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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE XIV

LES MÊMES, moins LA COMTESSE.

UN SOUPEUR, qui a vu sortir la Comtesse.

Il part déjà, le duc ?

TIBURCE, haussant les épaules.

Oh ! il est si fantasque !

(L’Archiduchesse, en regagnant son oranger, passe devant celui où sont assis le duc, Flambeau et Fanny.)

LE DUC, l’arrêtant au passage, d’une voix basse et émue.

Votre main… comme au duc de Reichstadt ?…

L’ARCHIDUCHESSE, regarde un instant ce jeune homme encapuchonné et masqué, et lui tend la main.

Tiens, beau masque !

(Elle regagne sa place. Tout le monde soupe, rit, cause.)

GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.

Et maintenant…

(Rires et protestations.)

PLUSIEURS.

Encore !

GENTZ.

Un mot…

L’ARLEQUIN.

Gentz, allez-y !

GENTZ.

Je voulais compléter mon petit brindisi :
J’ai commis tout à l’heure un oubli… volontaire.
Car le duc de Reichstadt étant là, j’ai dû taire
Le plus beau titre de Metternich. J’ai l’honneur,
— Le duc étant sorti — de boire : Au destructeur
De Bonaparte !…

TOUT LE MONDE, se levant dans une subite explosion de haine joyeuse.

Au destructeur de Bonaparte !

(Mouvement du duc. Tous les verres sont levés. Flambeau vide tranquillement le sien dans le canon de son fusil.)

LE DUC.

Que fais-tu ?

FLAMBEAU.

Je le mouille un peu, de peur qu’il parte !

(Tout le monde se rassied. La conversation devient générale. On se parle d’un oranger à l’autre.)

LE SCARAMOUCHE, riant.

Ce Bonaparte !…

LE PETIT MARQUIS.

En somme, un faux marbre !

TIBURCE.

Du stuc !

LE DUC, indigné.

Hein ?

FLAMBEAU, craignant qu’il ne se trahisse.

Songez qu’il y va de l’Empire, mon duc !

LE POLICHINELLE, dédaigneux.

Très surfait.

FLAMBEAU, toujours bas au duc, lui saisissant la main.

Prenez garde !

TIBURCE.

Officier secondaire…
Mais qu’en Égypte on a vu sur un dromadaire,
Alors !…

L’OURS.

On dit que Gentz le fait très bien !

FLAMBEAU, entre ses dents.

Cristi !

L’ARLEQUIN, à Gentz.

Fais-le !

(Gentz se lève. Mouvement du duc.)

FLAMBEAU, au duc.

N’oubliez pas que vous êtes sorti !

GENTZ, faisant rapidement descendre une mèche en pointe sur son front.

La mèche !

(Fronçant le sourcil.)

L’œil !

(Mettant la main dans son gilet.)

La main !

(Et satisfait.)

Voilà.

(Acclamations et rires.)

LE DUC, dont les doigts nerveux arrachent la dentelle de la nappe.

Oh !

FLAMBEAU, s’est retourné avec un mouvement furieux vers Gentz, mais la caricature même de ce qu’il aimait tant l’émeut, et calmé, il dit d’une voix sourde :

Il se moque !
Et même en se moquant c’est beau !— car il l’évoque !

LE CROCODILE.

Vous savez qu’il tombait de cheval,— patatras !

(Rires.)

FLAMBEAU, bas au duc.

Voilà ce que, sur lui, trouvèrent les ultras !

LE PIERROT.

Un causeur très médiocre !…

FLAMBEAU, ironique.

Allez donc !

LE DUC.

C’est la règle !
S’ils ne pouvaient, entre eux, dire du mal de l’aigle,
Que diraient le cloporte et le caméléon ?

TIBURCE.

Il ne s’appelait pas, d’ailleurs, Napoléon !

FLAMBEAU, sursautant.

Hein ?

(C’est le duc maintenant qui le retient.)

TIBURCE.

