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Fleur d'Abîme

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VI

Avant de quitter Paris, pour aller passer le temps de son deuil non pas à Hyères, comme celle l’avait voulu d’abord, mais dans un couvent, à Lyon, Mlle Déperrier ne prit congé que de trois personnes : sa sœur Madeleine le professeur, — son amie de pension, Berthe de Ruynet, mariée à un marquis de boulevard et de trottoir, — et Pinchard, le pauvre Pinchard, le père Théramène.

Avec sa sœur, elle avait eu une conversation froide, dans laquelle elle lui avait fait comprendre, d’un ton sans réplique, que, n’ayant pas, comme elle, un de ces bons métiers qui assurent l’existence, elle garderait, jusqu’à nouvel ordre, les revenus de leur mère… Elle était encore bien honnête, affirma-t-elle, car tous les titres étant au porteur, il n’aurait tenu qu’à elle de les faire disparaître sans même lui en parler… Enfin, elle espérait faire bientôt un beau mariage ; elle récompenserait alors sa sœur de son dévouement.

Madeleine Déperrier se laissa imposer l’obligation de montrer ce dévouement-là. Habituée dès l’enfance à se voir préférer sa petite sœur, à se voir dépouiller pour elle de ses poupées et de ses chiffons, elle la considérait tout de bon comme une de ces créatures supérieures devant lesquelles on est contraint, par la destinée, de s’effacer en toute occasion, à qui on ne peut, sans injustice, appliquer la commune mesure.

Elle, Madeleine, n’était pas de celles qui se révoltent, mais bien de celles qui se résignent. Le moyen, d’ailleurs, de résister, elle ne l’avait pas eu toute petite. Maintenant le pli était pris. C’était une écrasée. Elle essuya le verre de ses lunettes, terni par ses larmes, et retourna à ses élèves.

Quant à Berthe, c’était le type banal de la mondaine évaporée. Expérimentée toutefois, elle était de bon conseil dans les choses de galanterie. Personne ne savait mieux qu’elle ce qu’une fille ou une femme doit livrer pour assurer son triomphe sur les hommes, et doit réserver pour n’être pas perdue. Avec toutes ses légèretés de conduite, celle se maintenait dans un monde honorable par un prodige de légèreté d’esprit, par une incomparable souplesse de mouvements. — Était-elle ceci ou cela ? Ou, seulement, en avait-elle l’air ?… Si c’était ça, elle aurait assez d’esprit pour se cacher… « Non, ce n’est qu’une étourdie ! Et puis, elle est si amusante ! »

Sur ce dernier mot, on lui pardonnait tout. Berthe consultée à fond une première fois, avait déclaré :

— Tes d’Aiguebelle ? Attends un peu… J’ai entendu parler de ça… Ça fait partie de droit, même sans en être, de ces ligues qu’on appelle : le Relèvement des âmes ou : la Morale reconstituée. Il y a un fond de pasteur protestant, dans ces catholiques-là ! C’est embêtant comme tout, mais ça se sauve par la campagne. Si tu aimes les champs, ma chère, tu seras heureuse, je ne te dis que ça ! Si tu aimes le Midi, alors c’est un miracle : tu seras supra-heureuse. Ils doivent y aller dans l’été, — quand les autres vont en Suisse, — sous prétexte que les pays chauds paraissent mieux à leur avantage pendant la canicule. Eh bien ! crois-moi, ne les contrarie pas, parce que vois-tu, l’hiver ailleurs qu’à Paris, il n’en faut pas. En as-tu tâté ? Non. Eh bien ! crois m’en sur parole, et fais tes conditions avant le mariage !

Quand Marie, après la mort de sa mère, alla prendre congé de Berthe et lui demander de nouveaux conseils, la sémillante petite dame vit d’un coup d’œil instantané toute la gravité de la situation nouvelle :

— Sac à papier ! la principale difficulté, — pas mince ! — c’est que la noble mère de ton grave fiancé voudra te voir pleurer la tienne. Prends garde à ça. C’est un retard d’un an. Ton écueil, c’est le deuil… (Tiens ! des vers !) Si tu as l’air de désirer le mariage malgré ton deuil… non, hein, là, vrai, tu sens que ça n’est pas possible, avec leurs idées d’empotés !… Alors, que vas-tu faire ? Tes gestes, tes paroles vont être épiés, pesés, ma chère, dans des balances de bijouterie ! A ta place, je prendrais un parti crâne : au couvent ! comme dans toutes les histoires écrites. Au bout de deux mois, ton fiancé se sentira devenir fou, parce que l’absence, le silence, ça nous embellit et ça les irrite… Il s’exalte. Il maigrit… Cette fringale, non ! tu vois ça d’ici, et il t’enlève ! La mère, touchée, vous bénit… car elle vous bénira, souviens-toi de ce que je dis. C’est dans leur note. C’est inévitable… Et voilà mon ordonnance : au couvent ! Fais-en ce que tu voudras. Quant à accepter l’offre de la marquise de Jousseran, c’est fini, ça. Plus possible. N’y pense même pas. Trouve un prétexte, — diable !

