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Fleur d'Abîme

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V

Le docteur voyait juste : c’était une âme intéressante que celle du comte Paul. Il n’était point compliqué, mais nettement double, aussi prompt à douter qu’il était enclin à croire — aussi emporté dans sa conception quasi-mystique du bien, que passionné au sens matériel du mot.

Une anecdote de son enfance, que sa mère aimait à conter, montre combien, tout petit, il avait déjà une conscience en éveil et forte, en même temps que des gourmandises puissantes :

Un jour — il avait sept ans — sa grand’maman, qui habitait avec eux le château d’Aiguebelle, n’était pas descendue se mettre à table. On lui avait monté son déjeuner dans sa chambre. Elle fit redemander d’une certaine confiture dont elle était friande.

— Tiens, petit Paul, c’est toi qui vas porter à bonne maman, qui est dans sa chambre, cette assiette de confiture. Ça lui fera plaisir, si c’est toi. Et dis-lui qu’on t’attend. Reviens tout de suite.

L’enfant se leva et s’en fut, bien attentif à ne pas renverser l’assiette qu’il tenait à deux mains. Il y avait à table son précepteur, l’abbé Tardieu, et deux dames du voisinage.

L’enfant parti, on continua de causer. Quelques instants s’écoulèrent, et l’on s’étonnait de ne pas le voir revenir, lorsque tout à coup, dans le vide sonore du vaste escalier, on entendit des cris déchirants et des pleurs.

Tout le monde courut, croyant qu’il était tombé, blessé peut-être… On le trouva debout à mi-étage, son assiette entre ses deux mains un peu tremblantes, et versant de grosses larmes en pleine confiture, tout haletant et suffoqué.

— Qu’as-tu, enfin ? Qu’as-tu, mon mignon ? Qu’est-il arrivé ? Pourquoi pleures-tu ?

Il fit cette réponse étonnante, coupée de sanglots :

— … C’est que… jamais… je n’arriverai jusqu’en haut… Non, maman, jamais ! jamais je ne pourrai la porter si loin… sans l’avoir mangée !

— Ah ! dit l’abbé enchanté, c’est une conscience du bon Dieu ! Cela nous fera un de ces hommes rares qui savent résister aux pires tentations, et qui seraient capables de mourir du seul désespoir d’avoir commis une faute !

Paul aimait sa mère plus que tout au monde. Il aimait Albert de Barjols autant que sa sœur Annette, et il était en outre attaché à cet ami d’enfance par les mille liens subtils des pensées les plus profondes, continuellement échangées.

Aucun des deux amis n’avait eu l’occasion de recevoir de l’autre quelqu’un de ces importants services qui sont un point de départ nécessaire aux amitiés romanesques. Ils s’étaient connus tout petits. Ils s’aimaient dans leurs qualités heureuses ; ils se conseillaient l’un l’autre ; ils s’excusaient ou se blâmaient utilement ; chacun d’eux était pour l’autre une aide d’âme, un secours moral, un écho attendu, une réponse appelée. Quand les longues absences du marin les séparaient, il leur arrivait de passer des mois sans s’écrire, mais comme ils étaient certains tous deux de se retrouver aussi aimants, aussi prêts à tous les dons, à tous les dévouements, — la pensée de leur amitié sans exigence leur suffisait, parce qu’elle les empêchait de sentir l’esseulement dans le vide, — qui est l’unique vrai malheur de la vie.

C’est Albert le positiviste qui avait trouvé cette formule, approuvée par Paul : Ce qu’il y a d’estimable dans l’amour, c’est la quantité d’amitié qu’on y retrouve à l’analyse.

Albert, d’esprit aussi littéraire, mais plus scientifique que Paul, lisait beaucoup, pendant les longs loisirs que lui laissait son service à bord ; et il se piquait d’éclairer, avec des idées précises, le sentiment plus intuitif de Paul sur toutes choses.

