Fleur d'Abîme
II
Le lendemain, le bon abbé était venu parler au comte Paul.
— C’est vous, mon cher abbé ! Je suis heureux de vous voir. Qu’est-ce qui vous amène ? Encore une bonne œuvre ?
— Une bonne œuvre assurément et qui vous concerne, mon cher ami.
Et l’abbé conta les inquiétudes de la mère et la visite qu’il avait faite à la jeune comtesse.
— Voyons, mon cher enfant, mon cher Paul, pourquoi cette sévérité, cette dureté, envers une pauvre femme qui est devenue vôtre, dont vous répondez, dont vous pouvez faire le bonheur ou le malheur à tout jamais, dans ce monde et dans l’autre ? Je l’ai interrogée ; j’ai regardé dans cette âme. Elle a beaucoup de bon. Le bon l’emporte. Elle ne demande qu’à bien faire, à vous complaire, à vous aimer, à être aimée. Elle a parlé selon mes vœux, — mieux que je n’espérais même. Je n’ai vu aucune apparence, aucun signe de malignité, ni même de légèreté. Voyons, que lui reprochez-vous, pour vous montrer inexorable ? Ouvrez-moi tout votre cœur, cher enfant… C’est votre mère qui m’envoie.
— Et d’abord, lui dit Paul, en s’asseyant devant lui, et d’abord, quoi que nous disions ici, mon cher abbé, mon excellent maître, il est bien entendu que ma mère doit tout ignorer. Vous savez que les émotions lui sont interdites. Vous savez quelle a été sa vie de martyre. Une douleur de plus, et venant de moi, serait sa mort peut-être. C’est pourquoi je suis forcé de lui mentir… Vous m’entendez bien ?
L’abbé fit signe que oui.
Paul se leva.
— Je ne suis pas heureux, l’abbé, — soupira-t-il.
Il l’appelait ainsi quelquefois, avec une nuance de jolie tendresse familière, enfantine. Il y avait là un souvenir de ses espiègleries d’écolier.
— Je t’écoute, petit, je t’écoute bien ! — fit le vieux prêtre, qui sentit s’émouvoir, au plus profond de lui, cette paternité d’âme plus puissante peut-être que l’autre pour le bien général des hommes et tout aussi réelle.
— Eh bien ! d’un seul mot, l’abbé, je me suis trompé sur la qualité de cette âme-là. Cette femme n’est pas de ma race. C’est une autre espèce. Elle m’a trompé, là-dessus volontairement. J’ai découvert cela juste à temps. A quoi bon plus de détails ? Ce n’est pas nécessaire… C’est une mauvaise. Elle a une éducation basse. Elle a des relations misérables. La langue qu’elle parle n’est pas la mienne. — Nous ne pouvons pas nous entendre, et c’est irrémédiable.
Il fit trois pas en silence, revint vers le prêtre, et continua :
— J’ai eu le temps de réfléchir sur le sujet, et je résume : C’est une conscience troublée, — où rien, rien n’est fixe… Aucune discipline morale. Aucun effort pour s’en donner une. Un besoin fou de s’étourdir avec du tapage, de se distraire de soi, de ne penser à rien. La curiosité des complications. La soif des jouissances purement matérielles. Capable de tout pour les goûter. Envieuse avec rage. Ame bêtement démocrate, qui croit que l’égalité c’est le droit de chacun à la domination sur tous ! que la fortune fait les princes et qu’il faut en être. Ame de doute, créée par le spectacle des hontes autour d’elle, par l’assaut des convoitises lâches, vicieuses, qu’ont eu à subir sa jeunesse et sa beauté. Ame de négation, qui ne croit à rien de bon parce que, sous ces influences malignes, elle n’a rien vu germer de bon en elle, — et parce qu’on n’admet dans les autres que les vertus dont on est capable ou dont on serait capable soi-même, par occasion. Ame perdue, qu’on ne peut sauver. Véritable fleur d’abîme, née au bord d’un gouffre et qui entraînera tous ceux qui, tentés par sa grâce et sa fraîcheur, voudront la cueillir pour la respirer. Oh ! je la connais bien, allez ! — C’est l’âme corrompue, désolée, vide, douloureuse et funeste, d’une génération de décadence qui n’a pas su se créer un idéal, — après avoir tué son Dieu !
