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Fleur d'Abîme

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IV

Paul d’Aiguebelle et Albert de Barjols s’aimaient dès l’enfance.

L’actuelle situation se compliquait de ceci : tous deux, à l’insu l’un de l’autre, s’étaient épris en même temps de Mademoiselle Marie Déperrier, qui était venue passer à Hyères deux mois d’hiver.

Elle y était venue avec sa mère chez la vieille marquise de Jousseran qui avait dit un jour à Marie : « Je suis malade, riche et seule. Si un voyage dans le Midi vous paraît agréable, permettez-moi de vous l’offrir comme je vous offrirais, ma chère enfant, des bonbons ou des fleurs au jour de l’an. Si cela vous tente, vous n’aurez qu’à quitter Paris le 30 décembre avec moi ; et s’il vous déplaît — délicatesse mal placée avec une vieille femme qui a pour vous de l’affection — de recevoir un cadeau que vous ne rendrez pas, dites-vous bien que m’accompagner là-bas c’est me rendre le plus grand, le plus inappréciable des services. »

Mademoiselle Marie Déperrier avait poussé le cri de joie d’un chasseur endiablé et pauvre auquel on offre tout à coup un déplacement en Écosse pour la chasse aux grouses.

Madame Déperrier mère, consultée par la marquise, avait déclaré, avec une pointe de jalousie sèche, qu’elle ne s’était jamais séparée de sa fille. C’était vrai. Elle y mettait d’ailleurs tant d’affectation et si peu de sollicitude, qu’elle tournait à la mère d’actrice.

— Mais, répondit la douairière avec beaucoup de vivacité, j’ai toujours entendu que vous ne quitteriez pas votre fille. C’est grâce à votre présence seulement qu’on pourra vous croire en villégiature à Hyères…

— Merci, madame, dit Madame Déperrier d’un air sévère. Il ne faudrait point qu’on supposât que ma fille, même pour quelques semaines, a été demoiselle de compagnie.

— C’est un mot que je n’ai pas prononcé, ma bonne dame. Vous aurez votre appartement dans mon hôtel. Il me suffira de vous savoir par là, pas trop loin, pour ne point éprouver la sensation du complet abandon dans une ville inconnue, — et je vous resterai très reconnaissante. C’est, je le répète, un vrai service que je vous demande…

On avait accepté, et quand les deux amis Paul d’Aiguebelle et Albert de Barjols s’éprirent ensemble des charmes innocents de Mademoiselle Déperrier, ce fut à Hyères, dans une soirée donnée par des Russes, qui, enthousiasmés du pays, provisoirement décidés à s’y installer chaque hiver, venaient d’y acheter une villa toute meublée. Ils avaient imaginé de donner une fête d’inauguration. Ils demandèrent une liste des notables du pays comme aussi des étrangers de distinction, et lancèrent leurs invitations un peu à la diable. Ce fut comme une folie de grands seigneurs qui s’installent, et qui veulent en pays inconnu se croire tout de suite chez eux. Il se trouva, par parenthèse, que six mois plus tard ils revendirent avec perte la villa magnifique, qui avait cessé de plaire.

C’était d’ailleurs trois seigneurs authentiques, d’âges divers, parents entre eux, et réunis pour une poursuite commune de ce genre de bonheur qu’on peut rencontrer en voyage lorsqu’on a beaucoup d’argent.

Les gens du pays répondirent avec empressement à leur appel, les uns par simple curiosité, les autres pour être aimables envers ces passagers qui font la fortune des villes d’hiver. Quant aux étrangers qui acceptèrent l’invitation, beaucoup estimaient que cela ne les engageait pas plus qu’une rencontre sans lendemain dans un buffet de grande gare ou dans une caravane d’Égypte. Les étrangers donnèrent en masse.

N’est-il pas essentiel, pour les gens du monde fatigués ou malades qui demandent la paix ou la guérison aux villes d’eaux ou à la campagne — d’y retrouver, le plus souvent possible, le casino, le théâtre, les bals et toutes les occasions de fatigue qu’ils prétendent fuir ?