Aucun d’eux ne croyait. Tous deux le cachaient à leur mère. Albert professait un athéisme raisonné que Paul trouvait teinté d’absurde. Il lui disait : « Moi, je ne crois plus, mais j’espère encore, vaguement. Que savons-nous ? L’homme est si bête !… Je compte beaucoup sur la bêtise de l’homme ! »

Tous deux, en renonçant à la foi de leur enfance, avaient gardé, profondément gravée dans leur cœur, la morale que leur avait enseignée la religion… « Il n’y a pas mieux, pour qui veut être un honnête homme et un homme bon », disait Paul.

Le sens moral, disait-il, c’est l’instinct de conservation de l’homme social ; il est inné aussi bien que celui de l’homme physique. Or l’homme est, de par la nature, un être destiné à vivre en société, comme l’abeille. Il y a une base commune à toutes les morales, et les commandements de Dieu les résument toutes assez bien. Ainsi disait Paul. — C’est une erreur accréditée d’assurer que les penseurs de profession, ceux qui écrivent pour le public, sont les seuls à penser, ou même les seuls à écrire. — Paul prétendait que l’homme étant bien décidément privé de tout secours providentiel, doit, s’il entend ses vrais intérêts, conclure à la nécessité d’être meilleur pour soi-même c’est-à-dire pour son semblable. Dieu n’étant plus là pour nous aimer, nous devons nous aimer davantage. Plus l’homme se croit en droit de nier la Providence, plus il doit s’efforcer de devenir lui-même une providence pour les autres hommes, ses frères et ses fils. Si l’athée ne se résigne pas à s’imposer les sacrifices qui font les héros, — il retombe à n’être que l’animal le plus dangereux de la terre ; — c’est le chercheur de proie, sans autre loi que son caprice et sa force, le monstre enragé, qu’il faut étouffer bien vite, au nom de ses propres principes, — sous peine de lui laisser détruire l’antique héritage de l’humanité qui pense, qui sent et qui aime !

Nous errons sur un bateau perdu, au milieu des océans mornes, sous le ciel noir de la science. Soyons-nous à nous-mêmes des dieux plus bienfaisants que ceux des religions. Ceux-là, les philosophes les ont détruits, sans doute par amour de la justice, mais peut-être inconsidérément, — car, disait souvent Paul à Albert, si Dieu était la forme la plus concrète, la plus vivante, la plus facile à populariser, à faire aimer, — de l’idéal et de la morale nécessaires.

Les deux amis croyaient qu’on peut baser une morale divinement humaine sur la seule charité. Seulement Paul était persuadé que cette morale, toute abstraite, sans incarnation ni sanction, ne serait jamais qu’une conception d’esprits cultivés, intransmissible à l’âme élémentaire des masses. Bref, il regrettait Dieu, — tandis qu’Albert, plein de quiétude, trouvait que de bonnes lois suffisent à régir un peuple civilisé, et que les éclairs du Sinaï n’ajoutent rien à l’autorité de la justice.

Si surprenant que cela puisse paraître à bien des gens, ces sortes d’idées n’étaient pas pour eux de simples motifs à bavardages. Leur vie, à toute heure, était influencée par leurs convictions, et il ne se passait guère de jour où ils ne fissent quelque effort pour être meilleurs, plus équitables. Il y a, comme cela, dans des coins de France et du monde, sur des bateaux errants en mer, dans des châteaux et dans des masures, quelques êtres attardés qui réalisent par leurs actes, de personnelles, d’idéales conceptions de bonté, de justice…

Est-ce à dire que les deux amis fussent des saints ? Loin de là, puisqu’on semble exiger de ceux à qui on décerne les honneurs de la sainteté, de surhumaines vertus, et que, pour les catholiques, l’idée de pureté est presque liée à celle d’ascétisme.