Il s’arrêta devant l’abbé qui, — ses deux mains croisées sur ses genoux, dans une pose d’habitude, — avait fermé les yeux pour mieux écouter.
Il y eut un silence.
— As-tu tout dit, mon pauvre enfant ?
— Oui, l’abbé, pour le moment.
— Qu’est-ce qui te prouve que tout cela est rigoureusement juste ? L’as-tu confessée, comme moi ?
Paul eut un mauvais sourire :
— Vous croyez à leur confession, vous ? Moi, pas ! Pas même quand elles s’accusent des pires monstruosités, car alors, c’est qu’elles posent… j’avais oublié un des traits principaux de leur caractère à toutes…
Et avec un geste furieux, qui coupait l’air en coup de cravache :
— Cabotines ! dit-il.
L’abbé voulut parler. Mais ce cœur, tout gonflé de douleurs silencieuses depuis si longtemps, se déchargeait, sans rien entendre, sur le pauvre cher homme :
— Mon pauvre abbé ! que vous êtes naïf ! Que le ciel vous bénisse, comme vous dites. Vous êtes encore, vous, un de ces êtres candides, — comme mon pauvre, mon cher Albert, — qui croient au bien parce qu’ils le font, qui n’accusent jamais personne de rien de mal, — qui trouvent toujours l’interprétation favorable de la conduite des malfaiteurs… Au fond, avec vos belles indulgences, vous êtes complice !
L’abbé eut un haut-le-corps.
— Oh ! saintement ! mais complice ! Grâce à vous, on ne les dévoile jamais…
Il serrait les dents.
— Eh bien ! moi, si je pouvais, je les mettrais toutes nues sur la place publique, ces âmes-là, vous m’entendez, — ces âmes ! comme on exposait autrefois le corps tout nu des femmes adultères. Et je dirais : Regardez-les, bonnes gens, afin de les reconnaître à telles et telles marques que je vous dénonce ! Cachez-leur vos fils, les mères ! Cache-leur tes enfants, société ! Car ce sont les âmes de perdition et de mort. Partout où elles passent, tout est détruit, la probité, la force d’âme, l’honneur ! Elles sont le taret qui troue lentement et sûrement la carcasse du vieux navire. Et le naufrage n’est pas loin…
Il leva les bras au ciel en criant :
— Ah ! l’abbé ! l’abbé ! l’abbé ! On se confesse à vous ; on vous dit des mots. On vous conte des faits, des petits faits, des anecdotes de péché, des amours d’anecdotes ! Et vous attachez de l’importance à ça, vous ! à des récits, à des faits !… Vous êtes donc un matérialiste, l’abbé ?
Le pauvre abbé se signa lentement, tandis que l’enragé continuait, avec emportement :
— … Car les faits, c’est la matière du péché. Mais le péché lui-même, la nature du désir, la volition du mal, le rêve délibéré et funeste, voilà ce que vous ne voyez pas, — et c’est cela qui est le Mal lui-même, le Mal triomphant aujourd’hui, car, aujourd’hui, il se complaît en lui-même, il se flatte et s’avoue ; il est pire que tous les faits, qui sont déterminés par mille causes fatales, il est pire parce qu’il est consenti déjà, quoique irréalisé… Voyons, l’abbé, vous devez me comprendre, vous qui avez fait mon instruction religieuse : autrefois, l’intention satanique n’était qu’une tentation vite réprimée, une voix d’en bas vite étouffée, ce murmure du diable qu’entendaient les saints eux-mêmes… Aujourd’hui, l’abbé, cette voix parle tout haut, plus haut que tout ! et tout le monde sourit de l’entendre… Et ma femme, — vous m’entendez, — la femme que j’ai choisie, — que je me suis donnée, c’est une conscience de ça ! une conscience de mal, de désespoir, de nuit, de destruction ! Elle peut vous conter tous les faits qu’elle voudra. Ce qu’elle ne vous contera jamais…, c’est ce qu’elle est !