— Alors le couvent, tu crois ? dit Marie.

— Dame ! c’est au moins une idée à creuser. Creuse, ma chère. Creusons ensemble. Mais à vue de nez, c’est ça… Voyons, ne comprends-tu pas que tu te mets à l’abri de tout, dans un couvent ? Tu as un rôle difficile à jouer, n’est-ce pas ? et devant des connaisseurs sévères ?… Eh bien, disparais !… Et puisqu’en restant muette dans la coulisse tu es sûre du grand succès, — n’hésite pas !

Le banquier Larrieu, qui rôdait sans cesse autour de Marie Déperrier et venait à son jour, l’avocat Goiran, le baron Lagrène et quelques autres, — elle ne les avertit pas plus de son départ, que les bohèmes oubliés.

Elle demanda seulement à Berthe des nouvelles du petit Machin.

— Qui ça ?

— Eh bien donc, Lérin de La Berne, que nous appelions l’Écrin de La Perle.

— Ah ! lui ? il t’aime toujours, pardi ! Seulement, si tu voulais, toi, — pourrait-il, lui ? Voilà la question : Être ou n’être pas !… Mais il est à garder, dans la collection. Un polichinelle de plus dans un guignol complet, c’est toujours drôle. Il y a des moments où il me fait pitié, à moi, et où j’aurais envie de l’essayer, pour lui complaire… et aussi pour savoir… Non, il est tortillant ! Allons, adieu, ma chérie. Tu vas m’oublier ? Non, hein ? Pense à moi, dans tous les moments graves… Ne cède rien jamais avant de tenir tout… Comment dit Méphisto, ce bon Méphisto, qui est un diable pour rire ? Il n’a pas tort tout de même, quand il nous chante :

N’ouvre ta porte, ma belle,
Que la bague au doigt,
Que la bague au doigt !

Elles s’embrassèrent, — se quittèrent, se reprirent, échangèrent un dernier compliment :

— Tu es toujours plus jolie !

— Toi aussi. — Et Berthe sortit sur un dernier papotage :

— Le noir te va bien, tu sais ? C’est une veine pour toi, d’être en noir ! Et puis, c’est romantique ; il y a des hommes que ça monte ! J’en ai connu un, moi, qui ne pouvait aimer que des veuves, — en costume. Prends note encore de ça. S’il n’est qu’amoureux, ton bonhomme, il va devenir fou, et s’il est fou, il va falloir l’attacher… Allons, au couvent ! comme dit Hamlet ! Au couvent, ma chérie !… Tu verras l’effet !… Et joue serré. L’enjeu en vaut la peine, — comtesse !

Berthe, sur ce mot qu’elle prononça pompeusement, exécuta avec ostentation une révérence selon la formule.

Marie voulut voir Pinchard et le fit demander. Il n’avait plus paru depuis quinze jours ou trois semaines. Elle s’en étonnait. Il fit répondre qu’il était malade. Elle alla le voir chez lui.

Elle ne s’expliqua pas quel sentiment la poussait. C’est que, dans ce cœur desséché, tous les bons germes n’étaient pas encore tout à fait morts. Elle avait une inconsciente reconnaissance pour ce pauvre diable. C’était celui qui demandait le moins, autour d’elle. Dans la façon dont elle traitait tous les hommes, il y avait un mépris, certain, du mobile qui les attirait autour d’elle. C’était l’excuse à sa sécheresse de cœur. Tous étaient les intéressés de la galanterie. Elle ne connaissait de l’amour que cet âpre élément : le désir des hommes, tantôt brutal, tantôt insinuant, toujours égoïste. Elle se vengeait. Qui sait ce qu’eût fait d’elle une tendresse vraie, une sollicitude attentive qui aurait veillé sur son enfance ? Son père avait été trop occupé, sa mère lui avait appris à dédaigner le père et à le maltraiter souvent en paroles. A cause de cela même, elle avait méprisé sa mère, tout en lui obéissant. Elle ne s’était attachée à personne. Même son inclination pour Léon Terral était mêlée de révolte. Elle eût voulu le confondre avec les autres et elle y tâchait ; mais quelque chose de plus fort que la vie et que la mort, que la vengeance et la haine, parlait en elle dès qu’elle le nommait. De mystérieuses affinités correspondaient d’elle à lui. Nul n’a jamais su dire les secrets de philtre qui font de l’amour physique lui-même un mystère d’âme.