Non, ils vivaient de la vie commune. Ils n’étaient pas sans passions, ni certes, sans péchés. Ils étaient faibles, étant des hommes. Ils étaient égoïstes souvent, jaloux à l’occasion ; ils éprouvaient parfois des mouvements de rage ou d’envie, de sourdes révoltes de la bête brute, car c’est dans un animal que s’élaborent tous les nobles désirs de l’esprit, — dont la moindre conquête exige un rude effort.

Mais tout le chaos des mauvais sentiments fatals était dominé en eux par la possibilité toujours présente de se dépasser eux-mêmes, dans un moment donné, — d’être meilleurs qu’eux-mêmes durant cette minute qui suffit à faire un héros, qui est le temps de créer, la minute infinie de l’amour.

Ainsi, ils avaient, malgré leurs nobles pensées, malgré leurs aspirations hautes et leur ferme conception de l’idéal, quelques erreurs à regretter : leur idéal en était-il moins respectable ? Non, certes ! Rien n’est absurde, rien n’est malfaisant comme de refuser à un coupable le droit d’affirmer la beauté du bien ! Celui-là au contraire qui connaît l’âpreté des chemins du mal, n’est-il pas le mieux venu à recommander le choix des autres, surtout si, franchement, il avoue ses raisons ?

Les deux amis avaient donc à leur passif plus d’une faute et ne conseillaient à personne de les imiter ; fautes d’amour, bien entendu. Non pas tant Albert, qui n’avait guère connu pour maîtresses que de petites sauvages en lointains pays… Mais Paul, en pays civilisé, n’avait eu le choix, n’étant point marié, qu’entre de précaires amours qui, toutes également, avaient blessé sa délicatesse affinée, son sentiment du juste et du beau. Et ses meilleurs souvenirs n’allaient pas sans quelques remords.

Il avait, en résumé, contre la femme qui n’est pas la Mère ou l’Épouse, non seulement les répugnances persistantes d’un catholique émancipé tardivement — et qui a gardé, au fond, sa manière religieuse de juger le péché ; non seulement les répugnances d’un simple honnête homme pour tout ce qui n’est pas avouable et avoué, mais encore une sorte de haine particulière et violente… N’était-ce pas cette race mystérieusement maligne, sataniquement trompeuse, qui avait fait la honte de son père, et le malheur de sa mère adorée ?

A être demeuré longtemps dans une solitude presque complète auprès de cette mère en deuil d’un mari vivant, à toute minute soucieuse de préserver son fils des moindres dangers du dehors, Paul était resté longtemps enfant, et il avait gardé les expressions passionnées d’une tendresse qui veut être consolante. Mais aussi, — précocement réfléchi, — avec le désir douloureux de ne jamais ressembler à celui qui aurait dû être son modèle vénéré, il avait conçu de la femme l’opinion que la Bible légitime en ces termes : « La femme est amère comme la mort ; ses cheveux sont des liens et ses mains sont des chaînes. »

La femme, c’était le serpent. Il l’évita, et il songeait, le cas échéant, à lui écraser la tête. Il la connut tard, bien après avoir perdu, par la lecture des philosophes, la foi de son enfance. Le jour où il se vit trompé par l’une d’elles, il ne fut pas surpris, ni trop malheureux : il se réjouit d’être délivré, plus qu’il ne s’affligea d’être trahi.

Albert, lui, parlait plus rondement de tout ce qui a trait à l’éternel sujet. Il appelait le remords une perte de temps et affirmait qu’on a plus tôt fait d’agir mieux que de regretter d’avoir mal agi. Il prétendait que si on a conduit une femme à l’oubli de ses devoirs on n’a plus le droit de la condamner, tandis que, tout en se blâmant lui-même, Paul, en pareille occasion, n’accordait à la femme que son mépris, attristé mais entier. Albert d’ailleurs avait une tendance naturelle à prendre toutes choses du bon côté, à interpréter avec bienveillance les actes douteux. Il n’était pas facilement soupçonneux, nullement méfiant. Il n’avait été pris dans aucune aventure compliquée, dans aucune intrigue, et s’étonnait ingénument de celles que lui contait son ami. Au fond il avait la naïveté des savants pour qui tout est théorie et que la vie n’a pas instruits à leurs dépens.

