yeux à demi fermés et ruisselants, avec des larmes qui luisaient jusque sur ses lèvres tremblantes :
— Oh ! en ce moment, dit-elle plus calme, je ne suis ni bonne ni mauvaise ! Je suis écrasée, anéantie, à bout de forces ! Voilà tout. Toutes mes pensées se sont choquées dans une confusion où je ne vois plus rien. Tout est noir. Au fond de l’abîme où je glisse, j’aperçois à peine un peu de bleu, tout là-haut, sur ma tête. C’est le bonheur des autres, et je m’en éloigne. Je descends. En rêve, on a de ces chutes sans fin. Quand on veut se retenir aux parois du cauchemar, tous les appuis cèdent sous les mains ; on n’arrive jamais au fond, mais, du moins, le cri qu’on pousse vous réveille ! Moi, je ne me réveille jamais !
Pour cette dernière petite phrase, elle avait pris sa voix dans le creux, selon les principes de Théramène, et elle fit un grand effet sur son public.
— Vous avez en moi un ami, fit Albert pénétré, mais ne sachant la cause de ce flot de paroles où il y avait tout : vérité, mensonge, passion, calcul, regrets, repentir, ruse, — tout, hélas ! tout mêlé, dans un inextricable chaos qui était elle-même, l’abîme intérieur où son âme confuse se cherchait en vain.
Elle se calma tout à fait.
— Un ami, oui… un ami ! dit-elle. Je voudrais tant avoir un ami !
Cela fut dit naturellement.
C’était, en effet, le cri simple et vrai… qui la servait encore pourtant, dans son œuvre de perdition.
Et elle le savait bien.
Elle reprit :
— Enfin, je vais tout vous dire.
Et la confession qu’elle avait faite à l’abbé, la même exactement, — moins les termes sacrés, que les protestants appellent : le patois de Chanaan, — elle la refit à Albert stupéfait.
Quand elle eut fini :
— Ah ! le malheureux ! le malheureux ! répéta Albert plusieurs fois.
Voilà qu’il regrettait, au fond de son cœur, de la lui avoir donnée, cette femme, par un sacrifice trop prompt sans doute, muet, inconsidéré !
Il voulait cacher son émotion personnelle, et se préoccuper de son ami, de Paul, plus encore que d’elle. Il parlait d’un ton dégagé :
— Le malheureux ! Les gens de Paris sont fous, ma parole d’honneur !… Il suffit, je le vois, d’arriver dans la ville des névroses, pour prendre le mal ambiant. Casuistes, analystes, pessimistes ! que le diable les emporte tous ! J’aurais cru mon Paul à l’abri…
Il se tut, et reprit avec rondeur :
— Eh bien ! mais, c’est facile à arranger, au fond, cet affreux malentendu… Lui avez-vous bien tout expliqué… comme à moi ?
— Il ne me laisse jamais parler longtemps, soupira-t-elle.
— Mais c’est donc un forcené ! Comment ! Lui ! Ce cœur exquis ! Mon Paul ! Je vous dis qu’il est fou ! fou à lier ! Monsieur voulait apparemment qu’on eût attendu sa rencontre pour avoir un cœur et des yeux !… Comme si vous pouviez prévoir Monsieur Paul, — avant de le connaître ! Mais soyez tranquille, je lui parlerai… je lui parlerai, — et ferme !
Elle était redevenue maîtresse d’elle-même, — un peu rosée par l’émotion de tout à l’heure, mais tout à fait tranquille et parfaitement jolie.
— Toute réflexion faite, dit-elle, attendez un peu de temps. Attendez qu’il vous parle ; il vous parlera certainement.
— Pourquoi attendre ?
— Je ne sais pas. Je crains de l’irriter. Voyons, promettez-moi ; je vous le demande.
— Assurément, je me tairai, — tant qu’il vous plaira.
— Bon, c’est convenu… Et merci.
Elle lui donna sa main à baiser. Il sortit, plein de pensées.
Elle voulait qu’avant d’avoir avec le comte Paul une explication qui pouvait lui ramener son mari, — le comte Albert de Barjols eût le temps de s’attacher plus fortement à elle. Elle voulait se garder un amant, — qui sait ? un second mari peut-être.