Albert de Barjols, lieutenant de vaisseau, qui commandait en ce moment un torpilleur aux Salins d’Hyères, fut invité comme officier de marine — et le comte Paul (on appelait familièrement ainsi Monsieur d’Aiguebelle dans tout son voisinage, depuis la mort de son père) fut naturellement invité l’un des premiers comme châtelain d’Aiguebelle.

Les dames Déperrier eurent de leur douairière sa lettre d’invitation, ainsi libellée d’après les indications du Journal des Étrangers : « Madame la marquise de Jousseran et sa famille. » Elles représentèrent « la famille » de la marquise.

On parlait déjà d’alliance ou du moins de sympathies russes. Mademoiselle Marie déclara qu’il ne fallait pas mécontenter le Tsar et qu’elle irait à ce bal avec sa mère, puisque la marquise le voulait bien et ne pouvait y aller elle-même.

Elle eut ce soir-là une inspiration de génie.

— Voyez-vous, ma mère, il doit y avoir, dans ces fonds de province, dans les châteaux où les juifs brocanteurs trouvent les vieux meubles Louis XIII, des merveilles de maris, gens d’autrefois, conservés par miracle, comme des bahuts… Si j’en emmenais un à Paris ? — Elle ajouta : Un comme ça, ça doit être facile à conduire !

C’est donc pour celui-là qu’elle s’était habillée. — Une robe blanche, en voile, plissée de milliers de plis, et tombant toute droite. La poitrine serrée dans un corsage qui s’enroulait autour du buste comme un cornet de simple papier blanc autour d’un bouquet. Pas un bijou. Point de boucles d’oreilles… Elle n’avait pas les oreilles percées. Cela disait-elle, est « plus virginal. »

C’était sa plus grande préoccupation, de se donner un air virginal. Parmi les artistes qui l’entouraient à Paris, un préraphaélite à demi anglais, admirateur passionné de Rossetti et de Burne-Jones, lui avait souvent conseillé de se coiffer « comme les femmes de Rossetti. » Elle l’avait fait déjà, avec succès, en diverses circonstances ; elle le fit ce soir-là. Elle ramena donc très bas sur ses joues des bandeaux souples qui, couvrant entièrement l’oreille, venaient mordre le coin de ses yeux. Cela permettait à l’imagination d’allonger les paupières qui allaient se perdant, pour ainsi dire, sous les cheveux.

Pour ramener en avant ces bandeaux et pour les arrondir, elle les écrasait avec la paume de sa main, d’un mouvement appuyé et tournant de bas en haut, rappelant d’une manière fâcheuse le geste classique et peu noble du pâle voyou qui mouille et contourne ses accroche-cœur. Quand elle avait appris, de son peintre, ce tour de main, ils en avaient beaucoup ri ensemble. Il leur avait paru comique de remarquer combien l’effet de cette coiffure angélique faisait contraste avec le moyen de lui donner toute sa grâce.

Elle était donc coiffée, pour la soirée russe, à la Rossetti. Et, vraiment, il était impossible de ne pas être frappé par l’émouvante beauté de cette tête ainsi arrangée. Le visage au profil pur avait une modestie d’image sacrée, sous les bandeaux cendrés où s’allumait par instants, aux lumières, une flambée d’or.

Sur ses yeux, dont l’iris bleu pâle était cerclé d’une imperceptible ligne sombre, plus ténue qu’un fil, lorsque retombaient ses paupières, unies comme l’ivoire, on voyait les cils très noirs et très longs, se détacher sur la pâleur dorée, un peu mate, du visage. Ces paupières baissées, ineffablement expressives, tentatrices comme tous les voiles, cachaient le mystère de ses regards sous un mystère de chasteté trop belle et trop désirable, inexorablement défendue. Et quand elle rouvrait avec lenteur ses yeux pleins d’ignorance et d’enfantine mais profonde curiosité, l’âme des hommes y entrait avec de folles convoitises d’inconnu et de découvertes.

