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Fleur d'Abîme

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IV

Rita, elle, décidément, avait pris son parti. — Elle se ferait enlever par Albert… C’était une affaire de temps, mais elle voulait tenir sa promesse, exécuter la menace qui avait tué cette mère dont elle portait le deuil…

« Le deuil, c’est fait pour toi », lui disait Berthe, qui n’attachait à ce mot rien de symbolique ni de cruel.

Paul et Albert se voyaient rarement.

Paul avait rencontré Berthe chez lui deux ou trois fois : « Ses anciens amis reviennent, songeait-il. Cela, de sa part, signifie sans doute le franc retour au vrai soi-même… » Il se surprenait à écouter à la porte, furtivement, une seconde, avant d’entrer, lorsqu’elle était avec quelqu’un. Cela devenait une habitude. Quand la honte l’en prenait, il se répétait le mot de sa mère : « Contre ça, tout est bon », ajoutant : « État de guerre, soit, y compris l’espionnage ! Voilà cependant comment, peu à peu, elles démoralisent un homme, altèrent sa probité et pourraient parvenir à le transformer entièrement. »

Et il concluait : « Pauvre Albert ! »

Elle, elle attendait une occasion de dire à Albert : « Je suis trop malheureuse. Enlevez-moi, puisque je vous aime. Sinon… je mourrai ! » Mais l’occasion, comment se présenterait-elle ? Fallait-il écrire ? Non. C’était brutal et trop dangereux. Il fallait attendre un mot de passion qu’il lui soufflerait tout bas, un soir, chez sa mère, dans un coin du grand salon, — un mot qu’elle provoquerait.

Sa sœur vint la voir et lui demanda de l’argent.

De l’argent ? Elle réfléchit tout de suite que si elle partait un de ces matins, il lui en faudrait beaucoup.

D’autre part, elle n’osa refuser, puisqu’elle avait pris, autrefois, toutes les valeurs au porteur qui étaient chez leur mère… Si sa sœur allait s’en plaindre, crier au voleur ! Voilà qui pourrait servir les projets de son mari ; il la dénoncerait à Albert !… Elle paya donc et se fit donner des reçus, qu’elle mit dans un petit sac de voyage toujours tout préparé, pour un cas de départ subit, dans un coin sûr.

La pauvre sœur aux grandes lunettes n’eut pas le loisir de se plaindre beaucoup de son sort…

— Tu es heureuse, toi ! interrompit Rita. Si tu savais ce que c’est ! Tiens, je t’envie. La pauvreté, avec la liberté… Ah ! si j’avais ça !… Mais je suis tombée chez des gens vraiment trop honnêtes ! Tout est devoir ici ; on n’est libre de rien !

Et de son accent gouailleur et veule :

— Ah ! malheur !

Elles parlèrent de leur mère, un moment, — mais, depuis la mort de Madame Déperrier, il avait soufflé de tels vents d’orage dans le cœur de Rita, que ce passé lointain n’existait plus pour elle. Du reste, elle ne tenait plus compte jamais que de la sensation présente. Elle n’était attachée à rien. Elle flottait comme une méduse de mer, espèce de fleur vivante sans racine et venimeuse, à la surface des abîmes de la vie.

— Ta mère ? dit-elle à sa sœur. Ah ! oui, elle nous a bien élevées pour notre bonheur, ta mère !

Elle disait « ta mère ». Elle n’en voulait plus pour elle-même, de cette mère-là.

— Toi, encore, tu as un métier… Moi, je suis mariée ! Ça ou cocotte, quand on se marie comme moi, ça n’est pas plus honorable, au fond, et c’est moins gai, je t’assure ! Tu vois, je ne suis pas fière ; je te dis ça pour te consoler. Je suis malheureuse… La voilà, ta comtesse !

La sœur partit, ahurie, navrée, n’y comprenant rien, trouvant la vie bête, les hommes méchants, le monde fou, et répondant par un mépris vague à l’indifférence qui l’assistait aujourd’hui de mauvaise grâce, après l’avoir dépouillée autrefois.

Théramène fut plus heureux dans une visite qu’il fit à son ancienne élève.

Il porta lui-même une lettre. Il avait eu soin d’écrire en grosses lettres sur l’enveloppe : « Il y a une réponse. » On le prit pour un commissionnaire.

