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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE VIII

Les Mêmes, LE DUC.

LE DUC.

Je demande pardon, ma mère, à Lamartine.

MARIE-LOUISE.

Franz, bonne promenade ?

LE DUC, descendant. Il est en costume de cheval, la cravache à la main, très élégant, la fleur à la boutonnière, et ne sourit jamais.

— Exquise. Un temps très doux.

(Se tournant vers Thérèse.)

— Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous ?

THÉRÈSE, hésite une seconde à répéter le vers ; puis, regardant le duc avec une émotion profonde.

Courage, enfant déchu d’une race divine,
Tu portes sur ton front ta superbe origine ;
Tout homme en te voyant…

MARIE-LOUISE, sèchement, se levant.

C’est bien. Cela suffit !

L’ARCHIDUCHESSE, aux enfants, leur montrant le duc.

Allez dire bonjour à votre cousin.

(Les enfants se rapprochent du duc qui s’est assis, l’entourent. Une petite fille et un petit garçon grimpent sur ses genoux.)

SCARAMPI, bas, avec colère, à Thérèse.

Fi !

THÉRÈSE.

Quoi donc ?

UNE DAME, regardant le duc.

Comme il est pâle !

UNE AUTRE, de même.

Il n’a pas l’air de vivre !

SCARAMPI, à Thérèse.

Quels passages toujours choisissez-vous ?

THÉRÈSE.

Le livre
S’ouvrait toujours tout seul… jamais je ne voulus…

(Scarampi s’éloigne en haussant les épaules.)

GENTZ, qui a entendu, hochant la tête.

Le livre s’ouvre seul aux feuillets souvent lus !

THÉRÈSE, à part, regardant mélancoliquement le duc.

Des archiducs sur ses genoux !…

L’ARCHIDUCHESSE, au duc, se penchant au dossier de son fauteuil.

Je suis contente
De te voir.— Je suis ton amie.

(Elle lui tend la main.)

LE DUC, lui baisant la main.

Oui, toi, ma tante.

GENTZ, à Thérèse, qui ne quitte pas le prince des yeux.

Comment le trouvez-vous, avec son petit air
De Chérubin qui lit en cachette Werther ?

(Les enfants, autour du duc, admirent l’élégance de leur grand cousin, jouent avec sa chaîne, ses breloques, contemplent sa haute cravate.)

LA PETITE FILLE, qui est sur ses genoux, éblouie.

Tes cols sont toujours beaux !

LE DUC, saluant.

Votre Altesse est bien bonne.

THÉRÈSE, à part, avec un petit sourire douloureux.

Ses cols !…

UN PETIT GARÇON, qui a pris la cravache du prince et en fouette l’air.

Personne n’a des sticks pareils !

LE DUC, gravement.

Personne.

THÉRÈSE, à part, de même.

Ses sticks !…

UN AUTRE PETIT GARÇON, touchant les gants que le duc vient de retirer et de jeter sur une table.

Oh ! et tes gants !…

LE DUC.

Superbes, mon chéri.

LA PETITE FILLE, le doigt sur l’étoffe de son gilet.

C’est en quoi, ton gilet ?

LE DUC.

C’est en Pondichéry.

THÉRÈSE, prise d’une envie de pleurer.

Oh !

L’ARCHIDUCHESSE, caressant du bout des doigts la rose qui fleurit la redingote du prince.

Tu portes ta fleur à la mode dernière !

LE DUC, se levant, avec une frivolité amère et forcée.

Vous remarquez ? Dans la troisième boutonnière !

(A ce moment, Thérèse éclate en sanglots.)

DES DAMES, autour d’elle.

Hein ? — Qu’a-t-elle ?

THÉRÈSE.

Pardon !… je ne sais pas… c’est fou !
Seule ici… loin des miens… brusquement…

MARIE-LOUISE, qui s’est approchée, avec un attendrissement bruyant.

Pauvre chou !

THÉRÈSE.

Mon cœur s’est si longtemps contenu…

MARIE-LOUISE, l’embrassant.

Qu’il s’épanche !

LE DUC, qui a fait quelques pas, sans avoir l’air de remarquer ces larmes, s’arrête, poussant du pied quelque chose sur le tapis.

Tiens ! qu’est-ce que j’écrase ? — Une cocarde blanche ?

(Il se penche et la ramasse.)

METTERNICH, s’avançant avec embarras.