Ce soir-là, cette tête de primitif émergeant d’une robe franchement moderne, prenait une particulière étrangeté. On ne se rendait pas compte de ce qu’on éprouvait à voir la singulière personne aller, venir, causer, danser, comme toutes les autres. Elle avait quelque chose de surnaturel ; elle apparaissait comme la jeunesse-fantôme d’un passé mort depuis longtemps. Elle appartenait, en effet, ainsi accommodée, à deux âges, séparés par des siècles d’intervalle. Cet air un peu fantomatique s’accusait encore au lieu de s’évanouir, lorsqu’elle prenait tout à coup la parole avec son accent bien parisien… Et lorsqu’on la regardait s’éloigner, elle donnait, vue de dos, une autre surprise : on ne voyait plus les bandeaux mystiques ; mais, sous le chignon noué bas, on apercevait une nuque ferme, ombrée d’un léger duvet d’or, une nuque qu’on sentait mutine et même provocante.


Ainsi parée, ni grande, ni petite, svelte et pourtant ferme de contour, elle n’eut aucune peine à être la reine de cette fête.

S’il y a partout beaucoup de femmes laides, on en remarque un plus grand nombre dans ces villes d’hiver où viennent s’échouer celles qui sont infirmes ou invalides. Quand elle traversait certains groupes d’Anglaises desséchées, elle avait l’air d’un lis parmi des ronces, — ou du cygne de la légende, égaré parmi les pauvres canards.

Un de ses hôtes, le plus âgé des trois Russes, fut avec elle du dernier galant, et, presque tout de suite, avec une témérité de Lovelace, il vint lui dire, en excellent français :

— Il serait, mademoiselle, tout à fait de mauvais goût de vous fatiguer ce soir d’une assiduité qu’on ne manquerait pas de remarquer. Je m’éloigne donc… Mais prenez bonne note de ma déclaration, je vous en supplie : La Russie est un beau pays, et vaste : n’auriez-vous pas la curiosité de le voir ? Je serais charmé de vous y servir un jour de cicerone…

— Tiens ! pensa-t-elle, il n’a pas l’air de couper dans les Rossetti, le bon Slave ! C’est un malin. Il la connaît !… Et moi qui prenais la Russie pour un pays froid !

Le comte Paul, que son isolement aux Bormettes rendait facile aux émotions devant la femme, fut attiré par celle-ci avant Albert. Il la lui désigna. Elle avait les attitudes qu’exigeait son costume. Elle enthousiasmait tout l’élément provincial ; — l’autre aussi du reste.

Les deux amis s’exaltèrent.

— Quel est ce monsieur ? avait-elle interrogé dès l’instant où elle s’était aperçue qu’elle avait éveillé l’attention du comte Paul.

— C’est le comte d’Aiguebelle, un des plus riches propriétaires du Var… Il adore sa mère.

— Vous énoncez cela comme si c’était une profession !

— C’est que… c’est à peu près ça. Son père est mort il y a sept ans.

— Est-elle ici, la mère ?

— Oh, non. La comtesse n’est pas une moderne. Loin de là ! Ni une cosmopolite. Elle n’admet certainement pas, pour elle du moins, les invitations comme celle de nos hôtes inconnus. D’ailleurs, elle ne se déplace pas aisément. Elle ressemble à ces meubles antiques, qui ne paraissent à leur avantage que dans les vieilles demeures pour lesquelles ils furent créés. A vrai dire, elle n’a pas tort. On est un peu camelote, aujourd’hui. Saint Antoine est le grand ébéniste, et les âmes ressemblent aux meubles…

L’idée de comparer les d’Aiguebelle à de vieux meubles réjouit fort Mademoiselle Déperrier ; elle avait eu déjà cette idée.