— Mais, malheureux enfant ! sur quoi vous appuyez-vous, pour l’accuser si désespérément d’être ce que vous dites ?
— Qu’importe ! si je l’ai reconnue pour telle à des signes certains ? Et je la sens, vous dis-je, je la flaire ! je la tiens ! Puisque je me confesse, l’abbé, laissez-moi vous dire. Je n’ai pas toujours été sage, et vous le savez… Le moyen de l’être, quand on est célibataire, jeune et ardent ? Alors, on a les filles de mauvaise vie ou les femmes honnêtes, je veux dire les femmes du monde. Naturellement, comme on a du goût, on préfère celles-ci à celles-là, — c’est-à-dire la faute, le crime, à la vilenie. Le crime, c’est plus propre.
L’abbé leva les yeux au ciel, non pas scandalisé, mais si profondément attristé !
— Eh bien ! j’en ai connu plusieurs, une surtout, de ces modernes diaboliques. Elle essaya d’abord de me ranger parmi ses dupes. Ça ne prit pas, et je le lui dis. Alors, elle se mit à rire, et me montra de l’estime, assez d’estime pour se raconter à moi. Oui, elle me contait ses perfidies, toutes, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis de ses amants. Celle-là m’a tout appris ; elle m’a appris toutes les autres. Elle avait un enfant. J’essayai de le lui faire aimer, — oui, moi, l’amant ! — car elle ne l’aimait pas, le pauvre petit… Les chattes pourtant aiment les leurs. Eh bien ! je ne pus réussir, et nous eûmes, à ce sujet, des conversations, l’abbé, qui me permirent de descendre au fond de cette âme vide, de cette apparence d’âme !… Et voilà ce qu’elles ne peuvent vous confesser. Il faut y aller, pour voir ! et vous ne pouvez pas y aller, vous, l’abbé ! Et cela ne se raconte pas… Mais, pour en rendre l’impression, je vous répète : C’est du vide, avec des dehors charmants. Vous croyez voir une femme ? Eh bien ! non ! C’est un spectre inhabité, quelque chose comme du néant — qui serait mauvais !
Le malheureux se soulageait dans ce flux rapide et abondant de paroles. Il se grisait de son éloquence de représailles. Il se dédommageait de cinq longs mois de silence et de martyre. Il allait et venait, nerveux, par la chambre, s’arrêtant aux vitres, regardant un instant, sans voir, le ciel gris, morne, les arbres dénudés du petit parc.
L’abbé prononça lentement :
— Vous manquez de calme, mon cher enfant. Nous aviserons tout à l’heure aux moyens, s’il en est, de reconquérir cette âme au bien, — mais éclaircissons un point d’abord… Elle vous inspire encore de la passion… Ne le niez pas. La violence même avec laquelle vous parlez semble l’indiquer, — et là peut-être est le salut.
— De la passion ! de la passion !… mâchonna Paul entre ses dents, — c’est du propre, la passion ! Parbleu ! Dites-moi un homme jeune, ardent, en pleine vie, qui n’éprouve rien devant une femme jeune et belle ! Et si cette femme est en son pouvoir, à sa discrétion, dites-moi quels mouvements de fureur la vue de cette beauté, de cette jeunesse peut produire en lui, s’il se croit forcé de se résister, par dignité, pour garder le meilleur de lui, sa liberté, son âme, — sa race peut-être !… De la passion ! C’est du propre, je vous dis, la passion !… La passion qu’elle m’inspire, à présent, je crois bien que c’est de la haine.
— Paul ! cria l’abbé, plein de reproches et de douleur.
