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Fleur d'Abîme

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XII

Paul avait exprimé à sa mère le désir de célébrer son mariage sans éclat. Il répugnait aux publicités qu’on donne à cette cérémonie. La comtesse, au contraire, pensa que, dans le cas présent, la jeune fille, presque sans famille, se mariant loin de chez elle contre l’habitude, il fallait l’imposer, ne pas avoir l’air de se cacher ; et, précisément parce qu’on était dans l’isolement de la campagne, elle désira convier le plus de monde possible. « Il n’y en aura jamais assez. »

Les choses furent ainsi faites.

Trois jours avant le mariage, Monsieur et Madame de Ruynet, que Mademoiselle Déperrier avait invités pour bien montrer qu’elle avait des amis titrés, étaient accourus de Paris. La marquise de Jousseran rendit à Marie un dernier service en venant à Hyères, exprès pour elle cette fois. Lérin de la Berne accourut aussi, pour se payer, disait-il, la tête des deux conjoints.

Quant à Léon Terral, qui apprit la nouvelle par les journaux, il demanda quatre jours de permission, et débarqua à Hyères avant de s’être interrogé sur ce qu’il venait faire, étonné de voir si près de se réaliser un projet pourtant bien connu de lui. Marie ne lui avait rien dissimulé. Alors, de quoi avait-il à se plaindre ? Avait-il protesté ? Non. Mais à présent que l’évènement était là, devant lui, inévitable, il n’en prenait plus son parti.

La veille du grand jour, Berthe, très surexcitée, vint voir Marie, à Aiguebelle.

— Tu ne sais pas ?

— Quoi ?

— Léon est ici !

— En vérité ?

— Tu prends cela avec ce calme ?

— Qu’y faire ? Je m’y attendais.

— Il va faire un esclandre.

— Non… Et puis, pourquoi pas ?… Mais non.

— Comment, pourquoi pas ?

— Je suis un peu fataliste. D’un côté, ça m’amuserait ! Ça mettrait fin à bien des tourments que j’éprouve. Et ça m’en épargnerait d’autres, que je prévois. Crois-tu que ça m’amuse, d’être, de par ma propre volonté, dans la situation des jeunes personnes que leurs familles marient contre leur gré ?

— Tu es une singulière fille !

— Oh oui, alors ! C’est comme ça.

— Enfin, que veux-tu ?

— Je suis lasse. Je veux ce que la destinée voudra.

Elle était songeuse. Elle ajouta :

— Léon, c’est la destinée…

— … Et la misère, acheva Berthe.

— Oui, je sais… Sans ça…

— Eh bien, qu’est-ce qu’il faut lui dire ?

— Comment a-t-il su la date ?

— Par les journaux.

— Je vais le faire inviter… Un ami d’enfance… Il a connu, il a aimé ma mère. C’est tout simple. Qu’il vienne demain… Ah ! ma foi, je le reverrai avec plaisir.

— Tant que ça ?

— Je crois bien ! Je ne suis pas forcée de poser de profil tout le temps, avec lui. Il ne m’aime pas en camée. Il m’aime en femme vivante, avec mes défauts ; il m’aime enfin, comme je suis… Il m’aime donc bien, n’est-ce pas ?

— C’est toi qui me l’expliques, et tu m’interroges ?

— C’est que je voudrais me l’entendre dire.

— Il est fou, ma chère… — « Je savais bien, m’a-t-il dit, qu’elle allait se marier ; mais l’annonce du fait définitif, lue par hasard dans un journal, ces mots écrits, imprimés, publiés, m’ont donné un coup. Il est clair qu’avant je n’y croyais pas. — Eh bien ! si elle veut, je l’enlève… je l’arrache à elle-même… car elle se trompe. Elle fait un calcul et elle s’en repentira. Il est temps encore… dites-le-lui. » Voilà, ma chère, les absurdités qu’il débite, et bien d’autres encore.

— Et tu as répondu ?

— J’ai répondu, pardi ! que tout ça n’est pas raisonnable. Que tu dois te marier d’abord, qu’on verra après.

— Ah ! tu lui as dit ça ?

— Cette bêtise ! Quand ça ne serait que pour le calmer jusqu’aux calendes grecques. Il manque de principes, le gaillard. Je lui ai fait comprendre qu’un honnête homme laisse une femme assurer d’abord son avenir.