Paul au contraire, malgré ses résistances théoriques, s’était trouvé à plusieurs reprises enlacé par de dangereuses coquettes. Mais, armé de méfiance comme il l’était par le souvenir du malheur de son père, il avait voulu et su les voir toutes à visage découvert. Une d’elles avait été si agréablement surprise d’être démasquée, elle en avait conçu une si vive admiration pour l’esprit de Paul, qu’elle lui avait livré gaîment tous les secrets de sa vie. Il avait tiré de là le plus clair de son expérience. Il avait reconnu, avec cette Ariane, les moindres petits chemins contournés où un esprit de femme rusée s’amuse à perdre un mari et un ou plusieurs amants… Le danger de posséder cette sorte d’expérience apprise, méditée et approfondie, c’est qu’on se sent porté à appliquer à toute la race des femmes la mesure qui doit, en bonne justice, ne s’appliquer qu’à une seule catégorie. C’était du moins l’avis d’Albert, qui, à tout instant criait à Paul : Casse-cou !

D’ailleurs, Paul ne tombait généralement pas dans cette erreur d’étendre sur toutes, sans examen, le scepticisme qui lui avait été inspiré par ses propres mésaventures ni la méfiance qui lui était conseillée par le souvenir toujours présent des mésaventures paternelles. Il croyait qu’il y a, bien distinctes, deux sortes de femmes : celle des Épouses, des Mères, des Sœurs — et la race des Autres. C’était, en effet, pour lui comme deux races, si essentiellement différentes qu’elles ne peuvent se mêler entre elles. Il admettait des valeurs personnelles diverses dans un camp comme dans l’autre, — mais c’était bien deux camps séparés par un infranchissable fossé.

Sur ce point encore, il ne raisonnait pas. Il croyait cela passionnément, comme autrefois il avait cru aux choses que lui affirmait l’abbé, — et Albert avait fort à faire pour combattre ses entêtements là-dessus.

Paul concluait toujours ainsi : « Laisse-moi mes idées : elles me sauvent… Je ne veux pas faire courir à ma mère le risque d’avoir pour belle-fille une de ces femmes qui sont faites pour rester parmi les autres !… »

Paul, une fois, avait cru rencontrer la Fiancée, Son cœur avait battu vite. Il s’était trouvé malheureusement que celle-là aimait ailleurs…

Depuis, il ne cherchait plus, se disant que sa mère, vieillissante et malade, avait besoin de lui, de la tendresse sûre de ses enfants, et que se marier, c’était faire courir à cette mère chérie une trop grande chance de malheur…

Or, depuis quelque temps, gagné de plus en plus à la cause de l’indulgence et de la pitié quand même, il s’était mis à blâmer sévèrement son habituelle tendance à douter de la plupart des femmes. Il se méfiait de ses méfiances. Dans son honnêteté philosophique, avide de progrès, il craignait de former des jugements téméraires, de tourner au pessimiste aigri, et enfin, par-dessus le marché, de passer sottement à côté du bonheur. Il s’inquiétait donc de son scepticisme invétéré à l’endroit des femmes, et, réagissant avec énergie, il accordait parfois d’aveugles confiances à celles-là mêmes dont il avait pensé le plus de mal. En ceci encore, il était compliqué, mais avec simplicité : nettement double.

Mademoiselle Déperrier n’éveilla pas chez lui une ombre d’inquiétude. Il la vit, et elle le charma. Il tendit son cœur vers elle, naturellement, comme le voyageur du désert, altéré, court vers l’eau qui semble pure sous un reflet de ciel…

Il la vit et il l’aima.

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