L’homme avec qui elle causait était un vieil ami de la marquise de Jousseran, un vieux médecin qui avait eu autrefois dans sa clientèle les plus jolies femmes de Paris. Malade et sans fortune, il était venu exercer à Hyères. A demi retraité, il y soignait les autres en se soignant lui-même.

Enchanté d’accaparer un instant la jolie parisienne qui attirait tous les yeux, il devint bavard.

Marie apprit ainsi toute l’histoire de la comtesse d’Aiguebelle.

La comtesse avait aujourd’hui près de cinquante-sept ans. Mariée à vingt-un ans, elle fut d’abord très heureuse, mais après trois ou quatre années de mariage, et comme elle venait d’avoir son fils Paul, son mari, pris tout à coup de passion folle pour une créature bizarre, fantasque, mauvaise et inexplicable, une de ces créatures qui fascinent les hommes par un charme de magicienne, — avait délaissé sa femme et son fils. Dès lors, il habita Paris tandis que sa femme demeurait aux Bormettes, où il ne mettait plus les pieds. Une fois seulement, il exigea, pendant quelques mois, la présence de sa femme à Paris. Il lui convenait, disait-il, qu’on ne crût pas qu’elle l’avait abandonné ; il voulut même qu’elle tînt sa place de maîtresse de maison, un soir où il donna, dans leur hôtel de la rue Saint-Dominique, une fête demeurée célèbre : il y avait invité sa maîtresse, qui portait fort mal un grand nom mais qui en fin de compte le portait légitimement.

La comtesse d’Aiguebelle, depuis la mort de son mari, avait pris en horreur ce Paris où elle avait tant souffert.

Le plus souvent qu’elle pouvait, c’est-à-dire six mois de l’année, elle vivait retirée dans son château d’Aiguebelle, — voisin de celui des Bormettes qui fut la propriété d’Horace Vernet. Et là, elle s’occupait uniquement de l’éducation de son fils.

Le vieux docteur qui racontait ces choses à Mademoiselle Déperrier, s’interrompit pour lui faire observer que tout le pays les savait comme lui, et que, partant, il ne trahissait aucun secret… — Cependant, ajouta-t-il, je suis allé quelquefois à Aiguebelle, lorsque le fils de la comtesse était enrhumé ou quand sa petite sœur Annette avait la coqueluche. J’ai été ainsi le témoin de l’existence admirable de Madame d’Aiguebelle, et je me plais, en toute occasion, à lui rendre hommage. La comtesse prétend, non sans raison, que Paris est devenu, de plus en plus, un lieu de perdition pour les âmes. Les idées démocratiques, que, pour mon compte, je ne dédaigne pas au point de vue politique, sont mal comprises au point de vue moral.

— Ce qu’il va devenir rasant, le bonhomme ! songea Mademoiselle Déperrier.

Le docteur, qui se croyait écouté pour lui-même, poursuivait :

— Voyez-vous, Mademoiselle, il n’y a en France ni éducation primaire, ni éducation secondaire, ni éducation supérieure. Aucun enseignement n’a remplacé la morale religieuse déchue. La comtesse a eu peur de cela, et elle a fait élever son fils chez elle par un précepteur ecclésiastique. De plus, la conduite du comte son mari, le spectacle de leur désunion, lui paraissaient à juste titre des choses qu’il fallait cacher à l’enfant. Elle l’a emmené jalousement ici. Ce n’est que depuis la mort du père qu’ils vont tous les ans à Paris, où ils sont attirés aussi par la mère de Monsieur Albert de Barjols, l’ami intime du comte, autant dire son frère. Madame de Barjols est, depuis deux ans, paralytique et clouée sur la chaise longue. Elle a, elle aussi, une fille, Mademoiselle Pauline.

— Pourquoi le comte ne l’épouse-t-il pas ?… Est-elle bien, cette demoiselle Pauline ? — demanda Mademoiselle Déperrier, déjà hostile à l’obstacle possible.

— C’est une charmante personne, et la bonté même, dit le docteur.

