Fleur d'Abîme
V
Un jour, au moment où le comte Paul sortait, il rencontra dans le vestibule un jeune homme en train de parlementer avec son valet de chambre.
La comtesse était absente.
— Ah ! dit le jeune homme, d’un air embarrassé. Je suis heureux de vous voir, Monsieur.
Mais il ne semblait pas heureux du tout.
— Je ne vous reconnais pas, Monsieur, riposta le comte.
— C’est que, Monsieur, lorsque vous m’avez vu, je portais l’uniforme de lieutenant aux chasseurs.
Il se nomma :
— Léon Terral.
Le comte Paul eut un sursaut ; il reconnaissait enfin cette figure.
Il revoyait tout à coup, comme présente, une scène entièrement perdue depuis longtemps dans l’ombre de sa mémoire. Il revoyait Léon Terral en costume d’officier, causant avec sa femme, aux Bormettes, le soir même de son mariage. N’était-ce pas surtout à ce moment, que, regardant Marie, il avait songé : « C’est étrange. On la dirait toute changée. On dirait une autre ? »
Un rapprochement se fit, seulement alors, dans son esprit, entre trois choses, qui étaient : d’abord, son pressentiment triste de ce soir-là ; puis, les lettres qui, quelques heures après, lui avaient tout révélé ; — et enfin le retour actuel de cette figure d’homme, bien changée maintenant.
Terral était amaigri ; le teint plombé. Ses yeux se détournaient trop vite quand le regard les cherchait. Son costume flambant neuf disait sa misère. C’était un complet gris, tout raide, coupé avec l’élégance des gravures accrochées aux vitres des raccommodeurs d’habits. Les poches de sa jaquette étaient gonflées, comme s’il portait sur lui tout un attirail de voyage. Il avait des manchettes trop luisantes, en celluloïde sans doute, un col pareil, une cravate bleue éclatante, — mise sans soin. Il portait un chapeau melon couleur bois, qui, sous un apprêt luisant, renouvelé de la veille, laissait entrevoir des taches anciennes.
— Vous désirez voir ma femme ?… Elle est sortie, dit froidement le comte.
— On me le disait, Monsieur, répondit Léon Terral, mais pardonnez-moi, je ne le croyais pas… Madame la comtesse d’Aiguebelle, ajouta-t-il gauchement, d’un air humble de domestique, a-t-elle un jour ?
— Elle n’en a pas, Monsieur, dit Paul sèchement.
Il s’acheminait vers la rue, suivi du jeune homme.
— Je me présenterai donc, au petit bonheur, un de ces jours, Monsieur, dit Léon.
Ils se saluèrent.
Et dès qu’il se fut éloigné, le comte revint dire au valet de chambre :
— N’oubliez pas cette figure. Ni madame, ni moi nous n’y serons jamais pour ce Monsieur Terral, entendez-vous… Sous aucun prétexte ne le laissez entrer… Et même soyez attentif à ses moindres paroles, pour me les rapporter exactement.
Habitué à des visites de pauvres diables, dont quelques-uns, reconnus pour des professionnels de la mendicité, étaient impitoyablement évincés, le valet de chambre s’inclina, bien décidé à obéir scrupuleusement aux ordres qui lui étaient donnés.