La lettre disait :

« Madame la Comtesse,

« Un vieux comédien, qui a eu l’honneur de vous donner autrefois quelques leçons de déclamation, sollicite la faveur de vous exposer lui-même sa triste situation actuelle. Il attend à la porte de votre hôtel la réponse dont votre bonté daignera sans doute l’honorer.

« Je suis, Madame la Comtesse, avec le plus profond respect, votre très humble et très dévoué serviteur.

« Pinchard, de la Comédie-Française. »

— Faites monter le porteur de cette lettre.

Quand il entra, elle eut un cri :

— Ah ! Théramène !

Il s’avançait, un peu gêné, bien qu’il eût joué des rôles de marquis dans des décors très chics ; et il oubliait d’avoir grand air.

Elle alla à lui… Il saluait plusieurs fois de suite.

— Embrasse-moi donc, va ! Je ne vaux pas mieux qu’avant…

Étonné, il ouvrit les bras. Elle y tomba avec un sanglot…

C’était donc quelque chose de regrettable, son passé de liberté bohème, les mardis-Pinchard, avec la théorie de Samson : — « Quand vous rentrez chez vous, qu’est-ce que vous faites ? — Je prends mon bougeoir chez ma concierge ! »

— Te souviens-tu, hein ?

— Si je me souviens ! Je déjeunais, en ce temps-là !

— Assieds-toi là. Te rappelles-tu le charcutier du coin ?

— Oui, celui qui ne vendait pas de saphirs… Tu n’es pas devenue fière.

La seule vue de Pinchard la ramenait au temps de leur bohème libre, et elle se mit, avec volubilité, à lui parler sa langue.

— Fière ? non, vieux, je ne l’ai jamais été. Orgueilleuse, ça, oui ! Et puis, mon vieux Pinchard, si tu savais ! Il y a un tas de pièges, « dans le sein des grandeurs », comme tu disais. J’étais bien plus sincère autrefois, dans mon milieu. J’étais une déclassée, je vois, mais à mon rang de déclassement… On nous fait donner des diplômes, des brevets, des éducations au-dessus de nos moyens. On nous dit ensuite de nous ficher de la morale, et qu’il n’y a ni bon, ni mauvais, ni Dieu, ni diable, ni rien, et de mépriser ceux d’en bas, de mépriser nos pareils, de mépriser ceux de la haute, et cependant de nous conjoindre à eux, à cause de l’argent et des honneurs. On nous habille en princesses, et un jour nous le devenons. Mais, va te promener ! Il y a un tas de choses qu’il faudrait savoir, justement ce qu’on n’a pas appris : des sentiments, quoi ! — Alors, querelle. On est chien et chat. Le nègre et le blanc… Si tu savais comme j’en ai assez, ô Ruy Blas, des grands d’Espagne ! Voilà pourquoi je te retrouve avec plaisir, vieux maître… T’es du temps, je te dis, où j’étais sincère… relativement.

Il la considérait, ébloui ; puis, contristé tout à coup :

— Comment ! tu n’es pas heureuse ? fit-il.

— Ah ! ouiche ! Je ne sais pas faire ce qu’il faudrait pour ça, à ce qu’il paraît ; mais console-toi : je ne saurai jamais… Il faut apprendre quand on est petit. Il faut qu’on nous mette ça dans les sangs, comme disait ma concierge… Aussi, à présent que j’ai reconnu mon incapacité pour « le d’voir ! » ils n’ont qu’à se bien garder, les autres ! J’vas me lâcher, gare la bombe !

Le vieux bouffon secoua lentement la tête.

— Je vois bien qu’on t’a fait du gros chagrin, petite, je ne sais pas lequel et je n’ai pas besoin de savoir. Mais… faudrait pas devenir mauvaise.

— Devenir mauvaise ? C’t’idée ! Je l’ai toujours été, au fond !

Elle cessa de parler, sur ce ton demi-plaisant, l’argot familier à Théramène. Une rage plus profonde la saisit et la rendit grave. Elle poursuivit avec la noblesse des douleurs vraies :

— Est-ce qu’on n’a pas été mauvais avec moi, toujours, depuis l’amant de ma mère, jusqu’à Lérin, en passant par tous les vieux, après avoir passé par tous les jeunes ? On me reproche l’égoïsme ? Mais je n’ai jamais vu autre chose, en bas, en haut, toute petite et plus grande, et toujours… Tiens, il n’y a guère que toi qui ne m’aies pas fait de mal.

