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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE XII

LE DUC DIETRICHSTEIN, D’OBENAUS, et, derrière le paravent, LA COMTESSE et LE JEUNE HOMME, qui, tout en refaisant silencieusement leurs paquets, écoutent.

LE DUC, s’asseyant en face des professeurs.

Messieurs, je suis à vous. Je taille mon crayon
Pour noter quelque date ou bien quelque pensée.

D’OBENAUS.

Reprenons la leçon où nous l’avons laissée.
— Nous étions en mil huit cent cinq.

LE DUC, taillant son crayon.

Parfaitement.

D’OBENAUS.

Donc, en mil huit cent six…

LE DUC.

Aucun événement
N’avait marqué l’année, alors ?

D’OBENAUS.

Hein ? quelle année ?

LE DUC, soufflant la poudre de mine de plomb tombée sur son papier.

Mil huit cent cinq.

D’OBENAUS.

Pardon… J’ai cru… La Destinée
Fut cruelle au bon droit. Sur ces heures de deuil,
Nous ne jetterons donc qu’un rapide coup d’œil.

(Se lançant vite dans une grande phrase.)

— Quand le penseur s’élève aux sommets de l’Histoire…

LE DUC.

Donc, en mil huit cent cinq, Monsieur, rien de notoire ?

D’OBENAUS.

Un grand fait, Monseigneur, que j’allais oublier :
La restauration du vieux calendrier.
— Un peu plus tard, ayant provoqué l’Angleterre,
L’Espagne…

LE DUC, doucement.

Et l’Empereur, Monsieur ?

D’OBENAUS.

Lequel ?

LE DUC.

Mon père.

D’OBENAUS, évasif.

Il…

LE DUC.

Il n’avait donc pas quitté Boulogne ?

D’OBENAUS.

Oh ! Si !

LE DUC.

Où donc était-il ?

D’OBENAUS.

Mais… justement… par ici.

LE DUC, l’air étonné.

Tiens !

DIETRICHSTEIN, vivement.

Il s’intéressait beaucoup à la Bavière…

D’OBENAUS, voulant continuer.

Au traité de Presbourg, le vœu de votre père
Fut en cela conforme à celui des Habsbourg…

LE DUC.

Qu’est-ce que c’est que ça, le traité de Presbourg ?

D’OBENAUS, doctoralement vague.

C’est l’accord, Monseigneur, par lequel se termine
Toute une période…

LE DUC.

Ah !

(Regardant son crayon.)

J’ai cassé ma mine !

D’OBENAUS.

En l’an mil huit cent sept…

LE DUC.

Déjà ?

(Il a retaillé tranquillement son crayon.)

Là, ça va bien.
— Quelle drôle d’époque !… il ne se passe rien.

D’OBENAUS.

Si, Monseigneur ! Prenons la maison de Bragance :
Le roi…

LE DUC, de plus en plus doux.

Mais l’Empereur, Monsieur ?

D’OBENAUS.

Lequel ?

LE DUC.

De France.

D’OBENAUS.

Rien de très important jusqu’en mil huit cent huit ;
Signalons en passant le traité de Tilsitt…

LE DUC, ingénument.

Mais on ne faisait donc que des traités ?

D’OBENAUS, voulant continuer.

L’Europe…

LE DUC.

Ah ! oui, vous résumez !

D’OBENAUS.

Oh ! je ne développe
Que lorsque…

LE DUC.

Il y eut donc autre chose ?

D’OBENAUS.

Mais…

LE DUC.

Quoi ?

D’OBENAUS.

Je…

LE DUC.

Quoi ? Qu’arriva-t-il d’autre ? dites-le-moi !

D’OBENAUS, balbutiant.

Mais je… je ne sais pas… Votre Altesse veut rire…

LE DUC.

Vous ne le savez pas ? Moi, je vais vous le dire.

(Il se lève.)

Le six octobre mil huit cent cinq…

DIETRICHSTEIN et D’OBENAUS, se levant.

Hein ? — Comment ?

LE DUC.

… Quand nul ne s’attendait à le voir, au moment
Où regardant planer un aigle prêt à fondre,
Vienne se rassurait en disant : « C’est sur Londre !… »
Ayant quitté Strasbourg, franchi le Rhin à Kehl,
L’Empereur…

D’OBENAUS.

L’Empereur ?…

LE DUC.

Et vous savez lequel !
Gagne le Wurtemberg, le grand-duché de Bade…

DIETRICHSTEIN, épouvanté.

Ah ! mon Dieu !

LE DUC.

Fait donner à l’Autriche une aubade
De clairons par Murat, et par Soult, de tambour ;
Laisse ses maréchaux à Wertingen, Augsbourg,
Remporter deux ou trois victoires,— les hors-d’œuvre !…

D’OBENAUS.

Mais, Monseigneur…

LE DUC.