— Ils sont tous bons, vos personnages ! fit-elle avec l’ironie d’un critique qui juge une pièce de théâtre… Et puis, ajouta-t-elle, comme Monsieur d’Aiguebelle a une sœur de son côté, voilà deux familles mathématiquement équilibrées ! Deux mères, deux fils, deux filles ! Ils vont danser un quadrille !… Aimez-vous la symétrie en art, docteur ? Moi pas. C’est pourquoi j’adore les Japonais… La symétrie, comme disait l’autre, n’est supportable qu’en architecture !

Elle montrait assez souvent ce genre d’esprit critique, qui examine et juge les choses de la vie comme des créations artificielles. Elle avait beaucoup lu, et trop couru les théâtres. Toutes ses sensations lui en rappelaient d’autres que lui avait fait éprouver un livre — ou un acteur.

— Oui, poursuivait paisiblement le vieux médecin, on est très bon dans ces deux familles… symétriques ! On y est chrétien, au sens profond du mot. Ceux qui ont cessé de l’être religieusement, comme le comte Paul — qui est, en secret, un pur matérialiste, raisonnant, scientifique, transcendant, — sont demeurés des chrétiens philosophiques… Son ami Albert est dans ce goût-là ; seulement, lui, c’est un positiviste. L’autre a gardé du mystique.

— C’est très intéressant, docteur.

— Vous vous moquez, mademoiselle !… C’est vrai, j’entre là dans des détails.

— Croyez-vous donc que je n’aie pas compris ?

— Je ne dis pas cela… Pour vous donner une idée de la bonté du comte Paul, j’ajouterai que, sur le conseil de sa mère, il a étudié la médecine, uniquement pour pouvoir soigner les pauvres gratis, ici et ailleurs. Pour elle, c’est de la charité ; pour lui, c’est de l’altruisme.

— Il est docteur ?

— Tout à fait.

— C’est très beau, cela ! et dites-moi, docteur, s’il est fils unique, le comte Paul votre confrère… il sera follement riche un jour ?

— Follement, non !… deux cents mille livres de rente, tout au plus… D’ailleurs, il y a sa sœur, la petite Annette… Encore un ange !

— C’est donc le paradis, votre pays d’Hyères ?

— Peu s’en faut ! Ah ! çà, vous faites donc des romans, mademoiselle ?

Elle pensa qu’on lui offrait une excuse valable à son insistante curiosité.

— Chut ! fit-elle… Ne le dites pas. J’essaie… Mais ce n’est pas très bien porté, pour une jeune fille.

— Eh bien, répliqua le docteur, ravi d’être le confident d’une si belle personne, — vous auriez là de touchants sujets d’étude… Et même quelques scènes remarquables, ajouta-t-il naïvement. La méchante femme, la maîtresse, trompait, bien entendu, le comte Louis d’Aiguebelle. Il a fini par s’en apercevoir. Désespoir. Il était ensorcelé, le malheureux… Il vint se réfugier ici… Seul, rongé de chagrins, de remords peut-être, il a demandé le pardon de sa femme… Il lui a fallu le conquérir.

— De là sans doute la naissance de la petite fille… qui m’étonnait ! prononça Mademoiselle Déperrier.

Le vieux médecin la regarda avec un peu de surprise.

— J’ai oublié mon Paris, dit-il… Vous avez un esprit du diable !

— Oh ! j’ai vingt-deux ans, docteur, se dépêcha-t-elle de répondre un peu inquiète d’elle-même, ne sachant pas au juste en quelle mesure elle avait dépassé la note… Et je me destine… à la littérature.

Il le crut.

