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Fleur d'Abîme

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VII

De son côté, la mère de Paul avait résolu de venir causer à fond, avec son fils, de ses inquiétudes et des rêves d’Annette, dont Pauline avait cru devoir lui dire un mot.

La comtesse, ayant traversé le salon, trouva la porte du cabinet de son fils entr’ouverte. Elle frappa, n’entendit aucune réponse, souleva la portière, regarda, ne vit personne, entra.

Elle sonna.

— Monsieur est-il sorti ? demanda-t-elle au domestique qui accourut.

— Je n’ai pas vu sortir Monsieur. Il est certainement dans la maison.

Paul, n’ayant pas prévu sa sortie lorsqu’il avait reconduit Albert, n’avait averti personne.

— C’est bien.

La bonne dame prit un livre, s’installa dans une chaise longue, le dos au jour…, et s’endormit doucement, son livre ouvert sur ses genoux, et ses lunettes sur son livre.

Elle crut rêver de querelles, de disputes.

Ses sommeils n’étaient jamais bons. Son pauvre cœur souffrait. Les angoisses que donnent les maladies de cœur aggravaient ses soucis, les lui rendaient plus noirs, empiraient de visions morbides les tristes réalités.

Elle rêva que son fils et sa belle-fille se querellaient âprement. Ce n’est pas la première fois qu’elle avait ce cauchemar. Et ce qui l’effrayait le plus, c’était de voir le visage de Marie, en ces rêves, prendre une expression affreuse, que rien ne peut dire. Cette image ressemblait à la vraie figure de la jeune femme, — mais en mauvais. On eût dit le masque d’une puissance surnaturellement malfaisante… Sous cette apparence de visage humain, quelque chose de démoniaque s’agitait, voulait, flambait, visible surtout par les trous brillants et sombres des deux yeux.

Elle s’éveilla avec un cri étouffé… La nuit était donc venue ?… Elle se réveillait dans l’obscurité. Seulement, la draperie qui masquait l’ouverture de la porte était encadrée d’une ligne lumineuse…

Eh ! non, grand Dieu ! elle ne rêvait plus… C’est bien réellement qu’elle entendait deux voix en querelle, la chère voix de son fils, grave, haute et ferme, — la voix de la jeune femme, contenue, insinuante, souple, puis sèche et sifflante parfois… « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

Elle voulut se lever. Elle ne put. Un engourdissement l’avait prise. Elle dormait et rêvait sans doute ? Elle entendait pourtant ! Elle ne parvenait pas à ouvrir les yeux… Rêvait-elle encore ? Oh ! non… Et pourquoi ne pas écouter ? Rêve ou réalité, si elle allait apprendre le secret du malheur pressenti, — si, avant de mourir, elle pouvait aider son fils, — au moins d’une parole, — et le sauver !

C’était bien un réel dialogue qu’elle entendait, là, derrière cette portière…

Paul disait :

— Je vous ai nommé l’autre jour, madame, l’ami dont l’affection m’est plus chère que tout, après l’amour de ma mère. Eh bien ! cet homme vous avait aimée avant même mon mariage ; il vous aime encore — et, vous le savez !… et, malgré mes ordres, — vous l’encouragez !

— Vous m’insultez tous les jours, répondait plaintivement la jeune comtesse… A qui ferons-nous croire, comme vous le voulez, que nous sommes heureux ? Comment voulez-vous que je soutienne cette comédie, si le souvenir de vos duretés quotidiennes me met même hors d’état de la jouer, cette comédie du bonheur… Votre mère, Paul, devinera tout, à la fin !… A quoi bon, alors, ce supplice de tous les jours ?

La pauvre mère avait enfin ouvert tout grands ses yeux. Non, non ! elle ne rêvait pas ! Soulevée sur sa chaise longue, appuyée sur un coude, la tête inclinée, elle buvait avidement les paroles fatales…

La voix de Marie poursuivait :

— Vous accusez toujours des intentions, ce qu’il y a de plus insaisissable… Mais vous ne m’écoutez, vous ne m’interrogez jamais…

Il y eut un silence. La voix de Paul ne répondait pas…

Il réfléchissait, il voulait entendre, il voulait juger définitivement, apprendre à fond les projets de cette âme de ruse, pour les déjouer… Il se rassemblait.