Sur cette idée, elle s’apaisa un peu, et ajouta, avec son accent de gouaillerie :

— T’étais peut-être trop vieux, hein ! Pinchard ? C’est égal, ça prouverait tout de même qu’on peut avoir quelque chose comme du cœur sans chair !

Elle s’était levée, et, debout dans la franchise de son âme malade et révoltée, elle était belle. Ses yeux lançaient la haine et la perfidie. Les coins de sa bouche s’affaissaient avec une sorte de sourire morne qui éveillait des idées de mal infini, triste de se reconnaître.

— Parlons de toi. Que deviens-tu ? Toujours traînant la misère, hein ? Et je te vois venir, avec tes gros sabots : tu viens demander cinq cents francs ! Je les ai refusés à ma sœur… Oh ! n’aie pas crainte : elle en voulait quinze cents : je ne lui en ai donné que mille ; — seulement, je ne sais pas, tu me touches, tu es inoffensif, toi. Tu es un bon être, au fond.

— Tu vois, s’écria-t-il, tu sais ce que c’est que d’être bon ! Je voyais bien que tu te calomniais tout à l’heure. Mais cinq cents francs ! — poursuivit-il, en levant les bras au ciel, — misère de moi ! où est-ce que je mettrais tout ça ? Je ne dormirais plus, pour sûr, comme le financier ; — et puis, je vais t’expliquer : cinq cents francs, je sais trop bien que je ne pourrai jamais te les rendre, et, d’une femme, on ne peut pas accepter ça.

Il était très sérieux, digne ; il poursuivit :

— Donne-m’en cinquante. Je ne te les rendrai pas davantage, c’est sûr, mais, — tu vas rire, — je pourrai du moins m’imaginer que je pourrai peut-être te les rendre un jour. Alors, ça devient honnête.

— Tiens, en voilà cent. Tu es un ange… Et le métier ?

— Euh ! fit Théramène, l’Art s’en va. Je suis allé à la Comédie-Française, avant-hier. Faible. Le niveau est faible.

— Mais toi, toi, que fais-tu ?

— Je crève toujours, dit-il simplement, sur un ton comique à faire pleurer.

— Pauvre Théramène !

— C’est même si fort que j’ai pensé à me remettre à dire mes monologues dans les cours. Mais ça ne peut plus se faire. On me prend pour un anarchiste. On ne me laisse plus entrer.

— Toi, Théramène ?

— Moi. Au reste, il y en a un, d’anarchiste, — à la crèmerie où je vais voir ceux qui mangent, — il y en a un qui a voulu m’enrôler…

Elle eut dans les yeux un éclair étrange :

— Tu as accepté, au moins ?

— Ne plaisante pas là-dessus, ma petite Rita !

— Je ne plaisante pas, dit-elle… Ah ! je voudrais être un homme !

Elle serra les dents.

— Tiens ! ça me fait plaisir de le dire enfin à quelqu’un : Ils ont raison, ceux-là ! Et ils trouveront de l’appui auprès de gens sur lesquels ils ne comptent guère.

— Auprès de qui ? questionna machinalement Théramène abasourdi.

— Auprès de moi, par exemple !

— Tu veux rire. Ça n’est pas drôle. Je ne comprends pas !

— Tu ne comprends pas, Théramène ?

Elle eut comme une volonté rageuse de faire contre elle-même de la justice mauvaise :

— Vois-tu, dit-elle, il y a, dans tous les mondes, des gens qui détestent les autres et qui se font horreur à eux-mêmes ; des gens que le suicide attire, parce qu’ils ont assez de tout… Eh bien ! ceux-là, en crevant, ça ne leur serait pas désagréable de faire une dernière fois le plus de mal possible à ceux qui les ont rendus mauvais et qui les ont faits malheureux… Voilà. Je te dis que la vie est pleine de gens qui voudraient bien sauter, à condition de faire sauter le monde… Ils n’ont pas le courage d’allumer la mèche… Mais peut-être bien qu’ils donneraient le sac.