Il s’est fabriqué ce nom : c’est très facile !
On veut se faire un nom magnifique…

FLAMBEAU, à part.

Imbécile !

TIBURCE.

… Qui dans l’histoire, un jour, puisse être interpolé…
On prend trois petits sons clairs et secs : Na-po-lé
Et puis un bruit sourd : on !

L’OURS.

C’est extraordinaire !

TIBURCE.

Oui : Na-po-lé : l’éclair !… et puis : on, le tonnerre !

UN TRIVELIN.

Quel était son vrai nom ?

TIBURCE.

Ah ! vous ne savez pas ?

LE TRIVELIN.

Mais non !

TIBURCE.

Il s’appelait Nicolas.

FLAMBEAU, se levant furieux.

Nicolas ?

TOUT LE MONDE, l’applaudissant de si bien jouer son rôle.

Ah ! bravo ! le grognard !

GENTZ, riant, à Flambeau.

Nicolas !

(Il lui passe un plat.)

Quelques cailles ?

FLAMBEAU, prenant le plat.

Eh bien ! mais… Nicolas gagnait bien les batailles !

UN PAILLASSE, avec le plus aristocratique dégoût.

Et cette cour qu’en un clin d’œil il fagota !

TIBURCE.

Quand on y parlait titre, étiquette, Gotha,
Mon cher, pour vous répondre, il n’y avait personne !

FLAMBEAU, doucement.

Il n’y avait donc pas le général Cambronne ?

UNE VOIX DE FEMME.

Mais… la guerre !…

TIBURCE.

Qu’y faisait-il ? Les bulletins !

LE POLICHINELLE.

Il se tenait sur des petits tertres lointains !

(Rires.)

FLAMBEAU, prêt à s’élancer.

Nom de…

LE DUC, le retenant.

Chut !

TIBURCE.

Une balle, un jour, fut assez bonne
Pour venir le blesser au pied, à Ratisbonne :
Juste de quoi fournir un sujet de tableau !

(Rires.)

FLAMBEAU, retenant à son tour le duc, lui dit avec rage.

Du calme !…

LE DUC.

Mais toi-même…

FLAMBEAU, dont la main depuis un instant tourmente son couteau.

Otez-moi ce couteau !

TIBURCE, renversé sur sa chaise et dégustant à petites gorgées son Johannisberg.

Bref…

LE DUC, dont les ongles s’enfoncent dans le poignet de Flambeau.

Qu’il n’ajoute pas quelque chose de pire !

FLAMBEAU, suppliant.

Vous le supporterez !

LE DUC.

Oh !— pas pour un Empire !

TIBURCE, laissant tomber un mot entre chaque gorgée.

Bref — ce fameux héros — c’était…

FLAMBEAU, sentant que le duc va s’élancer, avec désespoir.

Non, mon petit !

TIBURCE.

C’était un lâche !

LE DUC, se levant.

Oh ! je…

UNE VOIX, partie du fond.

Vous en avez menti !

(Brouhaha.)

TOUT LE MONDE, debout, parlant à la fois.

Hein ? Qu’est-ce ? Quoi ? Comment ? Plaît-il ? Qui ça ?

GENTZ, qui est resté assis.

Tumulte.

FLAMBEAU, bas au duc.

Tout est sauvé ! quelqu’un a relevé l’insulte !

TIBURCE, blême.

Qui s’est permis ?

L’ATTACHÉ FRANÇAIS, qui, écartant les groupes, descend vers lui.

C’est moi.

LE SCARAMOUCHE, bas à Tiburce.

L’un des aides de camp
Du maréchal Maison !

TIBURCE.

Quoi ? vous, me provoquant ?
Vous qui représentez le Roi ?

GENTZ, assis, terminant sa grappe de raisin.

C’est toujours drôle.

L’ATTACHÉ.

Il s’agit de la France,— et je suis dans mon rôle.
C’est contre elle tenir des propos insultants
Que d’insulter celui qu’elle aima si longtemps.

TIBURCE.

Buonaparte ?

L’ATTACHÉ.