La pauvre mère écoutait, haletante. Son cœur battait à rompre. Les silences lui étaient plus pénibles que les plus affreuses paroles, parce qu’elle les interprétait. Elle croyait voir les visages des deux malheureux. Et elle donnait à Rita la figure qu’elle lui voyait en songe, — sa vraie figure peut-être !

La voix de Marie reprit :

— Même si je suis coupable, ma faute n’est pas telle que vous ne puissiez, que vous ne deviez la pardonner, l’oublier, me rendre à moi-même, me sauver enfin !… Pourquoi me fermer la voie du rachat ? Dieu lui-même est plus indulgent… Oh ! si votre mère savait tout !…

La vieille comtesse, à ce mot, sentit redoubler les battements de son cœur.

— Croyez-vous, poursuivait Marie, que sa grande et belle âme vous conseillerait la vengeance ? Car c’est de la vengeance, ne le savez-vous pas ?

A ce moment, un valet entrait au salon. La mère de Paul entendit un bruit de porte… puis, après un mot du valet, la voix de Paul :

— Nous dînerons ici, entendez-vous. Envoyez Baptiste porter cette lettre à l’instant… Et fermez bien la porte en sortant… Qu’on nous laisse. Ne revenez sous aucun prétexte.

Un long silence se fit. La comtesse d’Aiguebelle, anéantie, pleine d’angoisses, attendait. Elle eut envie de profiter de ce moment pour appeler, pour crier : « Assez ! Je suis là, et, quoi qu’il y ait, réconciliez-vous, pardonnez-vous, par pitié pour ma vieillesse !… » Mais à quoi bon ? Et puis, comme si elle eût continué à rêver, elle se sentait impuissante et comme toute enveloppée d’entraves. D’ailleurs, son bon fils avait pensé à elle. Elle était sûre de lui, il ferait tout le possible, pour le mieux… Elle laissa retomber sa tête sur le dossier de sa chaise longue.

Les deux interlocuteurs se taisaient toujours. Paul attendait. Il espérait, en attendant ainsi, après avoir posé son terrible reproche, qu’elle se découvrirait dans sa défense.

Il croyait la gêner plus par le silence qu’en lui fournissant l’occasion de rebondir sur des répliques, qu’en lui présentant des idées nouvelles où elle pourrait se rattraper. Maître de lui, ayant fait son plan d’attaque et de bataille, il attendait donc.

On ne parlait plus. Pour la comtesse d’Aiguebelle, ce silence devint effrayant. Dans un délire, elle crut être devenue sourde tout à coup… Elle remua sa main sur l’appui de sa chaise longue et fut contente d’avoir perçu le léger crissement de la soie. Mais alors, sûre d’entendre, elle s’imagina être morte ! Et, de nouveau, péniblement, se souleva un peu. Elle vivait… elle vivait affreusement, pour entendre le malheur de ses enfants !

Si elle avait pu voir ce qui se passait dans le salon, oh ! si elle avait pu voir, puisqu’ils ne parlaient plus !… Ce qu’elle aurait vu, — c’était la jeune femme à genoux, devant Paul assis immobile… Elle était venue en silence, bien doucement, s’agenouiller devant lui, pour une suprême tentative de séduction… et, les mains jointes, assise sur ses talons, dans les flots tournoyants de sa robe souple, belle comme une sainte, — elle parlait bas…

Prête pour la soirée, la jeune comtesse était admirable dans sa robe unie, qui flottait taillée tout d’une pièce comme une tunique, à peine resserrée sur les hanches par la pression d’une large et lourde ceinture d’argent. La souple soie de cette robe et les bouquets de chrysanthèmes dont elle était brodée, étaient couleur améthyste. Les bras étaient perdus dans le flot des manches bouffantes, en velours de même nuance ; les hauts poignets de brocart retombaient en pointe jusque sur ses doigts. Au bas de sa jupe courait une mince bande de fourrure sombre, et, en haut, le décolletage carré encadrait sa chair éclatante, d’une bordure d’améthystes pâles, incrustées… Sur ses bandeaux qui voilaient ses joues, une chaînette d’argent formant couronne suspendait, au milieu du front, un large fermoir d’améthystes…