— C’est juste, dit-il… C’est votre anatomie. Eh bien, écoutez ceci. La comtesse est tourmentée par la crainte de voir revivre tôt ou tard dans son fils les passions du père. Il y a aujourd’hui des mots qui courent le monde, comme une monnaie, emportant avec eux des soucis nouveaux, inconnus à nos pères. Un de ces mots est atavisme, un autre est hérédité. Des ignorants les connaissent et ils ont des terreurs toutes modernes. La comtesse a peur du mot et de la chose pour son fils, des deux mots même, car l’aïeul de Paul d’Aiguebelle fut un luron. Profondément religieuse, un peu superstitieuse, elle croit aussi que le châtiment des pères est souvent dans le malheur des fils innocents — et elle tremble. Tout cela vous a je ne sais quelle couleur de pressentiment funeste. Elle s’imagine à tout instant qu’une mauvaise femme va paraître, qui lui prendra son fils comme une mauvaise femme lui a pris son mari. Cette crainte est devenue une sorte d’obsession morbide. Elle est véritablement malade d’ailleurs. Le cœur est atteint, et elle y pense. Elle le dit à qui veut l’entendre. Elle souhaiterait voir son fils marié, et, en même temps, elle redoute pour lui le mariage comme une aventure ! S’il allait se tromper ! se lier horriblement à une femme toute pareille à la sorcière qui a fait le malheur de son mari !… Et voici qui est plus terrible encore : la cruelle expérience du mariage qu’a faite la comtesse a empoisonné le cœur du fils, comme celui de la mère ! — Ne trouvez-vous pas tout cela tragique, mademoiselle le futur romancier ? Je vous donne le sujet. Démarquez-le avec soin, et le développez. Il en vaut la peine. Ce jeune homme, élevé dans la solitude, aux côtés d’une mère désespérée, a quelque chose de sombre parfois. C’est une nature croyante et une volonté sceptique. Il se livre et se méfie, en des entraînements successifs, également violents… En voilà un qui est curieux à observer ! Mais ce qui est beau, chez cet homme de trente ans, c’est la vénération attendrie qu’il a pour sa mère ! Pour la voir vivre et mourir heureuse, il sacrifierait, il a peut-être sacrifié tous les bonheurs. Elle a tant souffert par le père !… Il ne voudrait pas la voir souffrir par sa faute à lui !…

— Est-ce qu’elle n’est pas un peu jalouse ?

— Jalouse ?… peut-être. Mais surtout, si elle n’était pas aimée tendrement de la femme de son fils, — si elle-même n’avait pas pour la femme de son fils une tendre affection — le malheureux enfant ne saurait plus vivre. Voilà de quoi il a peur, et il ne se mariera pas, je le crains… Que dites-vous de ce sujet de roman ?…

— Gardez-moi le secret, docteur. Je n’ai jamais montré de mon style à personne !

— Un médecin, c’est un tombeau ! dit-il en riant, et persuadé qu’il avait eu de l’esprit… Maintenant, venez au buffet et puis je vous laisserai toute à la danse, mademoiselle…

Ils se levèrent et gagnèrent le buffet. Le docteur ne remarquait pas qu’ils étaient suivis de près par le comte Paul, fasciné. L’observateur expérimenté, c’était elle…

Il y en avait un autre : c’était l’aimable Russe, qui vint, presque aussitôt, lui réclamer une valse.

Un peu énigmatique, comme ses compagnons, les deux autres maîtres du logis, et comme bien d’autres Slaves, le prince Tcherniloff était de haute taille, et portait une barbe longue, d’un beau châtain luisant, imperceptiblement parfumée. Entre cette barbe épaisse et l’épaisse moustache (très cosaque, la moustache !) ses lèvres apparaissaient rouges de sang, et s’ouvraient sur des dents terribles, les dents d’un loup de la steppe.

Avec cela, cet homme admirable, visiblement de force à soulever, sur ses épaules, une troïka toute attelée, vous regardait d’un œil à la fois transparent et trouble comme une eau où tremble une flamme.

Il faut croire qu’amateur d’esclaves blanches, ce policé subtil, plein de sauvages violences, avait observé et interprété les regards, tout le manège, les moindres mouvements de la jeune fille. Tandis qu’elle interrogeait le docteur, — en jetant de temps à autre un regard imprudent quoique furtif sur le comte Paul dont elle était occupée, — sans doute le prince, de son côté, avait interrogé quelqu’un des invités et tiré ses conclusions.

