Fleur d'Abîme
VII
Ce n’était pas peu de chose — elle le comprenait bien, — que d’apparaître à son provincial une femme « comme il faut », telle qu’il devait l’entendre.
Dans ses tentatives variées d’ambitieuse inquiète, elle avait naturellement pensé au théâtre. C’est le tremplin de beaucoup de coquettes, un moyen de parvenir comme un autre, aujourd’hui ; seulement, il y faut du talent, et c’est à quoi pensent le moins toutes ces pauvrettes qui vont au feu de la rampe comme des papillons affolés.
Un des jeunes acteurs, espérant, selon sa propre expression, qu’il arriverait bien vite à « faire ses frais », avait donné des leçons gratis, pendant une année ; puis, irrité tout à coup de voir qu’il n’avait rien à espérer, il avait offert de se faire remplacer par un vieux « cabot » de sa connaissance, pauvre et laid, qui, pour un déjeuner, affirmait-il, donnerait des leçons de maintien et de diction, d’après les plus solides principes.
Dès qu’il eut présenté le vieux, le jeune émule de Talma, qui avait une affaire urgente dans les coulisses du Conservatoire, espaça ses précieuses visites. On ne le voyait plus que deux fois par an.
En revanche, le vieux cabotin arrivait deux fois par semaine. C’était un ancien élève de Samson. Il le disait et c’était vrai. Il avait des cartes à un franc le cent sur lesquelles on lisait en lettres grasses :
PINCHARD,
de la Comédie française.
Il y avait débuté en effet vers 1845. Il n’avait plus d’âge. C’était un doux souffreteux, très honnête, très bon, mais doué à un degré plaisant de tous les défauts particuliers à ceux de sa profession. L’inaltérable gaîté qu’il gardait malgré l’excès de sa misère, lui faisait tout pardonner.
Le malheureux avait même imaginé, un jour où il avait trop faim, d’aller réciter des vers, dans les cours des maisons. C’était une chose attendrissante que de lui voir rejouer, pour payer à table sa place de parasite, son rôle de mendiant des rues.
— Le jour où je pris cette résolution, disait-il, j’entrai d’abord dans une cour de la rue des Saints-Pères. J’avais appris avec beaucoup de soin la Conscience de Victor Hugo, — mais la honte me suffoquant, au moment de commencer, j’attaquai, sans le vouloir, le récit de Théramène que je savais depuis mon enfance ! Ma douleur était si vive, que je me sentis pathétique. Ah ! si un public connaisseur, un vrai public, mon public de la Comédie française, avait pu me voir ce jour-là !… On s’était mis aux fenêtres, et les sous commencèrent à pleuvoir avec les quolibets.
Alors, il se mettait à mimer la scène, laissant tomber un sou à terre, de temps à autre, et interrompant d’un « merci bien ! » du plus piquant effet, l’illustre tirade, à la manière des joueurs d’orgue de Barbarie.
— « A la fin, terminait-il, saisi par le désespoir de ma situation personnelle, je tombai sur un genou, la tête dans mes mains, en criant malgré moi : « Non ! non ! c’est trop souffrir ! » On attribua ma douleur à Théramène ; on crut que je pleurais ce pauvre Hippolyte, et, à toutes les fenêtres, éclatèrent des applaudissements, dont, malgré mon désespoir, je me sentis encouragé, et même charmé !
« Cela parut si comique à une bande d’étudiants groupés à une fenêtre du cinquième, qu’ils m’envoyèrent chercher, et de ce moment, j’entrevis des jours meilleurs. J’allais, répétant quotidiennement, dans les cours des maisons où logent des étudiants, le récit de Théramène.
« Profitant de l’indication que m’avaient donnée « la nature » et le hasard, je coupais le fameux récit de réflexions de mon cru sur ma misère et le malheur des temps… Et cela m’a permis de vivre. Tout le quartier me connaît sous le nom de Théramène… Appelez-moi comme ça. Ça me fera plaisir, ça me rappelle mon plus gros succès ! »
C’était un professeur économique qu’on avait pris en affection, ce vieux. On lui mettait quelquefois un balai entre les mains ; quelquefois, sous le pied, une brosse à cirer le parquet ; et il cirait, et il balayait, disant : « L’art se rend utile : Utile dulci ! » Et, vraiment, il lui était doux, à cet ingénu, de se rendre utile à qui l’aidait.