— … Une noble haine, l’abbé. Et tenez, oui, je la hais ! Voulez-vous savoir pourquoi ? — Parce que je sens que, pour elle, pour le redoutable plaisir d’étreindre sa beauté dangereuse, de lutter avec son âme perfide… — vous êtes venu chercher une confession ? eh bien ! la voilà ! — pour avoir ce plaisir-là, entendez-vous… je me sens parfois capable de sacrifier ce que j’aime le plus au monde : ma mère !… Je la hais, car je suis tenté cent fois par jour de la prendre, de l’emporter, elle, ma femme, comme une maîtresse, loin de ma propre maison, loin des hommes, pour jouir seul, dans une sécurité jalouse, de son charme diabolique…
Il avait mis ses deux mains crispées sur sa tête et il criait :
— Je la hais, car, au-dedans de moi, elle me fait commettre toutes les lâchetés, toutes les infamies, auxquelles je résiste de fait, mais qui sont commises, pour elle, en pensée, par moi, tous les jours !… Oui, je la hais, car elle ne peut que m’abaisser ! Et je ne peux pas, moi, la relever !
L’abbé alla vers Paul, prit les deux mains du jeune homme, le ramena vers le canapé, le fit asseoir près de lui.
— Voyons, voyons, mon cher enfant, ne nous exaltons pas. Je conviens que tout cela est effrayant, que le mal est profond, mais Dieu, songez-y, est plus fort que tout. Elle m’a parlé de Dieu. Nous triompherons par Lui, avec Lui.
Paul dégagea ses mains et haussa les épaules.
— Pardonnez-moi, mon digne ami. Mais c’est justement là le point, — et tout l’obstacle. Dieu, voyez-vous, — je vous l’ai dit tout à l’heure, et je ne sais pourquoi vous n’y avez pas prêté attention, — Dieu, — naturellement, elle n’y croit pas… On a beaucoup ri de Dieu, l’abbé, depuis Voltaire. Peut-être, — pardonnez-moi, — vos pareils y ont-ils aidé quelque peu, avec des pratiques puériles. Quoi qu’il en soit, c’est un sujet de raillerie facile aujourd’hui et toujours à la mode. Et quand vous arrivez, vous autres, les bons prêtres, avec vos robes noires, — on repousse les vérités morales dont vous êtes les seuls dépositaires, à cause de l’absurdité de tel ou tel article de foi raillé par les beaux esprits… Vous ne pouvez avoir sur elle aucune influence, croyez-moi.
Et il ajouta sentencieusement :
— Le prêtre ne peut plus rien pour ce monde, à moins d’un miracle.
— Un miracle est toujours possible à Dieu ! cria l’abbé.
— Mais non pas aux prêtres, l’abbé ; et le miracle de l’Église serait de se transformer de telle sorte que, fidèle immuablement à ses origines, c’est-à-dire à la pensée de son Christ, elle renonçât à toutes les formes que l’esprit moderne répudie… Tenez, ma mère elle-même, l’abbé, si pieuse qu’elle vous semble, — elle n’accepte pas tous les dogmes, et elle se croit sauvée ! Au fond, c’est une hérétique, la sainte femme.
— Et à quoi, bon Dieu ! ne croit-elle pas ? dit le prêtre, effaré.
— Aux peines éternelles, par exemple.
— Oh ! dit l’abbé rassuré tout à coup, — c’est l’hérésie de la bonté, cela !
Il souriait.
— Vous aussi, mon pauvre abbé ! Vous voilà hors de l’Église !
Mais le bon prêtre ne voulait pas répondre plus longtemps sur ce sujet-là.
— Voyons, voyons, ta femme, dit-il, ta femme, si tu crois que je ne peux rien pour elle, — toi du moins essaye, domine-toi, sois-lui bon… On ramène toutes les âmes, par la tendresse et la pitié.
— C’est ma religion que vous formulez là, d’un seul mot, l’abbé… Mais je ne peux plus être bon ni tendre avec elle…
— Et pourquoi, mon fils ?
Paul devint sombre.
— Je vous l’ai dit : parce que je ne l’aime plus, et que je la désire encore… Je suis forcé de paraître dur, cruel même, avec elle ! Si, dans ma volonté de la sauver d’elle-même, je montrais à cette femme de la pitié et de la tendresse, elle n’y verrait que l’occasion de m’attirer en bas, et, — je le sens avec épouvante, — elle n’y aurait aucune peine !… La passion vicie tout ; elle empoisonne la pensée ; elle fait dévier l’action… Ah ! si j’avais encore votre Dieu !