Et lui, pâle dans l’habit noir, en regardant cette femme inutilement jeune et belle, il songeait confusément qu’elle était vêtue comme une reine triste… Et il continuait à la regarder en silence, d’un œil profond où il y avait la mort de tous les bonheurs.

La jeune femme parla longtemps à voix basse.

Que murmurait-elle ainsi ? La comtesse prêta l’oreille… La voix, insensiblement, s’élevait :

— … Il faut me pardonner, Paul. Je ne suis pas encore une femme, malgré mon âge. Je suis encore une enfant. Il faut me prendre par la main, me conseiller, me montrer les beaux et droits chemins, puisque vous croyez que je les ignore ; me rendre à la vérité, si vous croyez que je l’ai perdue…

Et lui, en ce moment, pensait : « Elle ne répond pas à mon accusation au sujet d’Albert… Elle ruse, — comme toujours, — mais je la guette, et j’attends… »

Il n’attendit plus longtemps. Serrée contre ses genoux, se relevant vers lui d’un mouvement serpentin, enlaçant, elle lui souriait de tout son visage, de toute sa beauté désirable ; et elle trouva, pour le tenter, ces paroles-ci :

— Sois mon confesseur… et sois mon amant !

Il se releva, en la poussant d’un mouvement si brusque qu’elle faillit tomber à la renverse ; et tandis qu’elle restait à genoux devant le fauteuil vide que venait de quitter Paul, lui, derrière elle, lui parlait :

— Ah ! grondait-il, je savais bien ! Il y a toujours en elle, toujours, dans toutes ses paroles comme dans son rire, quelque chose qui sonne faux. — et qui me rappelle à moi-même… Il n’y a jamais qu’à attendre… Mais je suis sur mes gardes et je vous reconnais toujours à temps. Je revois toujours votre vrai visage !

Dans l’ombre où elle souffrait, allongée comme une morte, la pauvre mère revit, grimaçante, entourée d’une lueur pâle, dans la nuit, la tête de Marie, telle qu’elle la voyait si souvent en songe !

— Qu’ai-je dit ? répliqua la jeune femme, qu’ai-je fait, qui mérite cela ?

— Rien, en vérité ! répondit Paul d’une voix ironique. Et voilà le plus terrible ! C’est que vous ne démêlez pas ce qui est pervers en vous. Pourtant vos réelles émotions vous servent elles-mêmes dans votre œuvre de perfidie… Ne cherchez pas davantage à éviter ma question. C’est inutile avec moi, ces fuites-là, vous le savez… Revenons à notre sujet. Pourquoi avez-vous dit à Albert le secret de notre mariage ?

Marie Déperrier se releva :

— Pour qu’il me pardonne, et, m’ayant pardonnée, pour qu’il vous éclaire et qu’il me rende votre cœur. Et il s’y est employé en broyant le sien !… O Paul, Paul, faites comme lui ! et surtout ne m’accusez pas de l’avoir encouragé ! Il m’a aimée avant vous, je le sais, je l’ai deviné ; il ne me l’aurait jamais dit ; mais vous savez, vous, qu’il est incapable de vous trahir… et moi, moi, je ne l’ai jamais encouragé.

— C’est l’encourager, dit Paul sèchement, que de vous montrer à lui tout autre que vous n’êtes. C’est l’encourager que d’imiter devant lui la résignation des victimes innocentes et même sublimes !

Elle fit dévier le coup :

— N’ai-je pas le droit d’avoir un ami ?

— Non, — si cet ami est le mien !

Elle affirma énergiquement :

— Paul ! vous me demandez l’impossible ! l’impossible, entendez-vous ! Vous me voulez honnête, droite et pure ! et sans secours, sans appui ! C’est impossible !

