Fleur d'Abîme
II
La comtesse Louis d’Aiguebelle, mère de ce comte Paul sur qui Marie Déperrier avait jeté son dévolu, s’effrayait du sentiment qui menaçait de lui prendre son fils.
Cette jeune Parisienne n’était pas de son monde. Personne ne la connaissait autour d’elle, dans le pays de Provence qu’elle habitait. Dès que son fils lui eut parlé de la jeune fille, elle écrivit à l’abbé Tardieu, ancien précepteur du jeune homme. L’abbé était à Paris, aumônier du couvent de jeunes filles en ce moment le plus à la mode.
« — Je vous conjure, mon cher abbé, lui disait-elle à la fin d’une longue lettre, de chercher à avoir pour moi des renseignements précis. On me dit que la jeune fille est de votre paroisse. Elle s’appelle Marie Déperrier. Elle demeure avec sa mère rue Miromesnil. Le père, dit-on, est mort depuis deux ans.
» Elle a une sœur aînée (Madeleine) qui est professeur dans un lycée de jeunes filles. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? C’est d’eux que va dépendre le bonheur de mon fils, de ma petite Annette et le mien. Qu’est-ce surtout que la jeune personne ?
» Je redoute les jeunes filles modernes ! J’en voudrais une toute simple, à l’ancienne manière, pour en faire la femme de mon fils, la sœur de ma fille, la mère de mes petits-enfants ! Le bonheur est dans la simplicité du cœur, et il n’est que là. En dehors d’une affection faite d’indulgence et de bonté, on ne trouve que tourments d’esprit… Hélas ! j’avais fait un rêve : j’aurais voulu que Paul épousât la sœur de son ami Albert, le lieutenant de vaisseau. Vous savez qu’Albert et Paul sont des amis modèles, des amis comme on n’en voit plus, dit-on. Nous n’aurions fait qu’une seule famille : Dieu en a-t-il décidé autrement ? mon rêve est-il bien détruit ? Peut-être votre réponse va-t-elle me rendre l’espérance… Je ne sais plus, vraiment, ce que je dois désirer.
» Nous sommes encore ici pour quinze jours. Paul voulait partir tout de suite pour Paris, mais j’ai obtenu un sursis, en donnant comme prétexte le plaisir que se promet Annette de voir commencer le printemps en pleine campagne. »
Le malheur que redoutait la bonne et charmante comtesse d’Aiguebelle était accompli : son fils aimait aveuglément une créature indigne de lui.
Pour la jeune fille, le problème se posait ainsi :
Autant qu’elle en avait pu juger, le comte Paul d’Aiguebelle était un naïf ; mais, si naïf qu’il lui parût, ou peut-être même à cause de sa naïveté, il était homme à s’effaroucher, pensait-elle, si elle montrait en sa présence les impatiences et les sincérités qu’elle laissait échapper parfois devant son miroir.
Rien n’est plus difficile à dissimuler que la vérité morale. Elle résiste, et triomphe des plus subtils, des plus puissants efforts de l’hypocrisie. Un fait pur et simple, cela peut se cacher encore, mais la nature essentielle d’un être se révèle, en dépit des habiletés les plus attentives, par un cri involontaire, par un mot sottement choisi, par un geste à peine indiqué, mal réprimé, imperceptible !…
Physiquement, tout bien examiné, des gens à morale commode auraient pu appeler Mademoiselle Déperrier une fille honnête. Reste à savoir si le total de beaucoup de péchés véniels, soigneusement additionnés, mérite l’absolution qu’on refuse au grand péché mortel. Son directeur spirituel aurait pu seul répondre là-dessus… et encore ! Elle allait assez souvent à confesse, pour complaire à telle ou telle de ses pieuses protectrices, — mais, au tribunal de la pénitence, elle présentait, non sans une intime gaîté, de toutes petites notes, toutes légères, et elle les faisait défiler trop rapidement pour que l’idée d’évaluer la masse de ces innombrables peccadilles pût se présenter à l’esprit de son juge…
Quant à la corruption morale, elle était complète en elle. Et elle en avait pris son parti, après réflexion. C’est même par cette corruption qu’elle comptait vaincre sur toute la ligne, dans la lutte pour la vie.
Or, le hasard l’avait fait aimer d’un homme honnête et subtilement délicat… Elle avait résolu d’entrer dans une famille hautaine, farouche dès qu’il s’agissait d’honneur, de pureté morale… Il fallait donc paraître une simple jeune fille, une vraie, « une jeune fille vieux jeu, quoi ! » angélique même, — et il fallait paraître telle sans défaillance… Soutiendrait-elle son rôle jusqu’à la signature du contrat ?
Elle y comptait bien, mais elle n’était pas sans quelque crainte. La comtesse d’Aiguebelle, un redoutable juge, avait mille moyens d’information. Mademoiselle Déperrier ne l’ignorait pas. Or, malgré les gouailleuses protestations de son scepticisme, elle respectait la comtesse, et elle reconnaissait qu’aux yeux d’une si vraiment noble dame, au jugement d’une âme si haute et si fière, le moindre de ses défauts de bohème bourgeoise paraîtrait une tare, et des plus odieuses.
Heureusement pour la jeune fille, la plupart des Parisiens de sa connaissance ne la considéraient pas comme un être d’exception. C’était pour eux un « monstre courant ». Elle ne les étonnait nullement. Ce qu’elle leur révélait de sa nature sceptique, ironique, trompeuse, mauvaise, leur semblait plutôt la vertu d’une femme d’esprit, d’une femme qui est de son temps, que le vice rédhibitoire d’une jeune fille à marier. Ils n’allaient pas tout au fond, et ne la trouvaient pas très différente de la plupart des jeunes personnes en quête d’un mari. Ils répondaient donc, à peu près tous : « Mademoiselle Déperrier ?… une exquise jeune fille, jolie à ravir, bien élevée, — et tous les talents. Elle chante délicieusement. Elle signe de jolies aquarelles. Elle a un esprit du diable. Il est vrai qu’elle n’est pas riche. Et c’est dommage ; mais c’est un défaut dont le mariage la corrigera ! »
Quant à l’abbé, il écrivit :
« Très chère et très honorée dame,
» Je connais un peu, par bonheur, la personne qui vous intéresse, et rien ne peut sérieusement éloigner d’elle un honnête homme. Elle est pieuse ; et si elle l’est sans excès, qu’importe ! il y a, vous le savez, chère et noble dame, tant de Pharisiens, que je me méfie toujours des ostentations de la piété.
» C’est une jeune fille qui aime le monde, mais contre laquelle le monde, toujours prompt aux jugements téméraires, ne formule pourtant rien qui mérite attention. La mère aurait fait un peu parler d’elle, jadis… il y a longtemps ; toutefois, ce qu’on raconte dans les salons à la mode, n’est pas, vous le savez, parole d’Évangile. J’ai vu quelquefois Mlle Déperrier. Elle a un beau visage qui ne peut refléter qu’une âme pure. Continuez néanmoins à être attentive, et cependant soyez déjà rassurée… Je trouverai, je n’en doute pas, une occasion de causer avec elle, — et, j’espère qu’à votre retour à Paris, vous pourrez avoir de auditu les renseignements que j’aurai recueillis de visu… Vous savez, chère comtesse, combien le bonheur de votre âme sainte est précieux à mon cœur, et que l’honneur de votre chère famille m’importe comme si j’étais des vôtres.
» Daignez agréer, très chère et très honorée dame, l’humble expression de mon respectueux et fidèle attachement. »