Dans l’après-midi, tout en courant à ses affaires, qui étaient celles des autres, celles des pauvres, le comte Paul songeait obstinément à cette figure louche de Léon. Et un autre souvenir s’éveilla en lui… Il avait lu, peu de jours auparavant, dans un journal, une de ces histoires comme les gazettes en rapportent fréquemment… Un malheureux jeune homme, qui était allé tenter la fortune en Amérique, après avoir donné depuis six mois à peine sa démission d’officier, venait de rentrer en France. On ne le nommait pas, par respect pour une famille honorable, disait le journal, car la police le recherchait activement. Il était mêlé à une affaire bizarre, le lancement d’un produit nouveau, « la vitréine », destiné à détrôner le celluloïde. La vitréine servait à tout, on en pouvait faire des cols de chemises, des fleurs, des bijoux, des assiettes et même des vitraux d’église. Pour monter cette affaire immense, deux ou trois maîtres-chanteurs, associés, s’étaient procuré des fonds par des moyens douteux. On soupçonnait l’ex-officier d’avoir connu leurs agissements, et même, etc., etc… Bref, il paraissait évident que M. Léon Terral était entré dans la grande confrérie des flibustiers. « Ce n’est pas la première fois, disait le journal, que l’espoir d’enlever une Manon entraîne un galant homme aux pires compromissions. »
— Cela devait finir ainsi, murmurait le comte. C’est cela. C’est mon homme. C’est lui l’auteur des lettres à Rita !… Peut-être est-ce pour elle que ce misérable enfant est allé tenter fortune. C’est un de ces imbéciles que la première venue peut enlever à tous leurs devoirs et qui finissent par le bagne, ou par le revolver… Misère de moi !… Nous surveillerons cela… Léon Terral ?… Au surplus, j’irai aux informations…
Il y alla.
Il se rendit au siège d’une société bien connue de lui, une de celles qui ont pour but le relèvement du mendiant par le travail.
Afin de garder les membres de l’association contre les tentatives des faux nécessiteux, la société forme des dossiers où sont inscrits les noms d’un grand nombre de mendiants à domicile. La préfecture de police même vient prendre là quelquefois des renseignements. En échange, elle en fournit à la société.
Paul traversa une salle encombrée d’étoffes, de vêtements destinés à des pauvres et confectionnés par des pauvres. Il demanda à l’un des nombreux secrétaires s’il connaissait le nom de Léon Terral.
— Si vous l’avez ici, c’est depuis peu de jours…
— Oui. Voici son dossier, Monsieur Terral (Léon), Affaire de la vitréine, ex-lieutenant aux chasseurs. A démissionné le 20 septembre 1886.
« Cinq jours après mon mariage », pensa le comte Paul.
Quelques découpures de journaux donnaient toute l’odyssée lamentable du jeune homme. Elle se terminait ainsi : « Se cache à Paris depuis peu de temps. A fait la traversée de New-York au Havre sous un un nom d’emprunt : Delsigny. A écrit sous ce nom à M. le baron de Rothschild qui lui a envoyé cinquante francs. Quand cette somme est arrivée à l’hôtel, sous pli recommandé, Léon Terral, se sachant surveillé par la police, avait disparu, etc., etc.
— Est-il venu vous demander de l’argent ? interrogea l’employé.
— Non, Monsieur, dit le comte Paul, mais c’est un malheureux auquel je m’intéresse.
Trois jours plus tard, Léon Terral se présentait vainement chez la comtesse. Les domestiques lui interdisaient formellement la porte. Il laissa échapper un mouvement de colère :
— C’est bon ! J’écrirai à Madame d’Aiguebelle. On vous fera repentir de ces façons-là.
Et il sortit fièrement ; mais, dépouillé de l’uniforme, le pauvre garçon n’avait plus d’allure. Il portait mal son affreux complet gris, qui, mouillé plusieurs fois depuis l’autre jour, n’avait même plus son vilain luisant, ni sa fâcheuse raideur. L’étoffe en était fripée et terne comme du papier décollé.
Informé de tous ces détails, le comte Paul dit à son valet de chambre :
— A partir d’aujourd’hui, vous ne laisserez entrer ni un journal, ni une lettre, ni un paquet quelconque sans me les avoir présentés d’abord.
Et il ouvrait les journaux, cherchant s’il n’y rencontrerait pas des mots soulignés, examinait les suscriptions des enveloppes, regardait le fond d’une boîte, d’un envoi de magasin.
— Si je rencontrais l’écriture des fameuses lettres, je crois bien que je la reconnaîtrais.
