Fleur d'Abîme
III
Le comte Paul se demanda s’il ne retournerait pas en Provence, maintenant qu’il n’avait plus à éviter la présence de sa pauvre mère. Cette décision lui parut devoir être ajournée.
Avant tout, il fallait songer à se séparer d’Annette, à éloigner cette enfant sans mère du voisinage de sa femme. La vie à deux, là-bas, lui serait un peu dure, en tête à tête avec cette femme abhorrée aujourd’hui, en deuil de la mère qu’elle avait tuée ! Mais surtout il ne croyait pas possible — et pour cause, — la guérison d’Albert par l’absence. Il fallait rester à Paris, c’est-à-dire sur le terrain de Rita, sur le lieu de ses anciennes relations. Là seulement un incident pouvait, d’un moment à l’autre, fournir il ne savait quelles preuves décisives qui la rendraient méprisable à son pauvre ami, à celui qui, depuis la recommandation suprême de sa mère, lui semblait être le fiancé d’Annette.
Il attendait, il épiait ; — il surveillait étroitement sa femme, sans trop en avoir l’air, et, tout en courant à ses occupations, il ne la perdait pas de vue.
« Contre ça, tout est bon ! » avait dit sa mère mourante.
Ce mot l’encourageait à avoir des surveillances qui lui eussent répugné jadis. S’il rencontrait, par exemple, Baptiste ou Catherine, ses vieux domestiques, ou son valet de chambre portant des lettres, — il regardait les noms des destinataires, ou les écritures de ceux qui écrivaient à Marie. Il réprimait à grand’peine une envie violente de décacheter une ou deux de ces lettres, qu’on eût dit ensuite avoir égarées. Il put ainsi apprendre qu’elle avait écrit plusieurs fois à Albert et que celui-ci répondait.
Albert ne venait plus. On allait chez lui, car les deux jeunes filles et Madame de Barjols ne devaient pas croire à un refroidissement d’amitié dont elles auraient cherché les motifs. Persuadé d’ailleurs qu’Albert était en proie à une de ces passions qui ne pardonnent pas, qui ne cèdent qu’à l’éclat d’une trahison dûment constatée, — Paul préférait ne plus rien tenter, ne rien contrarier avant l’heure où « il y aurait du nouveau ». Il était bien sûr d’une chose : Albert ne faillirait pas tant qu’elle habiterait avec son mari. « Et, songeait-il, par respect pour sa mère et pour sa sœur, Albert hésitera quelque temps avant de l’enlever dans l’intention de me forcer au divorce et de l’épouser ! »
Il était sûr en revanche qu’après un an, après deux ans, il retrouverait le même amour au cœur d’Albert. Le jour où Marie serait libre, Albert oublierait tout et l’épouserait.
C’était bien cela, en effet. Albert se nourrissait en silence de rêves passionnés. Il vivait du souvenir des longues journées passées avec Marie. Le pauvre théoricien ne raisonnait plus ! Le positiviste était dompté par la force impondérable. L’objectif et le subjectif s’embrouillaient pour lui. Il attendait, fiévreux, les soirs, devenus rares, où enfin, par politique vis-à-vis des sœurs et de la mère, Paul arrivait, amenant Marie et Annette.
Annette, presque tous les jours, se faisait accompagner chez Pauline. Pauline venait souvent chez Annette. Paul maintenant n’admettait guère que sa femme vît sa petite sœur ailleurs qu’à table. Il le lui avait dit. Injure nouvelle, sanglante, qui ajouta à tous les ressentiments de Rita.
La petite avait ses leçons. Les professeurs lui prenaient une partie de ses journées. Paul l’emmenait de temps à autre dans les musées — et ce fut, une fois ou deux, avec Pauline, dont la vue lui inspirait maintenant de profonds regrets, de tendres vénérations. Ah ! le brave cœur, pensait-il. Et sa pensée évoquait malgré lui les dernières recommandations de sa mère.
Il s’entretenait souvent avec l’abbé, lui demandait des conseils. — « Je suis heureux d’être encore bon à quelque chose… quoique prêtre », lui disait l’abbé avec un sourire de malice.
Il n’y avait pas deux mois d’écoulés depuis la mort de la comtesse, lorsque, après une de ses conversations avec l’abbé, Paul alla voir dans sa chambre sa chère Annette.
— Je viens te parler sérieusement, ma mignonne. C’est très grave.
Depuis la mort de sa mère, Annette, si finement espiègle autrefois, avait toujours comme un voile de tristesse qui l’embellissait en lui donnant un air de petite femme, mais qui effrayait Paul.
— Elles se mettent à se ressembler, ces deux petites, disait Madame de Barjols.
Eh bien ! il ne voulait pas cela. Il ne voulait pas surtout que leurs destinées à toutes deux devinssent pareilles.
Annette écoutait.
— Il faut avant tout, chère mignonne, que tu saches une chose. C’est que, depuis que notre mère n’est plus là, ma chère sœur Annette est devenue ce que j’aime le plus en ce monde.
Vite, elle dit :
— Même plus que tu n’aimes Albert ?
Il sourit.
— Même plus que je n’aime Albert.
— Ah !
Et elle devint pensive.
C’est bien à cause de ces airs pensifs, sur des mots semblables, qu’il songeait à l’éloigner de sa maison. Il y avait, dans cette maison, une atmosphère d’inconnu, d’attente, d’orage, de soupçons flottants. Il y avait trop de prétextes à questions embarrassantes, de motifs à songeries d’enfant.
— Quoi que je te demande, poursuivit-il, tu es donc bien sûre, n’est-ce pas, que ce sera pour ton bonheur ?
— J’en suis sûre, Paul.
Elle mit dans les mains de son frère sa douce main confiante. Il prit cette main, il prit aussi l’autre. Il les regarda toutes les deux, et songea aux mains de sa mère, pareilles, petites, nerveuses, mais déjà flétries, et toutes tremblantes au moment de sa mort. Dans une indicible émotion, il couvrit de baisers les deux mains de la jeune fille.
Elle le regardait, un peu étonnée, les lui abandonnant dans une pose de divine enfance.
— Je viens de penser, dit-il, que tes deux petites mains ressemblent à celles de maman. Je les reconnaîtrais, tes mains, sans te voir… Oui, ce sont les siennes.
— Ah ! dit-elle, avec deux brillants de larmes au coin des yeux.
— Et, à présent que tu sais combien je t’aime, Nanette, — voici. Il faut me quitter… Oh ! ne t’effraie pas… il faut aller au couvent.
— Si tu le veux, dit-elle, mais j’ai tant besoin de toi… et…
— Et ?
— Et de Pauline !
Il sourit encore.
— C’est pour mieux te la rendre, dit-il. Je ne peux pas t’expliquer… ou plutôt… pourquoi pas ? Vois-tu, je ne sais pas si je réussirai, mais je veux qu’un jour mon cher Albert — puisque tu l’aimes — soit ton mari… Et pour cela, tu dois me quitter quelque temps. Tu n’as plus la protection de ta mère, et tant qu’il n’est pas ton fiancé, il ne doit pas te revoir, précisément parce que tu l’aimes.
— Cependant… Paul…
— Enfin, c’est comme ça… Crois-tu en moi ?
— De tout mon cœur. Comme je croyais à maman.
— Bien. C’est elle, vois-tu, qui te parle en moi. Alors ?…
— Alors…
Elle n’acheva pas et, se suspendant à son cou et pleurant en silence, elle l’embrassa de toutes ses forces.
Le lendemain, elle était au couvent.