SCÈNE III
L’EMPEREUR, LE DUC, METTERNICH.
L’EMPEREUR, peu rassuré, au duc.
(Il se lève, et posant sa main sur la tête du prince qui est resté à
genoux, il dit à Metternich d’une voix qu’il essaye de rendre ferme.)
LE DUC, à part.
L’EMPEREUR, avec beaucoup de force et de majesté.
Je veux que cet enfant règne.
METTERNICH, s’inclinant profondément.
(Se tournant vers le duc.)
Avec vos partisans, Prince, je vais me mettre
En rapport…
LE DUC, étonné.
L’EMPEREUR, un peu étonné aussi, mais se redressant fièrement.
Quoi donc ?… C’est moi le maître !
LE DUC, gaiement, prenant le bras de son grand-père.
Qui vas-tu m’envoyer, dis, comme ambassadeur ?
METTERNICH, descendant.
L’EMPEREUR, au duc, lui donnant une tape sur la joue.
Tu viendras me voir en empereur ?
LE DUC, avec importance.
Oui, peut-être,— quand mes Chambres seront sorties !
METTERNICH, immobile, près de la table, à droite.
Nous ne demanderons que quelques garanties.
LE DUC, rayonnant.
Tout ce que vous voudrez !
L’EMPEREUR, qui s’est rassis.
(Le duc lui baise la main.)
METTERNICH, négligemment.
D’abord,
Sur des points de détail nous nous mettrons d’accord.
Je crois que vous aurez des groupes à dissoudre…
Nous craignons les voisins qui cultivent la foudre.
LE DUC, qui écoute à peine, à l’Empereur.
METTERNICH.
Ah ! et puis… dame ! on nous ennuyait
Un peu beaucoup, avec les héros de Juillet !
LE DUC, dressant l’oreille.
METTERNICH, continuant froidement.
Le libéralisme et le bonapartisme
Se tenant… il faudra couper le petit isthme ;
Craindre l’esprit nouveau, dangereux et brillant…
Expulser Lamennais…
LE DUC, s’éloignant d’un pas de son grand-père.
METTERNICH, impassible.
Et Chateaubriand.
Ah ! et puis… se résoudre à museler la presse…
LE DUC.
L’EMPEREUR.
Mais si, mais si, ça presse !
LE DUC, reculant encore d’un pas.
J’en demande pardon à Votre Majesté,
Mais c’est blesser la Liberté.
L’EMPEREUR, choqué.
METTERNICH.
Ah ! et puis… nous laisser opérer à Bologne.
Ah ! et puis… se calmer un peu sur la Pologne.
LE DUC, le regardant.
METTERNICH.
Eh bien ! mais, nous solutionnons
La question des noms… vous savez bien, les noms
Des batailles,
(S’inclinant d’un air de condoléances vers l’Empereur.)
… mon Dieu, Sire, que vous perdîtes !—
Il faudra les ôter aux maréchaux.
LE DUC, avec hauteur.
L’EMPEREUR, conciliant.
METTERNICH, sèchement.
Pardon, mais ces gens-là sont fous
De se croire seigneurs de lieux qui sont à vous,
Et vous n’approuvez pas cette façon, je pense,
D’emporter, dans leurs noms, nos villages en France !
LE DUC.
Ah ! grand-père ! grand-père !
(Il est maintenant tout à fait loin de l’Empereur.)
L’EMPEREUR, baissant la tête.
LE DUC, douloureusement.
Nous étions dans les bras l’un de l’autre, pourtant !
(Et se tournant vers Metternich.)
Avez-vous quelque chose à demander encore ?
METTERNICH, tranquillement.
Oui. La suppression du drapeau tricolore.
LE DUC.
(Un silence. Le duc fait lentement quelques pas et s’arrête devant
Metternich.)
Votre Excellence veut que lavant ce drapeau
Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut,
— Puisque le bas trempa dans une horreur féconde,
Et que le haut baigna dans les espoirs du monde,—
Votre Excellence veut, n’est-ce pas ? qu’effaçant
Cette tache de ciel, cette tache de sang,
Et n’ayant plus aux mains qu’un linge sans mémoire,
J’offre à la Liberté ce linceul dérisoire ?