Quoi qu’il en soit : « Mademoiselle, lui dit-il, tout en la ramenant du buffet vers le bal, — Mademoiselle, pardonnez-moi la hardiesse de mon langage, ou plutôt permettez-moi d’être hardi… » Il l’observait et vit très bien qu’elle ne sourcillait pas. Elle laissa au contraire échapper de ses yeux tranquilles une courte flamme.

Elle aimait follement tout ce qui avait « de l’allure. » La seule idée que cet homme était Russe, l’emplissait de joie ! Elle en éprouvait quelque chose comme la sensation de voyager sur place… Il y a, comme cela, des cosmopolites sédentaires. Ils aiment voir l’univers chez eux.

Elle répondit vivement : « Hardi ? Soyez-le… prince !… Je suis si sûre que votre hardiesse sera charmante… et honnête. »

Elle ajoutait mentalement : « Et puis il y a tant de monde ! »

— Honnête, comment l’entendez-vous ? — dit-il.

Elle eut peur de ne pas apprendre ce qu’il désirait tant lui dire.

— Allez toujours, fit-elle.

— Que ce soit honnête ou non ?

Elle se mit à rire aux éclats. Ce rire parut déplacé et bizarre à plusieurs personnes qui la dévisagèrent. Des dames la lorgnaient.

Pour son interlocuteur expérimenté, il était impudent, vicieux même, ce rire !

— Allons dans la salle à côté, dit-il.

— A quoi bon ? répondit-elle. Je ne connais personne, ici.

Le comte Paul, pour l’instant, n’osant la suivre, était resté dans une salle voisine. Elle était libre de flirter un moment avec son Russe.

Il le comprit, et il se sentait excusé d’avance de toutes les audaces qu’il voulait avoir. La musique commençait. Les valseurs s’élançaient. Ils les imitèrent.

Et le prince murmurait, en la serrant contre lui d’une façon insinuante : — En deux mots, mademoiselle, je me suis permis de vous regarder avec attention et j’ai cru, sur de certains signes, reconnaître une personne destinée… à de grandes… à de très grandes choses.

— Quelles choses ?

— Mystérieuses…

— Ah ! et sur quels signes, prince ?

— C’est mon affaire.

— Vous êtes bohémien ?

— Un peu…

— C’est un horoscope, alors ?

— Peut-être… de ceux qui ne se trompent guère, parce qu’ils font naître et dirigent la destinée qu’ils annoncent…

— Oh ! oh !

Elle s’amusait étrangement. — Des propos semblables, elle n’avait jamais entendu que cela. Quelque chose en elle, — pour qui savait voir, en se dégageant des troubles qu’elle inspirait, — provoquait ce genre d’impertinences, les sollicitait même. Seulement, à l’ordinaire, c’étaient des journalistes, des peintres ou des gommeux parisiens qui les murmuraient à son oreille, — enfin des gens comme on en voit tous les jours, des êtres sans mystère, sans prestige… des compatriotes… Oh ! les steppes, la Russie, les troïkas, Pouchkine, et Lermontoff, l’auteur tourmenté de Un héros du siècle, le Musset, le don Juan du Caucase !…

— Eh bien, prince ?

Chaque fois qu’elle disait : prince, elle éprouvait une émotion ; ça la flattait.

— Eh bien, si je ne me trompe (ne m’interrompez pas, de grâce) si je ne me trompe, vous avez choisi ce soir, ici-même, un fiancé… Chut ! silence !