— Parbleu ! tout ça est juste, mais si tu savais ce que ça me dégoûte, — ce que j’aimerais mieux autre chose, par moments.

— Allons donc ! Que veux-tu ? C’est la vie, ça. C’est comme ça pour tout le monde.

— Pauvre Léon !

— Tu le plains ?

— Oui. Parce qu’il n’a pas fini de souffrir, avec moi. Si encore je savais moi-même exactement ce que je compte faire de lui ! Mais je n’en sais rien !… Que sait-on ? Tiens, à de certains moments, il me semble que, par ce mariage j’entre dans une forteresse et que lui, Léon, sera ma seule chance d’évasion.

— Mais tu ne veux pas t’évader…

— … Avant d’avoir vu comment la prison est faite ; oui. Si j’allais m’y plaire ?

— Au fond, ma petite Marie, je voudrais être à ta place. Tu es en plein roman. Ça doit être bon. Tu me fais l’effet de ces originaux qui se marient en ballon. Ils échangent le premier baiser à 1,500 mètres par-dessus les moulins, — et la peur de tomber… Enfin, je m’entends… Ils mettent les frissons doubles… C’est si bon, d’avoir peur !… Qu’est-ce qu’il faut dire à Léon ?… De venir demain ? Entendu !

C’était bien cela. Les complications enchantaient Marie. L’inquiétude que lui donnait l’arrivée de Léon, le mépris pour elle-même que lui inspirait la conquête — trop facile, jugeait-elle maintenant — de cette provinciale famille, la joie et le dégoût d’y avoir si vite réussi, une chance de voir, au dernier moment, échouer son projet, tout cela, à des degrés très divers, était brûlant en elle, et lui faisait sentir la vie avec l’intensité désirée. Elle avait bu, en son enfance, de si amers, de si forts breuvages ! Pour goûter la vie, il fallait qu’elle y trouvât quelque chose d’âpre et de mordant. Son imagination avait toutes les expériences. Aisément les réalités lui semblaient misérablement simples.

Par moments, malgré ses curiosités d’intrigue, elle sentait un découragement final, une accablante lassitude, l’envie de n’être plus.

Elle avait tant rêvé, tant désiré… Oh ! se reposer du désir !

« Tout ça, c’est toujours la même chose… A quoi bon tout ça ? » Et la songeuse perdait quelquefois de vue, brusquement, le triomphe au milieu de tous les luxes, sous les plafonds d’or d’un palais, pour rêver le bonheur farouche de mourir à deux, dans une mansarde, étouffée par la fumée d’un réchaud. Puis un besoin furieux de vivre emportait son imagination, mais elle serait morte très bien, ne fût-ce que par bravade. Qu’avait-elle à regretter ? Elle ne connaissait pas la joie, ne connaissant pas la tendresse.

L’audace devant la mort, c’est la grande puissance des aventuriers. Elle en était. Elle était de la race qui ne redoute rien ; elle était de ceux qui aiment mieux le risque que le gain. C’est le cas de tous les joueurs : tous aiment mieux perdre que de ne pas jouer !

Le vieux docteur, qui était venu de son côté rendre visite aux d’Aiguebelle, repartit pour Hyères en même temps que Mme de Ruynet. Son tilbury s’avança jusque sur la terrasse où Berthe et Marie avaient rejoint le comte et sa mère.

— Vous n’allez pas repartir tout seul dans votre joujou de voiture, docteur ? Vous allez monter dans mon landau de louage. Il est très propre. Nous bavarderons. J’adore bavarder, moi. Et vous, j’en suis sûre, vous avez beau prétendre avoir renoncé à Paris, vous mourez d’envie de causer avec une Parisienne. — Eh bien, me v’là !

La comtesse, qui n’éprouvait pas une folle sympathie pour Berthe, se mit pourtant à rire de bon cœur.

— Ceci veut dire que nous sommes ennuyeux comme la province personnifiée ? dit-elle, toujours riant.

Berthe ne se démontait jamais.

— Ma foi, comtesse, j’ai dit ça sans malice, moi. Vous répétiez tout à l’heure que Paris vous effraie et vous fatigue. C’est donc que vous avez renoncé à ce joli titre gai de Parisienne. Une Parisienne, ça aime Paris… Une Parisienne… voyons, docteur, qu’entendez-vous par une Parisienne, vous ? Comment la définissez vous, la Parisienne ?