Alors, il s’oublia :

— L’homme qui vous appelle Rita, dans ses lettres, où est-il ? Ne vous écrit-il plus ?… Pourquoi pas celui-là ? Ah ! c’est juste, je me souviens, il se plaignait de sa pauvreté. Mais un amant, ça n’a pas besoin d’être riche ! Le mari est là !

Dans sa chaise longue, la comtesse d’Aiguebelle, immobile, glacée, — cessa d’entendre parce qu’elle s’évanouit.

— Non, je n’ai pas d’amant ! répliquait Marie, — et c’est ce qui rend criminelle votre conduite envers moi. Car, enfin, peut-on me dire où est ma faute ?

Sans répondre, à cette question, il scanda :

— Vous n’avez pas d’amant, soit, mais il vous en faut un ! Votre choix s’est fixé, et vous avez choisi justement celui que je ne veux pas vous laisser prendre !… Que les autres se défendent !

Marie eut une finale révolte de tout son orgueil. Ses efforts de soumission inutile l’avaient courbée jusqu’à terre. Comme une flexible tige un instant ramenée au sol, elle se redressa moralement, toute droite, à peine lâchée, dans la vérité de sa nature :

— Ah ! non, vous savez ! J’en ai assez, à la fin ! Votre pardon viendrait, maintenant, que je n’en voudrais plus… Mais si je n’ai pas de mari, alors, qui êtes-vous, — vous ? De quel droit me parlez-vous de ce ton ?… Je ne vous connais pas…

Elle faillit dire : « mon bonhomme ! » mais ravala le mot.

— Ah ! j’ai un amant, dites-vous, ou je vais en avoir un ? Ce n’est pas vrai, là ! Mais, comme je suis fille et libre, il serait, ma foi, temps d’y penser… Ce qu’on s’embête dans cette maison, non, c’est à mourir !… Ah ! j’ai un amant ?… Ne serait-ce pas vous plutôt qui avez ou qui allez avoir une maîtresse…

Elle accentua d’un ton veule :

— La sœur de l’ami… votre Pauline !

D’une voix sourde, Paul, indigné, comme au soir de son mariage, et tout pâle, gronda :

— Enfin ! elle se montre ! La voilà, la vraie !… Fille ! Ah ! oui, fille ! Tu t’es nommée toi-même ! Tu te crois peut-être sincère. Mais qu’en sais-je ? Et que sais-tu de toi-même ? Sais-tu où prendre ton vrai désir dans le chaos de tes visions désordonnées ? Ce que tu veux certainement, c’est la fortune, le moyen de tous les plaisirs… Quant aux amants, — si tu n’avances pas, c’est que je te tiens enfermée dans ma volonté. J’ai cloué toutes les portes. Tu ne m’échapperas pas !

Il se rapprocha d’elle, les yeux ardents. Elle eut un peu peur. Un délicieux frisson la secoua. Elle songeait machinalement : « Va donc ! »

Et il allait :

— … Mais tu n’es pas coupable ! Tu m’as trompé sur ta personne morale, sur la qualité de ton cœur… une marchandise ! Mais les faits seuls, les preuves seules, rendent coupable. Et il n’y en a pas ! Aux yeux des hommes, je serais désarmé. Mais le fond de toi-même, tu sais si je le connais bien ! Tous les mauvais désirs s’y livrent bataille, et c’est à qui sortira le premier. — Mais je suis là, je te dis ! On ne passe pas !… Va, je te connais mieux que tu ne te connaîtras jamais toi-même !

Froide, hautaine, elle répliqua :

— Avez-vous tout dit, à la fin ?

Mais il ne la lâchait que pour la reprendre avec une joie de fauve qui a goûté le sang et qui s’en veut gorger… Hélas ! n’était-ce pas encore, à son insu, une façon de la posséder, que de la tenir ainsi, frémissante, dévoilée, et toute enveloppée de sa colère ? Il y éprouvait une affreuse volupté. Il s’arrêta devant elle :

— Si j’avais pardonné, dans cette horrible nuit où ton mauvais rire m’a révélé ta perversité, ah ! parlons-en ! je n’aurais été bientôt qu’un mari comme tant d’autres, et plus tard… oh ! oh ! plus tard, j’aurais cherché tous les matins, avec épouvante, si ma ressemblance ne s’effaçait pas sur le visage de mes enfants !