— Que veux-tu dire ? s’écria l’abbé, — qui, cette fois, n’en crut pas ses oreilles.
— Ah ! c’est juste ! Vous ne savez pas… Parce que j’accompagne fidèlement ma mère à la messe, tous les dimanches… Eh bien ! oui, c’est vrai, l’abbé…
Il secoua la tête.
— Je ne crois plus en Dieu, voilà bien longtemps.
Il comprit qu’il fallait consoler son vieux maître. Il se rapprocha de lui, lui prit à son tour les deux mains, dans une des siennes, et de l’autre, il les caressait comme il eût fait à un enfant.
— Voilà, cher ami… Je n’avais dit cela ni à ma mère, ni à vous. Il faut continuer à le lui cacher. Non, non, je ne crois plus aux choses que vous m’avez apprises, l’abbé. Nous n’y croyons plus. Et savez-vous comment cela est arrivé ? Certainement, j’étais imprégné des idées ambiantes, des idées du siècle, comme on dit, mais j’acceptais encore les preuves intuitives… Ces preuves-là, je les ai toujours en moi, mais je ne crois plus avoir le droit d’en tenir compte. Il nous en faudrait d’autres, — qui n’existent pas. Vous en conviendrez, il n’y a pas de preuves positives, mathématiques, de l’existence de Dieu ?… S’il y en avait, tout le monde croirait, parce que tout le monde est devenu savant.
Il souriait, un peu ironique, et très triste.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait le prêtre.
— Mais, l’abbé, soyez rassuré, je ne suis pas un athée de la méchante espèce. Vous allez voir… Ce qui a achevé de détruire ma foi, c’est cette réflexion que fit un jour Albert devant moi : « Si nous croyons encore, c’est surtout parce que ça nous fait plaisir. » Croire m’était en effet très doux. C’est une joie dont je me suis privé, l’abbé, voilà tout ; — mais j’ai retenu, de votre Dieu, tout le reste, tous ses commandements. Dieu s’est transformé pour moi en idéal. Il n’a perdu que l’immortalité. Je n’attends rien de lui par delà la vie.
— Mais c’est Dieu même, cette immortalité, tu veux dire cette éternité ! cria l’abbé, frappé d’épouvante.
— C’est le dieu inconnaissable. J’ai retenu celui qu’on peut connaître : un idéal réalisable de bonté et de tendresse. Je suis un athée spiritualiste, l’abbé. C’est une nouvelle espèce. Malheureusement, si l’on peut encore, avec la notion d’idéal, diriger les âmes bonnes, on ne se rend pas maître des âmes mauvaises. A celles-ci, Dieu faisait peur. L’idéal, lui, ne peut pas s’imposer à la brute humaine ; il exige l’effort et le consentement des intelligences. Nous avons supprimé Dieu : l’Égoïsme est démuselé.
L’abbé se leva. De grosses larmes lui venaient aux yeux.
— Je suis brisé, cher enfant, consterné, brisé, bien triste, — effrayé de toutes ces choses. Je te quitte, mon cher enfant. Je réfléchirai, je verrai. Pour toi du moins il y a sûrement un remède. Nous le trouverons. Je te confie à toi-même, car tu es une belle âme, puisque tu es une âme bonne. Allons, embrasse-moi. A bientôt.
Dans l’escalier, il s’en allait, le dos rond, la tête basse, découverte, oubliant de mettre son grand chapeau, la main sur la rampe de fer ouvragé, roulant des pensées.
« Oh mon Dieu ! songeait-il, je ne savais pas, non, je ne savais pas que l’abîme fût si profond où s’agitent aujourd’hui toutes les âmes… Mais c’est la mort, la mort d’un monde… la fin morale d’un monde, ô Seigneur ! »
Et, remuant les lèvres comme lorsqu’il lisait son bréviaire :
— De profundis clamavi !… Je prie vers vous, Seigneur, du fond de ce grand abîme où je passe inutile, — au milieu de tous vos enfants.