L’EMPEREUR, avec colère.
LE DUC.
J’y suis apparenté
Du côté paternel, sire, à la Liberté !
METTERNICH, ricanant.
Oui, le duc pour grand-père a le Dix-huit Brumaire !
LE DUC.
La Révolution Française pour grand-mère !
L’EMPEREUR, debout.
METTERNICH, triomphant.
L’empereur républicain !… Voilà
L’utopie !… Attaquer la Marseillaise en la
Sur les cuivres, pendant que la flûte soupire
En mi bémol : Veillons au salut de l’Empire !
LE DUC.
On peut très bien jouer ces deux airs à la fois,
Et cela fait un air qui fait sauver les rois !
L’EMPEREUR, hors de lui.
Comment là, devant moi, vous osez dire ?… Il ose !
LE DUC.
Ah ! je sais maintenant ce que l’on me propose !
L’EMPEREUR.
Mais qu’a-t-il aujourd’hui ? d’où lui vient cet accès ?…
LE DUC.
C’est d’être un archiduc sur le trône français !
L’EMPEREUR, levant au ciel des mains tremblantes.
Qu’a-t-il lu ? qu’a-t-il vu ?… Cet oubli des principes !…
LE DUC.
J’ai vu des coquetiers, des mouchoirs et des pipes !
L’EMPEREUR.
Il est fou !— Les propos que le duc tient sont fous !
LE DUC.
Fou d’avoir pu penser à revenir par vous !
METTERNICH.
Mais ce retour, c’est Votre Altesse qui l’empêche !
LE DUC.
Certes, au lieu des fourgons, vous m’offrez la calèche !
L’EMPEREUR.
Non ! nous n’offrons plus rien !
LE DUC, les bras croisés.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
Vous n’empêcherez pas que je ne sois l’Aiglon !
L’EMPEREUR.
Mais l’aigle des Habsbourgs a des aiglons sans nombre,
Et vous en êtes un, voilà tout !
LE DUC.
Aigle sombre,
Triste oiseau bicéphale, au cruel œil d’ennui,
Aigle de la maison d’Autriche, aigle de nuit,
Un grand aigle de jour a passé dans ton aire,
Et tout ébouriffé de peur et de colère,
Tu vois, vieil aigle noir, n’osant y croire encor,
Sur un de tes aiglons pousser des plumes d’or !
L’EMPEREUR.
Moi qui m’attendrissais, je regrette mes larmes !
(Il regarde autour de lui.)
On va vous enlever ces livres et ces armes !…
(Appelant.)
METTERNICH.
(Le jour diminue. Le parc devient violet. Derrière la Gloriette le
ciel est rouge.)
L’EMPEREUR.
Ah ! je veux
Supprimer tout ce qui — pauvre enfant trop nerveux !—
Vous rappellerait trop de quel père vous êtes…
LE DUC, montrant le parc.
Eh bien ! arrachez donc toutes les violettes,
Et chassez toutes les abeilles de ce parc !
L’EMPEREUR, à Metternich.
Changez tous les valets !
METTERNICH.
Je renvoie Otto, Mark,
Hermann, Albrecht, Gottlieb !
LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, l’étoile du soir qui
vient de s’allumer.
Fermez la persienne :
Cette étoile pourrait me parler de la sienne !
L’EMPEREUR.
Je veux, pour Dietrichstein, tout de suite, signer
Un nouveau règlement.
(A Metternich.)
METTERNICH, s’asseyant à la table et cherchant des yeux
de quoi écrire.
LE DUC.
Sur la table, le mien ;— je permets qu’on s’en serve.
METTERNICH.
Où donc ?… Je ne vois pas…
LE DUC.
La tête de Minerve.
En bronze et marbre vert.
METTERNICH, regardant partout.
LE DUC, désignant la console de droite, sur laquelle il n’y a rien.
Alors,
Prenez l’autre, là-bas, dont s’allument les ors,
Dans le grand nécessaire…
METTERNICH, effaré, passant la main sur le marbre de la console.
L’EMPEREUR, regardant le duc avec inquiétude.