Veuillez prononcer Bonaparte.

TIBURCE, ironique.

Soit ! Bonaparte !

L’ATTACHÉ.

Non. L’Empereur.

TIBURCE.

Votre carte ?

(Échange de cartes.)

L’ATTACHÉ, saluant.

Je pars demain. Donc, le duel, demain matin.

(Il s’éloigne et rejoint deux amis avec qui il se met à causer à voix basse. Les violons ont repris au loin et les groupes, en chuchotant, commencent à regagner le bal.)

FLAMBEAU, qui a disparu une seconde, à droite, vers le vestiaire, revient vêtu d’un superbe manteau et dit vivement au duc.

Filons ! J’ai le manteau.

(Il l’ouvre et le referme.)

Dedans, c’est en satin.

TIBURCE, qui s’est rassis seul à sa table, tendant nerveusement son verre à un laquais.

De l’eau ?

LE LAQUAIS, qui est celui que le duc a envoyé au château,— tout en remplissant le verre de Tiburce.

Monsieur est dur pour le Corse !

TIBURCE, levant les yeux sur lui, avec un étonnement hautain.

Hein ?

LE LAQUAIS, baissant la voix.

Plus tendre,
Votre sœur, pour son fils !…

(Mouvement de Tiburce.)

Voulez-vous les surprendre ?

TIBURCE.

Quand ?

LE LAQUAIS.

Ce soir.

TIBURCE.

Où ?

LE LAQUAIS.

Je sais.

TIBURCE, lui faisant signe d’aller l’attendre dehors.

Attends-moi près d’ici !

(Le laquais s’éloigne. Tiburce se lève et la main sur sa grande rapière de capitan.)

Je vais débarrasser l’Autriche !

Cependant LE DUC, avant de partir avec Flambeau qui l’attend sur le seuil, est allé vers l’attaché qui a fini de causer avec ses amis, et lui mettant la main sur l’épaule.

Vous, merci !

L’ATTACHÉ, se retournant.

De quoi donc ?

(Le duc soulève son masque une seconde. L’attaché va pousser un cri.)

LE DUC, mettant un doigt sur ses lèvres.

Chut !

L’ATTACHÉ, bas.

Le duc ?

LE DUC.

Un complot.

L’ATTACHÉ, surpris de cette confiance.

Je m’étonne…

LE DUC, avec une grâce fière.

Je n’ai que mon secret, Monsieur : je vous le donne.

(Vite et bas.)

Rendez-vous à Wagram, ce soir. Soyez-y !

L’ATTACHÉ.

Moi ?

LE DUC.

N’êtes-vous pas à nous ?

L’ATTACHÉ.

Je suis fidèle au roi.

LE DUC.

C’est bien ! Mais tu te bats pour mon père, à ma place.
Et c’est en toi, ce soir, un peu de moi qui passe !…

(Il remonte, en le saluant.)

— A bientôt !

L’ATTACHÉ, le suivant.

Vous croyez me gagner…

LE DUC.

J’en suis sûr.
Mon père a bien conquis Philippe de Ségur !

L’ATTACHÉ, avec fermeté.

Demain je rentre en France, et je tiens à vous dire…

LE DUC, souriant.

Vous êtes un futur maréchal de l’Empire !

L’ATTACHÉ.

… Que si l’on fait, sur vous, marcher mon régiment,
Je saurai commander le feu.

LE DUC.

Parfaitement.

(Il lui tend la main.)

Serrons-nous donc la main, avant de nous combattre.

(Les deux jeunes gens se prennent la main.)

L’ATTACHÉ, avec une extrême courtoisie.

Avez-vous pour Paris — car j’y serai le quatre —
Quelques commissions ? L’honneur me serait doux…

LE DUC, souriant.

Je compte être rendu dans… l’Empire avant vous !

L’ATTACHÉ.

Si pourtant, avant vous, j’étais dans le… Royaume ?

LE DUC.

Saluez de ma part la colonne Vendôme.

(Il sort. Le rideau tombe.)

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