Le vieux docteur se retrouvait sur son terrain de jadis. Il prononça, avec une élégance de vieux jeune premier qui donne sa représentation à bénéfice :

— Comment je la définis, madame ?… Légèreté et grâce d’esprit, avec un désir inquiet et inquiétant de rôder sans cesse autour de tout ce qui brille et de tout ce qui brûle… Est-ce cela ?

Berthe se leva, fixa ses regards abaissés sur le bout de son ombrelle qui tourmenta le gravier, et, jolie à ravir, ainsi posée, le regard invisible, mais les paupières battantes sous les cils qui les ombraient :

— Ah ! soupira-t-elle, c’est vrai, nous sommes frivoles !

Il y avait bien des choses dans ce mot, ainsi soupiré. Il y avait de la coquetterie, une apparence de blâme et de regret condescendants, une secrète satisfaction de soi-même, et tant d’espièglerie, de naïveté feinte et de rouerie délicate — que la comtesse elle-même, voyant clairement tout cela à la fois, fut charmée comme par la vue d’une orchidée bien venue, d’un caprice féerique de la nature faiseuse de fleurs.

Berthe effleura quelques sujets encore, en cinq minutes, et l’on se quitta au milieu d’un badinage léger comme l’invisible pollen d’une touffe de lilas secouée.

Quand elle posait pour des gens graves, elle était exquise, cette Berthe.

Le docteur monta dans le landau de Berthe. Son tilbury suivait.

— Savez-vous, docteur, ce que nous disions, avec la jolie fiancée, tout à l’heure ?

— Non ; mais ça ne pouvait être que très spirituel.

— Spirituel, pas du tout. Nous disions simplement que ça doit être très agréable de se marier en ballon.

— Voyez-vous !

— Oui, à cause de la peur ! — Ça ne vous fait pas rire ?

— Pas du tout.

— Pourquoi donc ?

— Parce que c’est une idée de malade, ça. Ce goût du péril, dont vous parlez, c’est une monomanie, plus répandue qu’on ne croit.

— Vraiment ?

— Vraiment. Et c’est triste. Toutes ces idées bizarres, il ne faut pas trop en rire, je vous assure, parce qu’elles accusent la dégénérescence d’une race.

— C’est si grave que ça ?

— J’ai connu une jeune fille qui avait une passion : elle aimait un certain cheval, parce qu’il était dangereux ; j’ai connu un fort aimable jeune homme qui s’était fait mécanicien pour le plaisir de se dire, l’œil fixé sur les oscillations du manomètre, à bord de son yacht, où il invitait ses amis, qu’il pourrait à son gré sauter avec tout son monde, en forçant la pression, et il la forçait ; j’en connais un autre qui ne saurait dormir qu’avec de la dynamite dans les caves de son palais ; et je sais enfin une jeune femme, aussi jolie que vous…

— Qu’est-ce qu’elle fait de décadent, celle-là ? interrogea Berthe d’un air narquois.

— Je ne sais pas comment dire ça.

— Allez-y carrément !

— Eh bien, elle n’oublie volontiers ses devoirs que si elle a lieu de croire que son mari peut la surprendre, — autant dire la tuer.

— Bref, dit Berthe, le siècle, selon vous, chahute sur un volcan ?

— Ah ! soupira le docteur, nous sommes loin du temps où Berthe filait !

Sur ce mot, qui n’avait rien de bien comique, il regarda sa voisine d’un air si… suggestif, qu’elle se mit à rire, à rire !… Et ce fut, jusqu’à Hyères, un feu roulant d’anecdotes, de drôleries échangées. Le mot propre, qui est souvent le mot cru, répondait au mot propre, la facétie au calembour, l’éclat de rire à l’éclat de rire. Et, à l’entrée de la ville, les employés de l’octroi s’étonnèrent de voir, dans ce landau toujours suivi du tilbury, le vieux docteur, si grave à l’ordinaire, se tordre littéralement, — vocabulaire de Berthe, — aux côtés de la jolie damerette qui n’avait en elle et sur elle rien que de chiffonné : le chapeau, le chignon, le corsage, les rubans, les jupes, le nez, — et la morale.

Chiffonnée ? non, — fripée, la morale !

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