Elle grinça :

— Je vous dis que j’en ai assez… Pardonnez-moi… ou chassez-moi !

Alors, il se mit à rire d’un rire effrayant, d’ironie implacable, — et, dans la chambre voisine, la vieille mère qu’ils frappaient, sans le savoir, de coups multipliés, s’éveilla, couverte d’une sueur froide…

Elle entendait ce rire, et suait une agonie.

Son fils criait :

— Te chasser ! C’est là ton triomphe ! Tu le sais bien, que je ne peux pas te chasser, parce que ma mère — une sainte — doit ignorer à jamais quel monstre est dans ma vie et la ronge !

La comtesse, dans l’ombre, s’était levée. Appuyée d’une main au dossier de sa chaise, cherchant de l’autre un appui qu’elle ne trouvait pas, elle voulait marcher, aller vers eux, se jeter entre eux, faire cesser cette horrible lutte d’infâmes paroles sacrilèges. Ses jambes défaillaient. Elle s’arrêta, frissonnante, avec des battements terribles dans son cœur malade ; et, agonisante debout, elle fut forcée d’écouter, et, malgré elle attentive, elle buvait sa mort.

— Sans elle, sans ma mère, entends-tu bien, disait Paul, sans ma terreur de lui tout apprendre et d’ébranler sa vie, ah ! depuis longtemps, de ces mains que voilà, je t’aurais étranglée, tuée ! Car je te connais trop ! Tu es le serpent, la séduction perfide et sûre d’elle-même… et désirée malgré tout !… Du sexe ? A peine ! ce qui te rend facile tous les calculs avec ceux que tu troubles, dans l’instant même où ils sont troublés. De cœur ? point. Douleur ou plaisir des autres, c’est tout un pour toi ! Tu es de celles qui se complaisent au désespoir et à la mort aussi bien qu’à la joie ou à la vie ! Que leur importe ce qu’elles sentent ? Elles ne cherchent qu’à sentir… Tu es la femme horrible, celle qui poursuit les triomphes de sa beauté et de son orgueil, au mépris de l’honneur, de la famille et de l’amour, et dont l’homme fort se détourne, — ou qu’il écrase !

Alors, elle se mit à sourire, du sourire qu’on voit sur les lèvres des sphinx de pierre ; elle eut un imperceptible haussement d’épaules, et à ce flot de paroles emportées, — où elle sentait bien la rage amoureuse, l’éternel hommage, — elle opposa ces paroles, dites d’un ton tranquille et narquois de coquetterie mondaine :

— Mais pardonnez-moi donc, — puisque vous m’aimez encore !

— Oh ! c’est vrai ! gronda-t-il sourdement, et comme désolé de lui-même, comme découragé : C’est vrai, je l’aime encore… si cela s’appelle aimer !

Il s’assit, la tête dans ses mains, comme vaincu par l’abondance et la contradiction de ses émotions et de ses idées.

Toujours debout dans l’ombre, la comtesse d’Aiguebelle fit encore un pas, — et, immobile, accrocha sa main à la tenture de la porte. Si les yeux de Paul ou de Marie s’étaient tournés de ce côté, ils auraient pu voir cette main pâle et crispée, au bord de cette draperie de velours sombre.

Paul répéta sa phrase :

— Si cela s’appelle aimer !

— Pardi ! fit la jeune femme insolente et triomphante dans la malice éternelle du Sexe. Pardi ! vous suez l’amour, mon cher ! Votre amour pour moi ? mais il est en vous, hors de vous ! partout autour de vous… Et c’est tant pis pour vous, croyez-moi, car après cette petite conversation, vous pensez bien que c’est fini de ma part, les soumissions et les bêtises… Sachez donc, Monsieur, toute la vérité une fois pour toutes. Je n’ai plus aucune raison pour vous la cacher. Voici ce que vous désirez tant savoir : Un autre que vous, oui, m’aime vraiment. Il y a même trois ans de cela. Et je l’aime aussi. Et c’est de votre ami que je parle… Je me suis trompée en vous épousant.

