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Fleur d'Abîme

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VIII

Quand elle relut la lettre qu’elle adressait à Léon, elle la trouva si folle qu’elle voulut d’abord la détruire. Léon, exaspéré, n’avait qu’à l’envoyer au comte d’Aiguebelle, cette lettre, et tout l’avenir préparé s’écroulerait dans la honte !

Elle songea longtemps à cette fin possible d’un rêve pourtant si cher ! Et tout à coup, une réaction violente se fit en elle. Pourquoi donc pas ? Était-elle si sûre de son bonheur, avec ce provincial ? Elle le sentait si bien d’une autre race ! Ils ne s’entendraient jamais. A quels drames compliqués marchait-elle ? Les drames compliqués, ça serait tolérable encore, mais si tout son grand effort d’ambition allait aboutir à une vie d’ennui, dans le château des d’Aiguebelle, sous la tyrannie d’un maître plus fort qu’elle ? Car on ne sait jamais : un homme qui a l’air d’un doux peut, au fond, n’être qu’un brutal.

Alors, une pensée baroque lui vint. Elle allait expédier cette lettre. Un amoureux est capable de tout. Léon l’enverrait peut-être au comte. Elle remettait ainsi tout en cause une dernière fois. Elle jouait son avenir à pile ou face, — presque convaincue, d’ailleurs, que Léon garderait la lettre pour lui, car il avait « même de l’honneur », à cause de l’uniforme. Cependant, « fallait voir ! » Et avec un sourire, elle cacheta la lettre.

Cela fait, elle éprouva un plaisir âpre à l’idée d’être dénoncée par celui qu’elle préférait entre tous les hommes. Elle souhaitait presque maintenant cette indélicate preuve d’amour. Elle pensait qu’en amour, toutes les lâchetés sont excusables, et peuvent même être des crâneries…

Elle fit partir la lettre. C’était, sous forme de défi à la destinée, le dernier effort, étrange, de la sincérité expirante.

Bah ! ça n’aboutirait pas ! La lettre était trop raide. Elle était immontrable. Léon n’oserait jamais !

S’il osait pourtant ?

Et son imagination allumée lui présentait la scène d’explication. Elle l’attaquait d’autorité, comme disait Théramène, et, dans une attitude d’héroïne, elle répondait à des insultes passionnées par une tirade : « Eh bien ! oui, comte ! oui, c’est lui que j’aime ! Le destin m’a trahie : peut-être l’ai-je souhaité ! On vous a livré une lettre que j’avais écrite sachant bien que je m’exposais à la retrouver entre vos mains. Eh bien ! oui, je vous déteste ! J’enviais, sans oser la réaliser, cette sincérité des faits, qui remet tout en place. Gardez votre nom et votre fortune ; je n’en veux pas ! Je ne peux être des vôtres… Laissez-moi ma liberté bohème… J’aime mieux ça ! »

Et machinalement, elle fredonnait : — Tarara boom de ay !

Pauvre cervelle détraquée ! Pauvre être, qui s’était fait une éducation et une philosophie avec les déclamations du roman, du théâtre, et les comptes rendus de cours d’assises ! Ah ! elle était loin de cette simplicité de cœur que la malheureuse comtesse d’Aiguebelle rêvait pour la femme de son cher Paul !

Rita attendit trois semaines la réponse de Léon, l’événement, la rupture éclatante, odieuse, — avec l’angoisse d’un soldat qui, décidé à se faire sauter, a allumé la mèche… La mèche était éteinte. Léon Terral se taisait parce que, gonflé de rage, il ne voulait pourtant rien écrire qui pût détourner Rita de la voie qu’elle avait prise. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui faire perdre fortune, situation, avenir. Il avait brûlé tout de suite la dangereuse lettre.

… Et s’il en eût abusé, sans doute elle ne lui eût jamais pardonné cette infamie !… Elle en convenait avec elle-même !

Le plus court chemin d’un point à un autre c’est la ligne droite. Le mal est toujours très compliqué. Ce qui est embrouillé est déjà mauvais.

Quand elle apprit que Léon avait brûlé son aimable lettre, ce fut avec une sorte de tristesse qu’elle reprit la suite ferme de ses projets de mariage et pour ainsi dire de captation contre les d’Aiguebelle. Elle en éprouva tout au moins une sorte d’ennui, comme d’une chose déjà usée et vraiment trop facile. C’est pourtant bien cela qu’il fallait faire. Elle allait trouver dans ce mariage tous les moyens de jouir de la vie, laquelle, comme chacun sait aujourd’hui, ne comporte ni effort moral, ni liberté, ni responsabilité. Les jouissances matérielles ont seules du prix, et elle allait les savourer toutes comme elle l’entendrait.

D’où vient donc qu’elle était mécontente d’elle-même ?

Ne se sentait-elle pas assurée, désormais, contre la mauvaise chance, et cela comme malgré elle ? Oui, et il lui sembla bientôt, à la manière des joueurs, qu’elle venait de recevoir une indication précise de la Fortune, sur la ligne à suivre. Elle avait tenté la destinée. La destinée avait répondu. Elle obéirait, soit !

Elle ne tarda pas à redevenir contente, dès qu’elle fut ressaisie par cet entraînement du joueur qui veut gagner, du lutteur qui veut vaincre.

Quelque temps après, la comtesse lui annonçait que tout le monde désirait sa présence à Aiguebelle. Elle avait assez prié, assez pleuré dans ce couvent. Il était du devoir de ceux qui l’aimaient de l’arracher à cette douleur, à cette solitude. On la recevrait au château comme une amie de longtemps, comme une parente. Elle aurait pour compagne la joyeuse et bonne petite Annette ; et le mariage se ferait, si elle voulait bien y consentir, avant l’expiration de son deuil. La comtesse se disait vieille, plus vieille que son âge. Elle était de santé fragile, et c’est elle qui désirait le plus que les choses fussent précipitées… Elle la priait instamment de ne s’y point opposer.

Marie ne pouvait que se rendre à toutes ces sollicitations. Elle ne pouvait contrarier le désir de la chère dame. Toutefois elle écrivit qu’il lui fallait un peu de temps encore. Son chagrin était si vif, si profond, toujours si présent ! Elle voulait apporter, dans la grave maison de la comtesse, un sourire au moins, sinon la gaîté…

La comtesse d’Aiguebelle fut charmée du ton de cette réponse. Elle répondit à son tour, insistant de nouveau pour que Mlle Déperrier leur arrivât bien vite. Marie parut se résigner difficilement. Elle n’arriva aux Bormettes que deux mois plus tard. C’est tout ce qu’elle put faire pour irriter l’espérance de son futur, qui, depuis une semaine, habitait son cottage du bord de la mer… Là, de la fenêtre de sa chambre, il pouvait voir les fenêtres du château d’Aiguebelle, et déjà il avait passé des heures à contempler, au clair de la lune ou au soleil levant, le balcon où bientôt il verrait s’accouder, blanche apparition, la bien-aimée choisie entre toutes les femmes…


Ave Maria ! Fœderis arca… Ora pro nobis !

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