Fleur d'Abîme
III
Tous les matins, quand le temps était favorable, ils partaient, Albert et Marie, pour la promenade à cheval.
Sûr d’Albert comme de lui-même, le comte Paul ne voyait rien de dangereux à ces assiduités. Qu’Albert eût, le premier, aimé Marie, il l’ignorait ; qu’Albert pût se mettre à aimer Marie, il n’y songea même pas. Sceptique à l’égard des femmes, Paul avait en l’amitié une foi absolue qui l’aveuglait. Pas plus qu’il ne se fût senti capable de devenir le séducteur de Pauline, de la sœur d’Albert, pas plus il n’admettait qu’Albert pût aimer sa femme !… « S’il se croyait en péril — je le connais — il ne viendrait plus chez moi. » Il avait raison de ne pas douter des volontés, de la probité de son ami ; il aurait dû se méfier de l’inconnu, du hasard, et prévoir l’inadmissible, l’impossible.
Loin de là, dans son ardent philosophisme, presque mystique, dans son idéalisme d’allure religieuse, ce croyant athée imagina que les conversations d’Albert ne pouvaient qu’être bonnes à l’âme désemparée de Marie… « Si quelqu’un peut la ramener, la sauver, c’est celui-ci, aucun autre… Ce n’est pas l’abbé, ce n’est pas moi, oui, c’est Albert peut-être. »
Ceci l’amena au projet de confier à Albert tout son malheur, de lui dévoiler l’âme de Rita, — mais il ajourna de le faire, dans cette pensée : « Laissons-le voir un peu par lui-même. Dans quelque temps, il aura pu deviner, de son côté, l’âme de cette malheureuse ; il aura, sans s’en douter, contrôlé mon jugement, et j’apporterai son verdict à ce cher abbé, comme une preuve définitive. »
Ainsi, il se trompait grossièrement, faute de connaître un point ; mais toute sa perspicacité ne pouvait lui faire supposer qu’Albert eût, avant lui ou en même temps que lui, aimé Marie Déperrier.
… Qu’elle eût pu raconter à Albert leur odieuse nuit de noces, voilà qui ne lui vint pas à l’esprit ! En supposant qu’elle le fît, Albert, averti, s’alarmerait avant tout pour Paul, viendrait lui demander des explications, et il serait temps alors de tout dire à cet ami unique.
Tout dire à Albert ? Il délibérait chaque jour s’il le ferait le lendemain. Il s’était donné de bonnes raisons pour ne pas le faire tout de suite. Il ne se sentait pas entraîné encore à cette confidence. Sa conversation avec l’abbé lui avait révélé à lui-même la profondeur de son mal. S’il n’eût pas gardé pour Marie un sentiment passionné, sans doute il eût, depuis longtemps, parlé. Mais l’aveu de cet intime combat entre les désirs et les mépris qu’elle lui inspirait, lui eût semblé impudique. Le mal était trop présent. Le secret de l’alcôve, il le gardait même vis-à-vis de cet autre lui-même, avec une retenue où entraient une sorte de pudeur physique et une espèce de jalousie.
Du reste, lorsque Albert était en tiers entre elle et lui, rien n’éveillait l’inquiétude de Paul. Marie était impassible.
Albert, innocent d’intention, avait avec Paul la même aisance amicale, lui disait les mêmes choses qu’à l’ordinaire. Il attendait que Marie lui permît de parler à Paul. Il redemanda enfin cette permission…
— Ne hâtez rien, c’est si délicat, lui répondit-elle. Attendez une occasion.
Hélas ! tout au fond de lui, s’il eût regardé en homme expérimenté, Albert eût trouvé une joie involontaire du malentendu qui séparait si absolument cette femme de son mari. On l’eût étonné et indigné en lui apprenant qu’il ne désirait point la paix de ce ménage : la jeune femme était bien plus à lui qu’à son mari lui-même. Il avait, lui, Albert, ses confidences, sa douleur, son âme — ce qu’il croyait être son vrai « moi ». Il ne se le disait pas. Il ne s’analysait point. Il s’abandonnait au flot de la vie. Il n’aurait pas voulu convenir de ces sentiments de fond qui dorment ignorés de l’homme jusqu’au jour où une circonstance, un mot les éveille et les déchaîne en passion.