Un matin, on lui présenta, parmi d’autres, un pli jaune, qui avait l’air d’envelopper un banal prospectus des Grands Magasins. Sous la transparence exagérée de l’enveloppe, on apercevait en effet toute une imagerie de prospectus. L’adresse était écrite à la mécanique, en lettres bleu pâle : Madame la comtesse d’Aiguebelle, etc.
Il ouvrit ce pli, en se répétant : « Contre ça, tout est bon ! » Il déploya soigneusement l’imprimé, s’apprêtant à y chercher des mots épars, soulignés çà et là, et qui, rapprochés, feraient une phrase… Un papier blanc en tomba. C’était une lettre… écrite, comme l’adresse, à la machine. L’auteur de la lettre ne signait pas, n’écrivait pas de sa main, ne se désignait que par ces mots : « … Vous qui aviez gardé mes lettres de jeunesse… »
Évidemment, au moyen de ces précautions, l’auteur entendait que, dans le cas où cette lettre serait trouvée, elle perdrait toute valeur d’interprétation non seulement contre lui-même, mais contre la destinataire. Il y parlait d’une dette, d’une échéance, élevait de pressantes réclamations sous lesquelles on sentait comme une menace passionnée. Et enfin, il disait :
« J’attends votre réponse aux initiales P. J. no 131, bureau 14, — mardi dans la matinée. Vous n’aurez qu’à répondre que je puis me rendre chez vous, dans l’après-midi du même jour, à trois heures précises, ce jour et cette heure m’étant particulièrement commodes. »
C’était tout. C’était assez. Paul remit cette missive, sous une nouvelle enveloppe, dans les plis du prospectus, et fit en sorte qu’elle parvînt à la comtesse à table, vers la fin du déjeuner, au moment où on lui remettait son propre courrier.
Tout en parcourant son journal, il surveillait sa femme, de ce regard de côté, de cette vue subtile qui peut se rendre compte avec certitude de certains furtifs mouvements, et il la vit ouvrir l’enveloppe, lire le message imprimé. Durant une seconde, elle parut étonnée ; puis, ne se croyant pas observée, elle fit disparaître ce papier dans sa poche.
Il leva aussitôt les yeux d’un air naturel, et alors il reconnut sur ses lèvres le sourire plein d’arrière-pensées, le même, qu’elle avait eu entre ses bras, le soir de leur mariage, avant de rire impudemment.
Elle sortit dans l’après-midi, avec sa voiture. Elle ne sortait pas autrement. C’était l’ordre du comte.
Le lendemain il fit venir le valet de pied.
— A quel bureau de poste mes lettres ont-elles été mises, hier ? Une de ces lettres n’est pas parvenue.
— Au Palais-Bourbon, répondit ingénument le domestique… Mais il n’y en avait qu’une.
— Bien… je le savais. Mais pourquoi, reprit le comte d’un air sévère, pourquoi laissez-vous votre maîtresse descendre de voiture pour jeter elle-même des lettres à la boîte ? Je passais par là ; vous ne m’avez pas vu. Qu’est-ce que cette étourderie inqualifiable ?
— Monsieur me pardonnera, répondit le valet pris au piège. Madame la comtesse ne m’a pas permis…
— En ce cas, c’est différent, dit le comte souriant… Pardonnez-moi, Monsieur Jean, ajouta-t-il avec une grâce à laquelle ses domestiques étaient habitués, et pour laquelle il était aimé d’eux.
Puis avec intention :
— Et n’oubliez pas qu’il faut, en effet, quand votre maîtresse donne un ordre, fût-il opposé aux miens, lui obéir aveuglément… Allez.
Toute cette campagne de ruses semblait devoir réussir.
Le mardi était justement le jour où le comte, depuis quelque temps, assistait à une clinique où l’on soignait gratuitement des malades pauvres… La comtesse le savait bien ; il avait même pris soin de le lui rappeler d’un mot.
Elle aurait donc, suivant toute apparence, choisi ce jour qu’on lui indiquait, précisément comme celui où, de son côté, elle était sûre d’être seule.