Heu !…

LE DUC, cherche un instant des yeux et voyant l’attaché français.

Ce doit être à vous, Monsieur !— Votre chapeau ?

(L’attaché lui montre son chapeau. Le duc aperçoit la cocarde tricolore.)

Ah !

(A Metternich.)

Je ne savais pas. Mais alors… le drapeau ?

METTERNICH.

Altesse…

LE DUC.

Il l’est aussi ?

METTERNICH.

Oui… c’est sans importance…

LE DUC, flegmatiquement.

Aucune.

METTERNICH.

Question de couleur…

LE DUC.

De nuance.

(Il a pris le chapeau de l’attaché, et, sur le feutre noir, rapproche les deux cocardes ; il les compare, en artiste, éloignant le chapeau, la tête penchée…)

Je crois — voyez vous-même, hein ? en clignant les yeux —
Que c’est décidément…

(Il montre la tricolore.)

celle-ci qui fait mieux.

(Il jette la blanche, et passe nonchalamment.— Sa mère le prend sous le bras et le mène devant les boîtes de papillons que le docteur, rentré depuis un instant, vient d’étaler sur la grande table.)

LE DUC.

Des papillons ?

MARIE-LOUISE, cherchant à l’intéresser.

C’est ce grand noir que tu préfères ?

LE DUC.

Il est gentil.

LE DOCTEUR.

Il naît sur les ombellifères !

LE DUC.

Il me regarde avec ses ailes.

LE DOCTEUR, souriant.

Tous ces yeux ?
Nous appelons cela des lunules.

LE DUC.

Tant mieux.

LE DOCTEUR.

Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue ?

LE DUC.

Non.

LE DOCTEUR.

Que regardez-vous ?

LE DUC.

L’épingle qui le tue.

(Il s’éloigne.)

LE DOCTEUR, désespéré, à Marie-Louise.

Tout l’ennuie !

MARIE-LOUISE, à Scarampi.

Attendons… je compte sur l’effet…

SCARAMPI, mystérieusement.

Oui, de notre surprise.

GENTZ, qui s’est approché du duc, lui présentant une bonbonnière.

Un bonbon ?

LE DUC, prenant un bonbon et le goûtant.

Oh ! parfait !
Un goût tout à la fois de poire et de verveine.
Et puis… attendez… de…

GENTZ.

Non, ce n’est pas la peine.

LE DUC.

Pas la peine de quoi ?

GENTZ.

D’avoir l’air d’être là.
J’y vois plus clair que Metternich.— Un chocolat ?

LE DUC, avec hauteur.

Que voyez-vous ?

GENTZ.

Quelqu’un qui souffre, au lieu de prendre
Le doux parti de vivre en prince jeune et tendre.
Votre âme bouge encore : on va dans cette cour
L’endormir de musique et l’engourdir d’amour.
J’avais une âme aussi, moi, comme tout le monde…
Mais pfft !… et je vieillis, doucettement immonde,
Jusqu’au jour où, vengeant sur moi la Liberté,
Un de ces jeunes fous de l’Université,
Dans mes bonbons, dans mes parfums, et dans ma boue,
Me tuera… comme Sand a tué Kotzebue !
Oui, j’ai peur — voulez-vous quelques raisins sucrés ? —
D’être tué par l’un d’entre eux !

LE DUC, tranquillement, prenant un raisin.

Vous le serez.

GENTZ, reculant.

Hein ? Comment ?

LE DUC.

Vous serez tué par un jeune homme.

GENTZ.

Mais…

LE DUC.

Que vous connaissez.

GENTZ, stupéfait.

Monseigneur…

LE DUC.

Il se nomme
Frédéric : c’est celui que vous avez été.
Puisqu’en vous maintenant il est ressuscité,
Puisque comme un remords, il vous parle à voix basse,
C’est fini : celui-là ne vous fera pas grâce.

GENTZ, pâlissant.

C’est vrai que ma jeunesse, en moi, lève un poignard !
… Ah ! je ne m’étais pas trompé sur ce regard :
C’est celui de quelqu’un qui s’exerce à l’Empire !

LE DUC.

Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire.

(Il s’éloigne.— Metternich rejoint Gentz.)

METTERNICH, à Gentz, en souriant.

Tu causais avec…

GENTZ.

Oui.

METTERNICH.

Très gentil.

GENTZ.

En effet.

METTERNICH.

Je le tiens tout à fait dans ma main.

GENTZ.