Cependant, à mesure que se firent plus fréquentes les visites d’Albert à Marie, Paul sentit le besoin de montrer à sa femme qu’il veillait sur elle.
Il entra chez elle un matin en disant avec un peu de brusquerie : — J’ai à vous parler.
Elle s’assit, d’un air docile.
— Savez-vous, dit-il, comment je comprends l’amitié, depuis surtout que je n’ai plus l’amour ? J’ai mes raisons pour vous l’expliquer… L’amitié c’est la partie divine de l’amour. La passion qu’on a pour une femme est peu de chose si elle n’est que le désir. Quand la tendresse vient s’y mêler, passion et tendresse, à elles deux, font le grand amour, le vrai, qui est rare. L’affection que l’on a pour un homme, jointe à l’estime, cela fait l’amitié, qui peut devenir aussi une passion, une passion noble, comme l’amour filial ou maternel… Comprenez-vous ce langage-là, — qui n’est certainement pas le vôtre ?
Elle voyait très bien où il voulait en venir et se réjouissait d’avoir pris ses précautions, d’avoir prévu et prévenu les confidences qu’il pourrait faire à son « cher ami ».
Rageusement orgueilleuse, elle songea :
« Tu verras ce que j’en ferai, de ton amitié, s’il me plaît d’inspirer l’amour ! »
Il reprit :
— L’ami qui a été pour moi comme un frère dès l’enfance, Albert de Barjols…
— Vous n’en avez pas d’autre ! fit-elle comme pour l’accuser de ne pas savoir se faire aimer.
— Parce qu’il n’existe pas deux hommes comme lui parmi ceux que je connais, répliqua Paul… Or donc cet homme-là, ce frère, vient ici presque tous les jours depuis quelque temps…
Elle devint attentive.
Il acheva avec une ironie poignante :
— C’est un héros… Un héros, cela séduit… les héroïnes ! Eh bien !… n’y touchez pas ! — Est-ce compris ?
Et d’une voix sourde :
— Je ne veux pas qu’il ait à souffrir jamais ce que j’ai, moi, souffert par vous… Croyez bien que je n’ai pas d’autre raison, pour vous interdire… celui-là !
Elle songeait : « Je finirai bien par avoir mon tour ! » Et elle dit tranquillement, avec une douceur hypocrite :
— Paul, vous avez tort, croyez-moi, de prendre ce ton injurieux, chaque fois que vous daignez m’adresser la parole… Si vous me croyez un être déchu, comptez-vous me relever ainsi ? Vous parlez souvent de bonté, de pitié… Ah ! les belles choses en théorie ! L’application, paraît-il, est difficile. Enfin, j’espère tout du temps, pour vous ramener à des sentiments plus calmes, à plus de justice envers moi.
Il pensa qu’elle avait raison en lui reprochant l’ironie. Il la lacérait à chaque mot, d’ordinaire. Comme il l’avait dit à l’abbé, c’est sa passion de désir qui le rendait méchant pour elle, lui, si bon naturellement. Et afin de la lui cacher, cette passion toujours grondante :
— Je crois qu’en effet j’ai tort, dit-il. Je tâcherai de mieux faire. Je vous plains sincèrement. C’est mal à moi de vous torturer. Cela n’est pas nécessaire et cela peut être nuisible. J’espère qu’à l’avenir vous me trouverez plus calme.
Déroutée, elle crut qu’il était près de lui revenir. Ce brusque retour de Paul à la douceur la trompa. Elle se leva, courut à lui, et d’un ton noble, assez fier, avec une nuance de féminine et douce soumission, — bien droite devant lui, son œil bleu sincère sur ses yeux sombres, elle dit :
— Je vous jure, Paul, qu’à présent je vous aime, comme je vous respecte.
Il maintint son regard sur le sien et, gardant un ton paisible, poli, qui contrastait avec le tranchant d’acier des paroles :
— Je vous jure, dit-il, — que je n’en sais rien.