Pinchard regardait Rita, et ne la reconnaissait plus. Il pensait qu’elle aurait été superbe dans la tragédie, et il laissa échapper ces quatre mots :

— Tu me rappelles Rachel.

Elle n’y prit pas garde, tant elle était sincère à ce moment. Une fureur sourde la secouait, une envie terrible d’action, de batailles, de représailles et de mort… Oh ! disparaître avec tout, avec tous, dans un cataclysme final !… Elle regardait droit devant elle, dans le vide, avec des yeux clairs et froids comme l’acier.

Pinchard haussa les épaules.

— Toi ! toi ! tu serais, toi, de ceux qui veulent détruire le monde, et fumer des cigarettes sur les décombres ? fit-il d’un ton goguenard. Tu peux causer, ma fille ! Je n’y crois pas.

Elle s’assit, un peu calmée par cette raillerie, déjà prête à sourire de sa violence, à se rattacher aux joies terrestres que n’avait pas cessé de lui promettre l’avenir inconnu.

— Ça n’est pas précisément ce que tu dis, mon bon Théramène… Je voudrais la fin du monde pour moi, — pour finir avec !

— Ah ! je comprends. Tu veux de la compagnie ? Rien que tout le monde ! Excusez du peu, ma fille !

Il ne la croyait pas. Elle disait vrai, pourtant.

S’il y a des êtres de pitié et de tendresse qui se résignent avec horreur à l’idée d’employer la violence et la mort, pour assurer, espèrent-ils, le triomphe final de la tendresse et de la pitié, — il y a aussi des âmes damnées qui appellent l’enfer pour tout le monde.

Après un silence d’un moment, Pinchard reprit :

— Alors, vrai, tu es malheureuse à ce point, dans tout ce luxe ?

— Tu crois encore au luxe, toi ! dit-elle. Moi, je ne crois même plus à ça. J’ai des robes de reine ; et après ?… Je souhaitais une femme de chambre. Je crois bien que j’en ai trois, mais ça ne m’amuse pas !

— Alors, fit Pinchard, je te comprends de moins en moins. Ceux qui veulent tout chambarder, c’est qu’ils veulent de ça, pas vrai ?

Il secouait son billet de cent.

— Eh bien ! dit-elle, quand ils en auront, envoie-les-moi. Je voudrais voir s’ils seront heureux alors. Avec la fortune, mon vieux, on peut tout au plus éclabousser les gens, et le bonheur, vois-tu, c’est d’écraser les autres ; voilà la vérité nouvelle ; et je te réponds que je la sens bien !… La fortune empêche.

— Tiens, tu m’affliges ! soupira-t-il.

— Comme le gueurnadier, fit-elle.

— Ne ris donc pas, répliqua alors Pinchard gravement. Je ne t’ai jamais dit des choses que je pense, parce que tu ne m’as jamais dit des choses comme aujourd’hui. Eh bien ! ma pauvre petite, puisque l’occasion se présente, je vas t’en donner pour cinquante francs, de la vérité. Restera à cinquante, et nous serons quittes !… Le bonheur, ma fille, c’est là et là.

Il toucha sa tête et son cœur.

— Quand je cause avec toi, je suis heureux ; j’oublie que je suis seul au monde… car je t’aime, moi ! Je ne sais pas bien comment ça se fait, mais c’est comme ça… C’est le cœur ! Quand je récite, même en pleurant, dans les cours, tu en penseras ce que tu voudras, mais je suis heureux… autant qu’on peut l’être en ce monde, corrigea-t-il bien vite… Ça, c’est l’esprit ! Le bonheur, ça se porte en dedans, partout, sous tous les costumes, ou bien alors, c’est qu’on est décidément parmi les incurables qui ont toujours quelque chose à se reprocher. Rigole tant que tu voudras ! Un brave homme a une manière de souffrir qui n’est pas sans agrément. Et un brave homme, qu’est-ce que c’est ? C’est un bon cœur… Moi, par exemple, sans me flatter, je suis un brave homme ! — Tiens, sur ton billet de cent, je prendrai quelque chose pour une pauvre bougresse, ma voisine de taudis, qui est en train d’accoucher… Elle a gueulé toute la nuit. Eh bien, elle en aura un peu, un tout petit peu… Et ça me fera plaisir… Encore le cœur… Pan !