De fait, il était intéressant, et on l’aimait sans y prendre garde, comme on aime un animal familier. C’était même, peut-être, le meilleur des sentiments que Mademoiselle Déperrier eût au cœur, celui que ce vieil innocent lui inspirait… Ah ! si elle n’avait pas eu de connaissances pires ! Mais l’honnête Théramène eût certainement méprisé bien des beaux messieurs qui venaient chez elle, admirablement vêtus et correctement gantés, s’il eût pu voir leur dedans.
Tout de même, c’était un spectacle inouï que d’assister à la leçon du père Théramène chez les Déperrier, le mardi.
Léon Terral y venait souvent. Il y amenait deux ou trois amis. On y voyait aussi le bas-bleu qui faisait les modes, deux ou trois reporters qui pouvaient être utiles un jour, et autant de futurs auteurs dramatiques, de ceux qui collaborent uniquement pour avoir leurs entrées dans les coulisses des petits théâtres.
Peut-être, ce jour-là, eût-on malaisément reconnu la belle Mademoiselle Déperrier, celle qui dans les salons plus ou moins selects, mais enfin de ceux où l’on rencontre parfois du vrai monde, se tenait droite, fière, en grande tenue de patricienne, s’imposant au regard par la noblesse du maintien, la beauté de ses lignes fermes et ondulées, et la pureté de son regard, un peu hautain.
Ces jours-là, chez elle, c’était la fête bohème. Sa mère ne s’y amusait guère, parce qu’elle ne pouvait retenir mille objurgations que Marie ne manquait jamais de relever. La mère était partagée entre un désir déterminé de tirer parti de sa fille en la mariant à quelque prince — et une jalousie féroce, qui enrageait de ne pouvoir se dissimuler. De là une sourde querelle qui régnait éternellement entre elles.
Madame Déperrier avait fini, les mardis, par rester confinée dans sa chambre, d’où elle sortait de demi-heure en demi-heure pour faire quelque admonestation à propos d’une parole plus mal sonnante que les autres, surprise à travers la cloison.
Peu à peu, dans la chaleur des leçons, le vieux Théramène s’était habitué à tutoyer couramment sa petite Marie. A l’indignation de sa mère, Marie avait répondu, non sans quelque bonté :
— Quel mal ça peut-il faire ?… Pauvre homme ! il est si vieux… Pourquoi l’humilier ? Veux-tu qu’il ne revienne plus ? Je serais bien avancée ! Car, tu ne sais pas, au fond, il est très fort. Et il me lâcherait, un peu raide. Et puis, ça m’amuse. C’est comme ça qu’on fait au théâtre ; on se tutoie entre camarades, hommes et femmes.
Elle pensait encore : « Pourquoi empêcher cet homme de se payer comme ça ? » Par de semblables raisonnements, trop fréquents chez elle, elle acceptait, sans s’en douter, de se vendre en détail. Elle ne s’appartenait plus. Elle appartenait à mille menues dettes. C’est le destin des filles… Que de gens avaient ainsi main-mise sur elle !
Il la tutoyait donc, Théramène ; elle en riait d’abord ; bientôt elle se blasa, et c’était d’autant plus étrange, depuis qu’elle paraissait ne plus voir ce qu’il y avait là de choquant.
— Voyons, ma petite Marie, le mot ne sort pas ; tu bafouilles. Tiens-toi droite. Les mains comme ça… Marche donc avec tout le corps. Tu as l’air de glisser dans une rainure…
Il redressait son dos voûté, et la vieillesse décrépite et laide donnait sa leçon d’attitude et de noblesse à la beauté jeune.
Si l’on riait, mes bons ! Rien n’était plus divertissant.
C’était drôle surtout quand il répétait la théorie « telle que je l’ai recueillie de la propre bouche de mon maître Samson ».
Il y avait toujours quelqu’un pour lui crier : « Le bourreau ? »
— Non, messieurs, répondait Théramène ; je parle de l’illustre comédien.
Et il commençait :
— Quand vous rentrez chez vous, le soir, qu’est-ce que vous faites ?
— Je prends mon bougeoir chez mon concierge, répondait invariablement un des jeunes gens.
— Bon. Après ?
— Je monte mon escalier.
— Je veux bien ; mais, pour monter votre escalier, qu’est-ce que vous faites ?
— Je lève le pied.