… Poursuit l’admirable manœuvre,
Arrive devant Ulm sans s’être débotté,
Ordonne qu’Elchingen par Ney soit emporté,
Rédige un bulletin joyeux, terrible et sobre,
Fait préparer l’assaut… et, le dix-sept octobre,
On voit se désarmer aux pieds de ce héros
Vingt-sept mille Autrichiens et dix-huit généraux !
— Et l’Empereur repart !

DIETRICHSTEIN.

Monseigneur !

LE DUC, d’une voix de plus en plus forte.

En novembre,
Il est à Vienne, il couche à Schœnbrunn, dans ma chambre !

D’OBENAUS.

Mais…

LE DUC.

Il suit l’ennemi ; sent qu’il l’a dans la main ;
Un soir il dit au camp : « Demain ! » Le lendemain,
Il dit en galopant sur le front de bandière :
« Soldats, il faut finir par un coup de tonnerre ! »
Il va, tachant de gris l’état-major vermeil ;
L’armée est une mer ; il attend le soleil ;
Il le voit se lever du haut d’un promontoire ;
Et, d’un sourire, il met ce soleil dans l’Histoire !

D’OBENAUS, regardant Dietrichstein avec désespoir.

Dietrichstein !

LE DUC.

Et voilà !

DIETRICHSTEIN, consterné.

D’Obenaus !

LE DUC, allant et venant, avec une fièvre croissante.

La terreur !
La mort ! Deux empereurs battus par l’Empereur !
Vingt mille prisonniers !

D’OBENAUS, le suivant.

Mais je vous en supplie !…

DIETRICHSTEIN, de même.

Songez que si quelqu’un !…

LE DUC.

La campagne finie !
Des cadavres flottant sur les glaçons d’un lac !
Mon grand-père venant voir mon père au bivouac !…

DIETRICHSTEIN.

Monseigneur !

LE DUC, scandant implacablement.

Au bi-vouac !

D’OBENAUS.

Voulez-vous bien vous taire !

LE DUC.

Et mon père accordant la paix à mon grand-père !

DIETRICHSTEIN.

Si quelqu’un entendait…

LE DUC.

Et puis, les drapeaux pris
Distribués !— Huit à la ville de Paris !

(La comtesse et le jeune homme sont peu à peu sortis de derrière le paravent, pâles et frémissants. Leurs paquets refaits, ils essayent sur la pointe du pied, de gagner la porte, tout en écoutant le duc. Mais, dans leur émotion, les boîtes et les cartons, leur échappant des mains, s’écroulent avec fracas.)

D’OBENAUS, se retournant et les apercevant.

Oh !

LE DUC, continuant.

Cinquante au Sénat !

D’OBENAUS.

Cet homme et cette femme !…

DIETRICHSTEIN, se précipitant vers eux.

Voulez-vous vous sauver !

LE DUC, d’une voix éclatante.

Cinquante à Notre-Dame !

D’OBENAUS.

Ah ! mon Dieu !

LE DUC, hors de lui, avec un geste qui distribue des milliers d’étendards.

Des drapeaux !

DIETRICHSTEIN, bousculant la comtesse et le jeune homme, qui ramassent leurs paquets.

Vos robes, vos chapeaux !

(Il les pousse dehors.)

Plus vite ! Allez-vous-en !

LE DUC, tombant épuisé sur un fauteuil.

Des drapeaux ! des drapeaux !

(La comtesse et le jeune homme sont sortis.)

DIETRICHSTEIN.

Ils étaient encor là !

LE DUC, dans une quinte de toux.

Des drapeaux !

DIETRICHSTEIN.

Quelle affaire !
Monseigneur…

LE DUC.

Je me tais.

DIETRICHSTEIN.

C’est bien tard pour se taire…
Que dira Metternich ?… Ces gens dans ce salon !…

LE DUC, essuyant son front en sueur.

D’ailleurs pour aujourd’hui, je n’en sais pas plus long.

(Il tousse encore.)

Monsieur le professeur…

DIETRICHSTEIN, lui versant un verre d’eau.

Vous toussez ?… Vite, à boire !

LE DUC, après avoir bu une gorgée.

N’est-ce pas que j’ai fait des progrès en histoire ?

DIETRICHSTEIN.

Nul livre n’est entré, pourtant, je le sais bien !

D’OBENAUS.

Quand Metternich saura…

LE DUC, froidement.

Vous ne lui direz rien.
Il s’en prendrait à vous, d’ailleurs.

DIETRICHSTEIN, bas à d’Obenaus.

Mieux vaut nous taire,
Et faire, auprès du prince, intervenir sa mère.

(Il frappe à la porte de Marie-Louise.)

La duchesse ?

SCARAMPI, paraissant.

Elle est prête. Entrez.

(Dietrichstein entre chez Marie-Louise. La nuit commence à venir. Un domestique vient poser une lampe sur la table du duc.)

LE DUC, à d’Obenaus.

Il est fini,
J’espère, votre cours ad usum delphini ?…

D’OBENAUS, les bras au ciel.

Comment avez-vous su ?… Je ne peux pas comprendre !
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