Quant à ce pauvre Théramène qui, si ingénument, disait : « Déjeunerai-je encore, ma fille ? » il était pareil à ces vieux chiens fidèles qui viennent au maître pour la pâtée d’abord, — c’est entendu, — mais qui, à force d’être reconnaissants parce qu’ils ont été bien nourris, sont capables de quitter le meilleur os de poulet pour suivre leur maître aussi affamé qu’eux. Le vieux Pinchard fut touché aux larmes de la voir arriver chez lui :

— Te voilà, princesse ? Et ton mariage ?

Brièvement, elle lui conta tout. Il frappa dans ses mains, joyeux :

— Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans !

Il aurait voulu avoir à la défendre contre quelqu’un. Il avait pris un mauvais rhume. Il toussaillait et déclamait d’une voix rauque. Il était vêtu d’un costume étonnant, noir et pourpre, velours et soie. Il avait une chemise sale avec des manchettes très longues.

— As-tu vu mon palais ? Examine, petite Rita… Quatre murs. Un lit. Tout ce qu’il faut pour crever. Mais, sur les murs, l’art et la gloire ! Contemple-moi ça !

Il y avait sur les murs des journaux illustrés, fixés par quatre épingles, représentant des scènes de théâtre.

— Ça, c’est moi dans Hernani, à la Comédie française, 1869, la grrande reprrise ! Je jouais un des muets, au quatrième acte. J’étais en nègre, comme Kean dans Othello !

— Et ça ?

— Ça, c’est Mounet-Sully dans Hamlet… Il y a une dédicace ; lis donc.

Le grand tragédien avait gentiment écrit une dédicace, au dos de son portrait ; l’aumône d’une miette de considération au pauvre affamé de gloire : A notre vieux camarade Pinchard, Mounet-Sully.

Et, autour des photographies d’acteurs illustres, flottaient quelques rubans flétris, hommages d’un soir que Pinchard avait gardés en souvenir de ses triomphes dans toutes les sous-préfectures.

— Nous ne nous verrons pas de longtemps, mon vieux Théramène. Je quitte Paris… Je suis venue te voir. Tu as toujours été bon pour moi. Tu n’as pas voulu nous quitter, quand je t’ai donné ton congé… Et puis — je ne sais pas — tu me rappelles maman !

Elle ne savait pas, en effet, ce qu’elle éprouvait. Malgré tout, une émotion sourde lui venait au nom de sa mère. Quelque chose d’inutilement bon était au fond de son cœur, comme un germe impuissant mais animé encore. Même quand l’arbre est tout à fait mort, il garde quelquefois, dans ses racines les plus profondes, un désir souterrain, un peu de vie obscure, persistante, qui regrette la belle lumière, et qui l’aime sans effet.

Théramène se répandit en expressions de reconnaissance.

— Ça me fera un gros vide, de ne plus t’avoir à Paris. Enfin, c’est ton bonheur… Tant mieux. Et puis, tu sais, rappelle-toi que tu as un ami, et qu’au besoin, si tu l’appelais, le père Théramène arriverait toujours, comme un bon toutou de berger… C’est dit, hein ?

Il déclama :

— On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Tiens ! c’était vrai, cela. Depuis un instant, elle n’y pensait plus ; mais, au fond, elle était venue lui demander ça. Qui peut prévoir l’avenir ? La vie est si bizarre !

Il voulut l’embrasser. Elle lui tendit ses deux joues, — et quand elle le quitta sur l’étroit palier, elle vit dans ses yeux tout tremblotants, un luisant de larmes qui la troubla. Il lui semblait qu’elle prenait congé, pour toujours, d’un passé où, en somme tout n’avait pas été malheureux. Elle mourait à quelque chose qui avait été sa vie libre, quasiment sincère. Elle entrait dans son avenir, dès aujourd’hui, dans l’inconnu effrayant ; elle entrait, comme masquée, dans un mensonge sans fin. Elle dépouillait sa personne la plus naturelle. La vraie comédie allait commencer et il faudrait jouer tous les jours !… Ah ! tous les cabotins ne sont pas au théâtre !

— Est-ce bête ! voilà que je pleure !… Adieu, père Théramène.

— Bonne chance ! lui dit naïvement le pauvre professeur de diction et de maintien.

Quatre jours plus tard, une lettre d’elle apprenait à la comtesse Louis d’Aiguebelle son intention arrêtée d’aller passer dans un couvent, à Lyon, le temps de son deuil.

« Est-ce que c’est vrai ce que m’annonce madame de Ruynet, lui écrivit Léon Terral, — que vous allez vous marier ? »

Elle lui répondit du couvent : « C’est vrai. »

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