Elle se mit à rire, de son rire à elle.

— Il m’aime, celui-là, poursuivit-elle, et elle insista avec une insolence sans nom :

— Il m’aime, celui-là, puisqu’on peut le tromper !

Le comte Paul se demandait maintenant comment il la tuerait…

— Il sait aimer, celui-là, poursuivait-elle sur le même ton de persiflage à le rendre fou… il sait aimer, puisqu’il sait pardonner aveuglément. Celui-là me juge, et il me veut. Eh bien ! je l’aurai.

Sa voix redevint ferme, rapide, saccadée.

— Il sait tout, et il soutient mon courage. Il sait tout, et il vous condamne. Il sait tout et, — je le sens, j’en suis sûre…

Elle haussa la voix avec autorité :

— … Si je fais un signe, il y aura un éclat… Le divorce est là pour me sauver de vous, et cet homme qui m’aime, — oui, votre ami, — ne sera pas mon amant, entendez-vous : il sera mon mari !

Le comte bondit sur elle avec un cri :

— Malheureuse !

Mais à ce moment, il vit et reconnut, au bord de la draperie sombre, une main pâle, une petite main crispée…

Il s’arrêta, fou.

Un bruit sourd fit retourner Marie.

— Maman ! criait Paul.

Elle gisait, la mère, abattue, devant la draperie encore frissonnante, à laquelle elle s’était retenue durant quelques minutes.

D’un mouvement machinal, pendant que le comte Paul relevait doucement la pauvre chère tête qui avait sonné contre le parquet, — elle, Rita, avait couru dans sa chambre pour y chercher un verre d’eau ; mais au moment où elle s’approchait de la mourante, la comtesse d’Aiguebelle ouvrit les yeux, l’aperçut, et, le regard fixé sur elle, ne remuant que ses lèvres, elle prononça distinctement :

— Vous, — sortez !… Sortez…, parce que je vais mourir !

Et elle referma ses grands yeux cernés.

La jeune femme sentit une douleur confuse l’envahir. Une sorte de nuit tomba sur son esprit. Elle comprenait que la destinée fermait derrière elle encore un des chemins par où elle aurait pu aller au bonheur.

« Ah ! oui, songeait-elle en se retirant dans sa chambre, — sa mère morte, tout est bien fini : je serai chassée. »

Paul épiait un regard de sa mère, un signe de vie…

On était allé chercher le médecin, et l’abbé, — et, chez Pauline, la petite Annette.

— Maman ! maman ! répétait le malheureux jeune homme, n’osant la soulever, de peur de lui faire mal, de briser encore quelque chose en elle ; et il restait là, à genoux tout contre elle, sur le tapis.

Elle rouvrit lentement les yeux. Elle voulut parler. Sa langue était embarrassée. Alors, elle se mit, visiblement, à s’appliquer, pour être entendue, bien comprise, et elle articula :

— Contre ça, tout est bon… Divorce… Pauline…

Et, un peu après :

— Annette… Albert.

Et, quand tout le monde fut là, excepté l’étrangère, la maudite, — tous, excepté Albert qui avait envoyé Pauline, — quand on l’eut transportée sur le lit le plus proche, quand elle eut été embrassée par les deux jeunes filles, elle regarda tout le monde d’un regard long et voilé, sourit à chacun, à tous, fit un signe d’intelligence à l’abbé, puis souleva et étendit un peu, au-dessus d’elle, ses deux mains fines, si fines, si petites, si transparentes, et dit :

— Mes enfants… bénis !

Et cette nuit-là, l’abbé disait à Marie :

— Allez prier devant la morte, ma pauvre enfant… Je connaissais son âme, moi. Elle vous pardonnera. C’était une âme d’amour, une âme de Dieu !

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