— Comme un caissier… C’est là que je vous attendais… Eh bien ! messieurs, dans une tirade, le premier vers c’est la première marche, et comme on lève le pied de marche en marche, vous élevez la voix, de vers en vers — jusqu’où ?
— Jusque chez moi, au cinquième.
— Mais non ! Jusqu’au premier palier. Les paliers sont là pour nous permettre de souffler — et de prendre des temps. Vous prenez donc un temps… Et puis ?
— J’attaque le second étage…
— Jusqu’au palier suivant. Et puis ?
— Et puis, je rentre chez moi.
— Mais non, malheureux ! vous ne rentrez pas chez vous… Et c’est bien là que je vous attendais, car aucune science ne s’improvise ! Les secrets de l’art, monsieur, sont le trésor de l’humanité. Ce sont des fruits, lentement mûris, que la tradition conserve et transmet — lampada tradunt — et qui permettent à Pinchard de donner la main à Molière, par une chaîne non interrompue d’hommes de talent, j’oserai dire de génie.
Cette phrase était acclamée.
— Prenez un temps, Pinchard. Vous voilà au cinquième.
— A la fin de la tirade, poursuivait Pinchard imperturbable, vous ne rentrez pas chez vous… Loin de là !… Vous vous précipitez brusquement, la tête la première, dans la cage de l’escalier… c’est-à-dire que vous laissez retomber tout à coup votre voix dans les notes basses, en la prenant dans le creux, et vous faites un grand effet sur le public !
De Marie, Théramène avait fait Rita…, Mariquita, Marita, Rita… Si bien que toute la bande des littéraires se mit à l’appeler ainsi, dans l’intimité, et Léon Terral tout le premier.
Elle se montrait à eux dans des demi-négligés un peu suspects. Il fallait garder ce qu’elle avait de mieux pour la parade de la rue ou des grandes soirées. Ici, à ces gens qu’elle comptait bien licencier un jour, elle se laissait voir en déshabillé, avec une robe fatiguée, fripée un peu, je ne sais quoi d’abandonné, de lâche, de médiocre en elle. Ce n’était pas par respect pour sa personne, ni par goût du joli, qu’elle aimait la propreté, mais seulement parce qu’elle la croyait indispensable dans l’art de plaire. Or, qu’avait-elle besoin de plaire à ces gens-là ! Il aurait fallu s’imposer un effort qu’ils ne méritaient pas. C’est par paresse, et aussi par économie, qu’elle se relâchait ainsi de son habituelle coquetterie… Ah ! si elle avait eu une femme de chambre !… Mais, dès qu’elle serait riche, tout changerait… Et elle rêvait quelquefois d’une salle de bain étonnante, où la baignoire serait en argent massif, les robinets en or, et où elle prendrait des bains de lait.
— En attendant, je suis bien assez belle pour eux, telle que je suis. Mazette ! on leur en fournira, des filles comme moi, à regarder pour rien, tant qu’ils veulent !
Lorsqu’elle revint d’Hyères, elle fit entendre à tout ce monde inférieur que les réunions du soir n’auraient pas lieu cette année.
Elle ne voulait pas se faire surprendre, une belle après-midi, au milieu de tout ce monde, par le comte Paul, qui ne pouvait tarder à venir chez elle.
Le pauvre Théramène accourut désespéré.
— Mon petit Théramène, c’est fini, je n’ai plus besoin de vous ; j’ai des raisons graves. Jusqu’ici ça pouvait aller, vos visites ; ça ne peut plus. C’est un parti à prendre. Je comprends que ça vous embête ; moi aussi d’ailleurs. Vous m’amusiez tant !
Le vieux bouffon avait des larmes plein ses yeux. Sa main tremblait.
— C’est, que j’ai pris l’habitude de te voir, ma petite Rita. Je me suis attaché à toi comme une vieille bête de toutou… Et puis, c’était au moins un déjeuner par semaine, un vrai, avec des œufs dans les omelettes.
— Qu’est-ce que vous voulez ? C’est comme ça !
— Je dirai à tout le monde que je suis le frotteur, fit-il tout à coup avec une humilité sincère et tendre, qu’il accentua théâtralement en pliant l’échine d’une façon burlesque.
Elle réfléchit :
— Comme ça, oui, si tu veux, père Théramène.
— Elle m’a tutoyé, l’enfant !
— Ça n’est pas la première fois.
— Et dis-moi, Rita, je déjeunerai encore, hein ?
— Oui, à la cuisine.