Quand il fut sorti : « Je crois bien que je ne l’aurai jamais, celui-là ! songea-t-elle. Eh bien ! en ce cas, tant pis pour lui : il y perdra son ami… »
Et, tout haut, elle ajouta ces quatre mots, d’allure triviale, qui substituaient l’idée d’affaire à toute idée de passion : « Autant l’un que l’autre ! » Puis en elle-même : « Je crois que j’aime mieux l’autre… Mais quels types que tous ces gens-là ! »
Ainsi, Paul se croyait gardé d’un côté, par la probité de son ami ; d’un autre côté, par l’avertissement qu’il avait donné à Marie. Et cela, pensait-il, lui permettrait d’attendre une occasion, une minute d’entraînement pour tout dire à Albert, l’appeler même au secours, lui demander des consolations.
Grâce à ces dispositions d’esprit, Albert et Marie purent se voir sans contrainte. Elle observait en cet homme les progrès de la passion. Elle le savait à elle. Un jour qu’il ouvrit devant elle son portefeuille, une fleur séchée, une rose, s’en échappa.
— Un souvenir d’amour ? interrogea-t-elle…
— Non ! dit-il, avec une vivacité extrême.
Elle sourit, joyeuse.
— Un souvenir de votre notaire, alors ? fit-elle en riant… Oh ! oh ! vous êtes discret.
Il cacha vivement la fleur jaunie, dans un repli du portefeuille et ne dit plus rien.
Elle savait plus que jamais à quoi s’en tenir.
Lui, Albert, continuait à ne voir aucun danger possible à ces entrevues fréquentes. Il goûtait la joie mystérieuse d’être près d’elle sans y rien trouver de coupable, puisqu’elle ignorait, croyait-il, ses sentiments. Il faisait œuvre de pitié, en attendant le jour où Paul reviendrait à sa femme. Il l’empêchait d’être trop seule, trop livrée à elle-même, de désespérer. Il la gardait à son mari, pour le jour prochain où Paul reconnaîtrait ses torts, sa folie. C’était la continuation logique d’un vrai dévouement. Après la lui avoir donnée par un sacrifice, il la lui conservait par un autre sacrifice. Oh ! très doux, celui-ci.
Et lentement s’insinuait en lui, par l’habitude de la voir tous les jours, le besoin de la voir encore. Maintenant, à son insu, il croyait avoir droit à cette joie quotidienne… Rien ne lui ôterait plus ce triste bonheur accoutumé. Oh ! il n’était plus question de départ. Il la voyait, l’écoutait, la frôlait, — et il était heureux comme ça.
La mère de Paul ne cessait de se tourmenter, d’appeler l’abbé au secours, de l’interroger sans obtenir d’autre réponse du digne prêtre que le pieux mensonge auquel Paul l’avait contraint :
— Mais non ! mais non ! je vous assure. Il n’y a rien d’alarmant.
L’abbé cherchait ce qu’il y avait à faire dans l’intérêt de tous, et ne trouvait pas. Il revoyait la jeune comtesse de temps en temps, l’observait avec attention, ne démêlait pas en elle, — qui était sur ses gardes, — l’esprit de mal dont lui avait parlé Paul avec une exaltation si maladive, et il suppliait son jeune ami de mieux juger, de reviser le procès de la malheureuse femme… « A tout péché miséricorde. »
Tout demeura inutile. Ancré dans son soupçon, surtout dans sa méfiance de lui-même, dans sa terreur d’être la dupe de cette femme, de se laisser entraîner par elle et pour elle à une vie de passion physique où il oublierait toute la gloire de son passé moral, où il perdrait la force de vivre pour autre chose, le comte Paul maintenait fermement l’attitude qu’il avait prise vis-à-vis de Rita. Pourvu que sa mère ne pût connaître le fond des choses, il était encore assez heureux. Il laissa l’abbé mentir pieusement à sa place. Il ne parla pas à sa mère.
Un jour enfin, elle lui dit :
— Vous semblez soucieux, mon fils. Qu’y a-t-il ? Rien de grave, j’espère, dans votre vie ?
Il voulut couper court à toute inquisition, et baisant la main de sa mère :
— L’abbé m’avait dit vos inquiétudes, ma mère. Je ne vous en parlais pas, moi, espérant, comme il me l’a affirmé ensuite, que vous étiez rassurée, tout à fait rassurée… Non, ma mère, je n’ai rien, que le souci de mes pauvres, de mes malades ; mais c’est bien quelque chose. Savoir et voir qu’il y a par le monde tant de malheureux, tant de douloureux qu’on ne peut pas soulager, voilà ma douleur, mon malheur à moi. Ma conscience, trop subtile peut-être, se reproche les bonheurs de ma vie. Voilà ce qui me donne souvent l’air soucieux. Mais si vous ajoutez à mes troubles le tourment de vous savoir inquiète à mon sujet, alors, je serai vraiment un malheureux — car vous êtes la seule chose que j’aime en paix.