Il se frappa le cœur.

— Veux-tu encore un exemple ? Quand je suis dans ma chambre, au milieu de mes tableaux, — je crois que tableaux est pompeux, — quand j’ai revêtu mon velours râpé, ma soie usée, ma chemise sale à longues manchettes, — trop longues, oui, je sais, mes manchettes, — alors je suis un prince, je suis Ruy Blas, je me sens le collaborateur nécessaire des plus grands génies.

Il frappa rudement sa tête qui rendit un son mat.

— Encore l’esprit, pan ! Pas creuse, hein, la caboche ?

Il s’anima :

— Et ils viendraient tous avec des millions me dire : « Pinchard, voici la fortune, mais rendez le talent ! » je leur répondrais : « Zut ! j’aime mieux ma part ! » Et, acheva-t-il, ce qu’il y a de plus raide, c’est que je n’en ai pas des masses, de talent ! Amour, art, illusion, ma chère, on n’a pas fait mieux…

Il déclama :

— Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ?

— J’ai dit. Mais « tant qu’à » faire du mal à une mouche, pour assurer mon succès sur n’importe quel théâtre, tu me croiras ou non, ça me gâterait tout mon bonheur. Tiens, j’ai essayé une fois de détester un directeur de théâtre : Oh ! ça, c’était bien naturel ? j’ai pas pu. Quant aux camarades, ils m’ont écrasé plus souvent qu’à mon tour. Que faire à ça ?… je me dis aujourd’hui que peut-être ils avaient un peu plus de génie que moi, — ou seulement plus de chance. Eh bien ! après ? Il n’y a pas d’égalité dans la nature… Je me contente donc d’être, dans l’ombre, supérieur à mon siècle.

Il prononça ces derniers mots avec une ironie gaie et déclamatoire…

— J’ai été long… si long !… J’achève donc. Voici ma noble péroraison : Pense, par-ci par-là, au vieux bouffon, ma fillette. Si tu te dis qu’il t’aime bien et qu’il saurait te le prouver à l’occasion, ça te fera chaud dans le cœur. Ah ! le cœur, tout est là, je te dis ! J’en ai, moi, vois-tu ; et s’il y a un bon Dieu partout, comme on disait de mon temps, je lui demanderai une place dans le théâtre du paradis… Ça me reposera des paradis de théâtre… Je pense qu’il n’y en aura pas seulement pour l’opéra, là-haut. Ça serait trop raide… Là-dessus, je vous baise les mains, comtesse.

Il s’inclina, et dit, avec le ton qu’il eût pris pour lire une lettre :

— Votre très humble, très respectueux et très fidèle serviteur. Signé : Pinchard.

Elle songeait, les yeux vagues.

— Adieu, vieux… Allons, va, embrassons-nous encore. Qui sait si nous nous reverrons ?

— Pourquoi pas, petite ? D’abord, je m’engage à revenir dans six mois chercher encore un petit bleu pareil. Cette image me plaît.

— Dans six mois, dit-elle, je crois bien que je ne serai plus là. Adieu, Pinchard.

Elle-même l’embrassa sur les deux joues, avec une petite larme qui ne parvint pas à tomber.

Il paraît que Monsieur d’Aiguebelle avait entendu quelque chose de cette conversation.

Comme Pinchard allait sortir du vestibule dans la cour, le comte parut :

— Monsieur Pinchard, dit-il, quand vous aurez besoin de moi, n’oubliez pas de venir frapper à ma porte.

Et comme Théramène écarquillait les yeux :

— J’aurai toujours quelque chose à la disposition de vos pauvres, Monsieur Pinchard.

Le comte souriait. Il ajouta :

— Entre hommes, on peut s’entr’aider, n’est-ce pas ?

Pinchard, profondément surpris, étrangement ému, se précipita sur la main qu’on lui tendait. Il ne put articuler un seul mot, et s’en alla, plus fier, plus heureux que jamais, — sans rien réciter.

Il s’en allait, le vieux bouffon au cœur simple et pur, l’artiste rêveur aux dehors sordides. Pour éclairer sa route de misère, il avait pris quelque chose aux lumières des plus sages. Dans sa misérable lanterne, il portait, ce pauvre, une lueur tremblotante et douce, jolie comme une étoile du ciel.

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