Il imposait silence d’un air impérieux, sans réplique… Elle pensait : « A la bonne heure ! En voilà un qui sait voir au fond ! — Très fort, le cosaque ! et sans doute un vrai prince… Ça vous a l’habitude du commandement… Enfin, je n’en ai que pour cinq minutes… Un peu de patience : ça sera si drôle à raconter ! »

— Et, poursuivait le prince, ce fiancé que vous avez choisi ce soir n’est pas l’homme qu’il vous faut… (Vous parlerez après !) C’est un gentilhomme terrien, comme on dit en France, — un villageois, pour mieux dire, — confiné dans ses vignes, et incapable de vous mettre à votre rang… Vous êtes née pour la grande vie, mademoiselle. Un connaisseur n’a pas besoin de vous regarder longtemps pour le deviner.

— On dirait, pensa-t-elle, qu’il estime un cheval !

Pourtant elle continuait à être flattée. C’est égal, il lui faisait un peu peur — pas trop — mais tout de même…

— Enfin, voyons la suite.

— Il vous faut Paris…

— Oh ! oui, dit-elle.

— Ou Pétersbourg, acheva-t-il… Bref, Mademoiselle, quand vous serez désabusée sur le compte de l’homme que vous avez rencontré ici, ce soir, — et que cela vous arrive dans trois jours ou dans trois ans…

— Alors ? interrogea-t-elle.

— Alors, quels qu’aient été vos bonheurs ou vos malheurs, peut-être même vos fautes, — et que je sois, moi, Tcherniloff, marié ou non, — alors, rappelez-vous notre conversation de ce soir… Vous trouverez un gentilhomme russe — qui n’a qu’une parole — toujours prêt à vous obliger.

Comme il la reconduisait, il tira de sa poche un étui d’ivoire sculpté, mince et plat comme un carnet ; il l’ouvrit, y glissa sa carte de visite et, sans prendre la peine de se cacher, il le lui offrit en disant :

— Faites-moi l’honneur de garder ce petit souvenir, mademoiselle. Ce n’est que l’enveloppe de mon adresse à Pétersbourg… L’une vous empêchera, j’espère, de perdre l’autre. Avec votre autorisation, je ne vous parlerai plus de la soirée, pour ne rien compromettre de vos projets… que, dans votre intérêt, je n’approuve pas !

Ils se quittèrent avec un grand salut. Que faire ? un esclandre ? Elle fourra prestement l’étui dans sa poche.

— C’est raide, au fond, pensait-elle, — mais si bien exécuté, si amusant ! En voilà, du vrai roman ! C’est égal, j’aime mieux les d’Aiguebelle… Ce n’est que du trois pour cent, mais c’est du solide ! Ça doit durer autant que la France ! Sur ces valeurs étrangères, on manque par trop de renseignements !

Quand elle voulut se retirer, la voiture commandée par la marquise n’étant pas arrivée à l’heure dite, le comte Paul, aux aguets, (il avait dansé deux fois avec elle) offrit son coupé et la reconduisit, flanqué de Madame Déperrier.

En route, Marie Déperrier ne manqua pas de déplorer les progrès du cosmopolitisme, et la facilité, déplorable en effet, avec laquelle on accepte aujourd’hui d’assister à des soirées « pareilles à celle-ci. » La curiosité seule l’y avait poussée, une ardente curiosité qu’elle reconnaissait digne de blâme.

Dès qu’il eut laissé ces deux dames à la porte de leur hôtel, Paul revint prendre Albert, qu’il emmena coucher à Aiguebelles, et ils ne cessèrent pas, en une heure de route, de détailler et d’exalter le charme virginal de la belle inconnue… « Un rêve, c’est vrai, une apparition ! »

Paul, dès le surlendemain, se fit présenter à la marquise de Jousseran et, pendant les deux mois qui suivirent, il parvint d’ailleurs sans peine à revoir plus de dix fois Mademoiselle Déperrier. Comme il vivait avec Albert, il arriva qu’Albert la vit trop souvent, lui aussi.

Elle avait bien compris quel homme était le comte Paul, et elle se maintenait, en conséquence, dans son rôle de modestie sans affectation. Elle jugeait bien la situation. Pour plaire à Paul et à sa mère, elle n’avait vraiment que ce moyen : les tromper du tout au tout sur sa personne morale.

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