En parlant ainsi, il ne disait pas tout, mais il ne mentait pas.
Il avait touché juste. La crainte d’ajouter aux peines de son fils la rendit circonspecte, muette pour toujours, — mais, au-dedans d’elle-même, elle se torturait ; elle avait mille visions.
Fidèle à sa promesse, elle se faisait petite, demeurait, avec Annette, dans ses appartements, ou sortait en voiture, et passait la journée chez Madame de Barjols. Les deux dames et les deux jeunes filles vivaient positivement ensemble.
Pauline consolait toujours Annette des froideurs d’Albert. Elle avait fort à faire. Il était toujours pressé. Le matin, il sortait à cheval ; l’après-midi, il allait chez Marie, presque tous les jours, causer ou lire avec elle, en réalité goûter le bonheur d’être près d’elle. Il lui lisait des vers, de la prose, et il y avait toujours quelque phrase qui parlait d’amour, de silence éloquent, de trouble muet. Il ne s’avouait pas qu’elle pouvait y voir l’expression de ses sentiments à lui — mais déjà il se plaisait à l’aimer derrière l’obstacle, à avoir conscience du plaisir qu’il prenait à savourer son inutile amour.
Chez lui, où il ne restait plus beaucoup, on le voyait rêver, absent de lui-même. Il était toujours pressé, facilement de mauvaise humeur. Il finissait, insensiblement, par regarder sa propre maison comme le lieu où il devait demeurer le moins, un endroit de passage. Lui qui adorait sa mère, il éprouvait maintenant des impatiences physiques dès qu’il était assis près d’elle, un besoin de marcher, d’être debout. C’est que, debout, il se faisait l’effet d’être plus près du départ, en route pour la rue Saint-Dominique, — qui était, heureusement, toute voisine. Quand il s’agitait ainsi, sa mère disait en souriant : « C’est apparemment l’habitude de faire le tour du monde. Tu trouves la maison étroite : c’est bien naturel. La jeunesse et la santé ont besoin d’espace. Allons, va, mon enfant. Moi, pourvu que je te sente content, — je suis heureuse. Je n’ai pas besoin de te voir avec mes yeux. »
Elle mentait, celle-là aussi. Le voir de ses yeux, c’était le grand bonheur… Elle n’avait plus beaucoup de temps à le voir, songeait-elle. La mer le lui reprendrait bientôt. La retrouverait-il à son retour ?
Elle chassait ces idées noires, et tendrement, lui répétait : « Va ! va-t’en vite. »
Alors, il sortait ; et, si Annette était là, c’est Annette qui paraissait la plus triste. Elle se rapprochait toujours davantage de la paralytique, la petite Annette, lui faisait la lecture, quand Pauline était fatiguée, se faisait aimer de la mère de celui qu’elle aimait… « C’est toujours ça ! » pensait-elle.
Ainsi coulèrent plusieurs semaines. Et au bout de deux mois, comme Paul songeait à ouvrir son cœur à Albert, Pauline se décida à parler à Paul pour s’en faire un allié en faveur d’Annette. C’était chez les de Barjols, dans un instant où elle le trouva seul au salon. Elle raconta les sentiments de sa petite amie, supplia Paul de parler à Albert, et termina par ces mots :
— Ne faisons pas encore une malheureuse.
Paul leva les yeux sur elle, et il allait demander : « A quelle autre malheureuse faites-vous allusion ?… » quand elle se troubla, rougit, puis, furieuse d’avoir rougi, sentit des larmes lui monter aux yeux, et enfin, effrayée de se trahir ainsi, perdit contenance…
Ce fut assez. — Paul avait compris !
— Ma chère Pauline, dit-il, comptez sur moi pour essayer de faire le bonheur d’Annette et celui d’Albert. Il y a en effet assez de malheureux par le monde.
Ils se serrèrent la main, comme deux hommes.