LE DUC, immobile, les yeux fixes.
Sire,
Ceux que mon père m’a laissés !
L’EMPEREUR, tressaillant.
LE DUC.
Oui… par son testament !…
(Il désigne encore un coin de la console
sur lequel il n’y a rien.)
Et là, les pistolets,
Les quatre pistolets de Versaille,— ôtez-les !
L’EMPEREUR, frappant sur la table.
LE DUC.
Ne frappez pas la table avec colère :
Vous avez fait tomber le glaive consulaire !
L’EMPEREUR, avec effroi regardant autour de lui.
Je ne vois pas tous ces objets…
LE DUC.
Ils sont présents !
— « Pour remettre à mon fils lorsqu’il aura seize ans ! »
On ne m’a rien remis !… Mais malgré l’ordre infâme
Qui les retient au loin, je les ai : j’ai leur âme…
L’âme de chaque croix et de chaque bijou !
Et tout est là : j’ai les trois boîtes d’acajou,
J’ai tous les éperons, toutes les tabatières,
Les boucles des souliers, celles des jarretières ;
J’ai tout, l’épée en fer et l’épée en vermeil,
Et celle dans laquelle un immortel soleil
A laissé tous ses feux emprisonnés, de sorte
Qu’on craint, en la tirant, que le soleil ne sorte !
J’ai là les ceinturons, je les ai tous les six !…
(Et sa main indique, à droite, à gauche dans la pièce, à des places
vides, les invisibles objets.)
L’EMPEREUR, épouvanté.
Taisez-vous ! taisez-vous !
LE DUC.
« Pour remettre à mon fils
Lorsqu’il aura seize ans ! » — Père, il faut que tu dormes
Tranquille, car j’ai tout,— même tes uniformes !
Oui, j’ai l’air de porter un uniforme blanc.
Eh bien ! ce n’est pas vrai, c’est faux : je fais semblant !
(Il frappe sur sa poitrine, sur ses épaules, sur ses bras.)
Tu vois bien que c’est bleu, que c’est rouge,— regarde !
Colonel ?… Allons donc !… lieutenant dans ta Garde !
Je bois aux trois flacons que portaient vos chasseurs !
Père qui m’as donné les Victoires pour sœurs,
Vous n’aurez pas en vain désiré que je l’eusse
Le réveille-matin de Frédéric de Prusse,
Qu’à Potsdam vous avez superbement volé !
Il est là !— son tic-tac, c’est ma fièvre !— je l’ai !
Et c’est, chaque matin, c’est lui qui me réveille,
Et m’envoie, épuisé du travail de la veille,
Travailler à ma table étroite, travailler,
Pour être chaque soir plus digne de régner !
L’EMPEREUR, suffoquant.
De régner !… de régner !… N’ayez plus l’espérance
Qu’un fils de parvenu puisse régner en France,
Après nous avoir pris dans notre sang de quoi
Avoir un peu plus l’air que son père d’un roi !
LE DUC, blême.
Mais à Dresde, pardon, vous savez bien, j’espère,
Que vous aviez tous l’air des laquais de mon père.
L’EMPEREUR, indigné.
LE DUC.
Pour peu qu’il la leur demandât,
Les empereurs donnaient leur fille à ce soldat !
L’EMPEREUR, avec les gestes de quelqu’un qui chasse un cauchemar.
C’est possible !— Je ne sais plus !— Ma fille est veuve !
LE DUC, se dressant devant lui, d’une voix terrible.
Quel malheur que je sois encor là, moi, la preuve !
(Ils sont face à face, se regardant avec des yeux ennemis.)
L’EMPEREUR, reculant tout d’un coup, avec un cri de regret.
Oh ! Franz ! nous nous aimions pourtant, te souviens-tu ?
LE DUC, sauvagement.
Non ! non ! Si je suis là, c’est qu’on vous a battu !
Vous ne pouvez avoir pour moi que de la haine,
Puisque je suis Wagram vivant qui se promène !
(Et il marche à travers la pièce, comme un fou.)
L’EMPEREUR.
Allez-vous-en ! Sortez !…
(Le duc se précipite sur la porte de la
chambre, la pousse, disparaît.)