Tout à fait.

LE DUC est arrivé devant Thérèse qui, assise, dans un coin, devant un guéridon, feuillette un livre. Il la regarde un instant puis à mi-voix :

Pourquoi donc pleuriez-vous ?

THÉRÈSE, qui ne l’a pas vu venir, tressaillant, et se levant toute troublée.

Parce que…

LE DUC.

Non.

THÉRÈSE, interdite.

Altesse !

LE DUC.

Je sais pourquoi.— Ne pleurez pas.

(Il s’éloigne rapidement, et se trouve devant Metternich qui vient de prendre son chapeau et ses gants pour sortir.)

METTERNICH, saluant le duc.

Duc, je vous laisse.

(Le duc répond par une inclinaison de tête. Metternich sort, emmenant l’attaché.)

LE DUC, à Marie-Louise et à Dietrichstein qui regardent des papiers sur la table.

Vous lisez mon dernier travail ?

DIETRICHSTEIN.

Il est charmant.
Mais pourquoi faire exprès des fautes d’allemand ?
C’est une espièglerie !

MARIE-LOUISE, choquée.

A votre âge, être espiègle,
Mon fils !

LE DUC.

Que voulez-vous ? je ne suis pas un aigle !

DIETRICHSTEIN, soulignant de l’ongle une faute.

Vous mettez encor « France » au féminin !

LE DUC.

Hélas !
Moi je ne sais jamais si c’est der, die ou das !

DIETRICHSTEIN.

Le neutre seul, ici, serait correct !

LE DUC.

Mais pleutre.
— Je n’aime pas beaucoup que la France soit neutre.

MARIE-LOUISE, interrompant Thalberg qui pianote.

Mon fils a la musique en horreur !

LE DUC.

En horreur.

LORD COWLEY, s’avançant vers le duc.

Altesse…

DIETRICHSTEIN, bas au duc.

Un mot aimable !

LE DUC.

Hein ?

DIETRICHSTEIN, bas au duc.

C’est l’ambassadeur
D’Angleterre.

LORD COWLEY.

Tantôt galopant, hors d’haleine,
D’où reveniez-vous donc, prince ?

LE DUC.

De Sainte-Hélène.

LORD COWLEY, interloqué.

Plaît-il ?

LE DUC.

C’est un coin vert, gai, sain,— et beau, le soir !
On y est à ravir. Je voudrais vous y voir.

(Il salue, et passe.)

GENTZ, vivement à l’ambassadeur d’Angleterre, tandis que le duc s’éloigne.

Sainte-Hélène est le nom du principal village
D’Helenenthal, ce site exquis du voisinage.

L’AMBASSADEUR.

Ah ! oui !— Je crois, soit dit sans le lui reprocher,
Que c’est, dans mon jardin, une pierre.

GENTZ.

Un rocher !

DES VOIX, au fond.

On part !

L’ARCHIDUCHESSE, à Marie-Louise.

Viens-tu, Louise ?

MARIE-LOUISE.

Oh ! moi, non !

CRIS.

En voiture !

L’ARCHIDUCHESSE, au duc.

Et toi, Franz ?

MARIE-LOUISE.

Non ! mon fils déteste la nature !

(Avec pitié.)

Il galope lorsqu’il traverse Helenenthal !

LE DUC, sombre.

Oui, je galope.

MARIE-LOUISE.

Ah ! tu n’es pas sentimental !

(Brouhaha.— Saluts.— Toute la compagnie sort dans un tumulte de voix.)

MONTENEGRO, déjà sur le perron.

Je connais un endroit pour goûter, où le cidre…

(Sa voix se perd.)

CRIS, au dehors.

Au revoir ! au revoir !

GENTZ, sur le balcon, criant.

Ne parlez pas de l’hydre !…

(Éclats de rires.— Grelots des voitures qui s’éloignent.)

THÉRÈSE, à Tiburce, qui prend congé.

Adieu, mon frère.

TIBURCE, l’embrassant au front.

Adieu !

(Il s’incline devant Marie-Louise, et sort avec Bombelles.)

MARIE-LOUISE, aux dames d’honneur, leur confiant Thérèse.

Menez-la maintenant
Chez elle…

(Thérèse sort, emmenée par les dames.— Le duc s’est assis, remuant distraitement des livres sur une table.— Marie-Louise fait signe en souriant à Scarampi, qui est restée, puis s’avance vers le duc.)

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