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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE PREMIÈRE

LE DUC, FLAMBEAU, PROKESCH.

(Tous les trois, immobiles dans leurs manteaux, attendent. Silence,— pendant lequel on entend le vent souffler.)

LE DUC, ouvrant son manteau pour que le vent s’y engouffre, et le refermant brusquement.

Tiens ! je prends de ton vent, Wagram, dans mon manteau !

(A Flambeau qui regarde, sur la route, vers la gauche.)

Les chevaux ?

FLAMBEAU.

Pas encor. Nous arrivons trop tôt.

LE DUC.

Au premier rendez-vous que me donne la France,
Je dois, comme un amant, arriver en avance !…

(Il se met à se promener de long en large et arrive devant le poteau. Il s’arrête.)

Leur poteau !… jaune et noir !… Ah ! je vais donc pouvoir
Marcher sans rencontrer un poteau jaune et noir !
Sur de doux poteaux blancs des noms charmants vont luire.
Oh ! lire : Chemin de Saint-Cloud ! au lieu de lire :

(Il monte sur une pierre pour lire l’écriteau.)

Route de Grosshofen !

(Tout d’un coup se souvenant.)

Tiens ! mais… mon régiment
Se rend à Grosshofen, à l’aurore !

FLAMBEAU.

Comment ?

LE DUC.

J’ai donné l’ordre hier, quand j’ignorais encore…

FLAMBEAU.

Nous serons loin lorsqu’ils passeront,— à l’aurore.

(Un homme sort de la petite cabane, un vieux paysan, à barbe blanche, et manchot.)

LE DUC.

Cet homme ?

FLAMBEAU.

Il est à nous. Sa cabane nous sert
De rendez-vous.— Ancien soldat. Dans ce désert
Explique la bataille aux étrangers.

LE PAYSAN, apercevant un groupe, étend machinalement sa main vers l’horizon, et commence, d’une voix de guide.

A gauche…

FLAMBEAU, s’avançant.

Non ; moi, je la connais !

(Le paysan, le reconnaissant, sourit et salue. Flambeau allume son petit brûle-gueule français à la longue pipe allemande du vieux.)

PROKESCH, à Flambeau.

Qu’est-ce qui le débauche
Du service autrichien ?

LE PAYSAN, qui a entendu.

Monsieur, j’étais mourant.
Je me traînais par là. Napoléon le Grand
Vint à passer…

FLAMBEAU.

Toujours il parcourait la plaine
Le lendemain.

LE PAYSAN.

Le grand Empereur prit la peine
D’arrêter son cheval, et devant lui,— devant…—
Il me fit amputer par son docteur.

FLAMBEAU.

Yvan.

LE PAYSAN.

Donc, si son fils s’ennuie à Vienne,— qu’il émigre !
Moi, je l’aide !…

(A Flambeau, fièrement, en tapant sur sa manche vide.)

Le bras — coupé — devant lui !

FLAMBEAU.

Bigre !
On n’a pas tous les jours la satisfaction
D’avoir le bras coupé devant Napoléon !

LE PAYSAN, avec un geste résigné.

La guerre !…

(Les deux vétérans se sont assis sur le petit banc qui tient à la cabane, et côte à côte, ils fument, laissant de temps en temps échapper rêveusement un mot.)

On se battait !…

FLAMBEAU.

On mourait.

LE PAYSAN.

Nous mourûmes.

FLAMBEAU.

On allait !…

LE PAYSAN.

Nous aussi.

FLAMBEAU.

On tirait, dans des brumes !…

LE PAYSAN.

Nous aussi.

FLAMBEAU.

Puis après, quelque officier noirci
Venait nous dire : On est vainqueur !

LE PAYSAN.

A nous aussi.

FLAMBEAU, se levant, indigné.

Hein ?

(Il hausse les épaules et souriant.)

Au fait !…

(Et serrant la main au vieux.)

Si quelqu’un nous entendait !

LE DUC, immobile, au fond.

J’écoute.

LE PAYSAN, philosophiquement, regardant ses fleurs.

Bah ! mes géraniums poussent bien !

FLAMBEAU, hochant la tête.

Je m’en doute !

(Il montre le coin où fleurissent les géraniums.)

Tiens ! à cet endroit même : onze petits tambours !

LE DUC, se rapprochant.

Onze petits tambours ?…

FLAMBEAU.

Je les revois toujours !
— C’étaient, sous leurs shakos, onze boucles pareilles
Entre l’écartement naïf de leurs oreilles ;
Onze, qui sans savoir ni le but ni le plan,
Marchaient, heureux de vivre, en faisant ran plan plan !
On les blaguait un peu, car, ayant su lui plaire,
Ils étaient les chouchous de notre cantinière ;
Mais lorsqu’ils tricotaient la charge, ces tapins,
Lorsqu’ils tapaient, pareils à des petits lapins,
Sur leurs onze tambours de leurs vingt-deux baguettes,
Ce tonnerre faisait frémir nos baïonnettes,
Dont les zigzags d’acier semblaient dire, dans l’air :
« Nous n’avons pas pour rien la forme d’un éclair ! »
— C’est là que le crachat d’un gros tousseur de bronze
Prit ces onze tambours en file, et…

(Avec un geste qui fauche.)

Tous les onze !

(Il se tait une seconde, pieusement, et reprend plus bas.)

Il fallait voir la cantinière !…— ah ! sacrebleu !—
Elle avait relevé son grand tablier bleu,
Comme ces vieilles font qui glanent dans la plaine,
Et, folle, elle glanait des baguettes d’ébène.

(Secouant son émotion.)

… Mais de parler de ça, ça vous enroue !…

(Toussant pour s’éclaircir la voix.)

Hum ! Hum !

(Il cueille un géranium, et avec une brusque gaieté.)

Recette pour changer un vil géranium
En Légion d’honneur : on ôte trois pétales !

(Il arrache trois pétales ; les deux qui restent forment un minuscule papillon rouge, et il le place à la boutonnière de son pardessus en lui disant.)

Hein ? Sur mon beau revers de velours, tu t’étales ?…

(Au duc, lui désignant du menton cette décoration improvisée.)

C’est bien celle que tu me donnas, Monseigneur ?

LE DUC, mélancoliquement.

Je l’ai donnée en rêve !…

FLAMBEAU.

Et je la porte en fleur.

(Depuis un instant, au fond, des hommes à grands manteaux arrivent, se serrent la main, se groupent.)

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