Quant à se servir de la lettre anonyme pour dessiller les yeux d’Albert, Paul y avait songé un moment, mais il y avait renoncé bien vite. « Cette lettre n’a pas la valeur d’une preuve. Au point où il en est, il lui faut bien autre chose ! Soit… Nous arriverons chez elle quand le jeune homme s’y trouvera. Et de deux choses l’une : ou elle le fera cacher, ou elle le laissera paraître. Dans le premier cas, l’affaire est simple. Dans le second, — je leur raconterai comment j’ai surpris le secret de leur rendez-vous ; je leur dirai tout ce que j’ai deviné, et ils seront bien malins tous deux, si l’un ou l’autre ne finit pas par trahir la vérité… »
Le mardi, après son déjeuner, Paul sortit comme à l’ordinaire :
— Je vais à ma clinique.
Dès le matin, il avait, par lettre, prié Albert de rester chez lui : « J’irai te voir à trois heures. »
Un peu avant trois heures, à vingt pas de la porte de son hôtel, il épiait, du fond d’un fiacre, — cachette commode, — l’arrivée de Léon Terral.
Le malheureux arriva en effet. Repoussé de nouveau par le valet de chambre, il montra un mot de la comtesse, en disant :
— Je suis attendu.
— C’est différent. Monsieur m’excusera.
Le comte quitta son fiacre, retrouva sa voiture devant le Palais-Bourbon, et commanda :
— Chez Monsieur de Barjols.
Chez Albert, son valet de pied monta un billet ainsi conçu : « Je suis en péril. Viens. »
Ils ne s’étaient pas revus depuis l’enterrement de la comtesse d’Aiguebelle.
Albert, d’un élan, arriva dans la voiture. Il était pâle :
— Que se passe-t-il ? Tu te bats ?… Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu peur ! Voyons, que faut-il faire ?
Il lui avait pris les deux bras dans ses deux mains et le regardait dans les yeux, pour voir si on ne lui cachait rien de trop redoutable.
— Je te dirai… tout à l’heure.
On roulait.
Chacun d’eux, heureux de revoir l’ami dont le séparait, depuis quelques semaines, un motif si redoutable, — éprouvait une émotion profonde. Albert eût été gêné, presque honteux, sans le trouble extrême où le mettait la crainte du péril annoncé. Paul était simplement attendri de voir le trouble de son frère d’élection. Et il le regardait avec un admirable sourire.
Albert, très agité, disait :
— En péril ? Je ne comprends pas. Quels ennemis peux-tu avoir, toi, toi, le meilleur des êtres ? Avec ton élévation d’esprit, ta bonté, — personne n’a le droit de te haïr, de t’attaquer… Enfin, je suis là. Nous allons bien voir… Où me mènes-tu ?
Paul lui prit la main en silence, puis tout à coup, sans pouvoir dire un mot, il l’attira sur son cœur.
— Tu me fais mourir, lui dit Albert en lui rendant cette étreinte. Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce qui te menace ?
On arrivait devant l’hôtel des d’Aiguebelle. Paul ne répondait pas. Alors, Albert devint sombre.
— Annoncez à Madame, dit le comte Paul, que Monsieur de Barjols, — pas moi, vous entendez ? — que Monsieur Albert de Barjols désire lui parler.
Et se tournant vers Albert :
— Ce qui est en péril, Albert, ce n’est pas ma personne : c’est l’honneur de mon nom, — et c’est notre vieille amitié, qui m’est chère comme à toi. Je t’annonce que, moralement, nous allons nous battre, — mais je sais que tu m’embrasseras après, de meilleur cœur. Garde-toi seulement d’oublier ceci : c’est dans ton intérêt que je vais te faire souffrir !
— Madame est dans le petit salon, vint leur dire le domestique.
… Albert, stupéfait, triste, et préparé à tout, montait avec Paul, côte à côte.
Devant la porte fermée, Paul tendit une fois encore la main à son ami.
— Maintenant, dit-il, du ton d’un témoin qui dirige un duel, — allons !
Ils entrèrent. Rita était seule.