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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE IX

LE DUC, MARMONT, FLAMBEAU.

LE DUC et MARMONT, se retournant et l’apercevant debout, au fond, les bras croisés.

Hein ?

LE LAQUAIS, descendant peu à peu vers Marmont.

Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations ;
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;
Nous qui par tous les temps n’avons cessé d’aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,
Ne nous soutenant plus qu’à force de trompette,
De fièvre, et de chansons qu’en marchant on répète ;
Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y,
Sac, sabre, tournevis, pierres à feu, fusil,
— Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres !—
Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;
Nous qui, coiffés d’oursons sous les ciels tropicaux,
Sous les neiges n’avions même plus de shakos ;
Qui d’Espagne en Autriche exécutions des trottes ;
Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins,
Devions les empoigner quelquefois à deux mains ;
Nous qui, pour notre toux n’ayant pas de jujube,
Prenions des bains de pied d’un jour dans le Danube ;
Nous qui n’avions le temps, quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier :
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Nous…

LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant, les yeux ardents.

Enfin !…

LE LAQUAIS.

… qui, la nuit, n’avions pas peur des balles,
Mais de nous réveiller, le matin, cannibales ;
Nous…

LE DUC, de plus en plus penché ; s’accoudant sur la table, et dévorant cet homme du regard.

Enfin !…

LE LAQUAIS.

… qui marchant et nous battant à jeun,
Ne cessions de marcher…

LE DUC, transfiguré de joie.

Enfin ! j’en vois donc un !

LE LAQUAIS.

… Que pour nous battre,— et de nous battre un contre quatre,
Que pour marcher,— et de marcher que pour nous battre,
Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais…
Nous, nous ne l’étions pas, peut-être, fatigués ?

MARMONT, interdit.

Mais…

LE LAQUAIS.

Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles,
C’est nous qui cependant lui restâmes fidèles !
Aux portières du roi votre cheval dansait !…

(Au duc.)

De sorte, Monseigneur, qu’à la cantine où c’est
Avec l’âme qu’on mange et de gloire qu’on dîne…
Sa graine d’épinard ne vaut pas ma sardine !

MARMONT.

Quel est donc ce laquais qui s’exprime en grognard ?

LE LAQUAIS, prenant la position militaire.

Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ».
Ex-sergent grenadier vélite de la garde.
Né de papa breton et de maman picarde.
S’engage à quatorze ans, l’an VI, deux germinal.
Baptême à Marengo. Galons de caporal
Le quinze fructidor an XII. Bas de soie
Et canne de sergent trempés de pleurs de joie
Le quatorze juillet mil huit cent neuf,— ici,
— Car la garde habita Schœnbrunn et Sans-Souci !—
Au service de Sa Majesté Très Française.
Total des ans passés : seize ; campagnes : seize.
Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Sierra,
Eckmühl, Essling, Wagram, Smolensk… et cætera !
Faits d’armes trente-deux. Blessures : quelques-unes.
Ne s’est battu que pour la gloire, et pour des prunes.

MARMONT, au duc.

Vous n’allez pas ainsi l’écouter jusqu’au bout ?

LE DUC.

Oui, vous avez raison, pas ainsi,— mais debout !

(Il se lève.)

MARMONT.

Monseigneur…

LE DUC, à Marmont.

Dans le livre aux sublimes chapitres,
Majuscules, c’est vous qui composez les titres,
Et c’est sur vous toujours que s’arrêtent les yeux !
Mais les mille petites lettres… ce sont eux !
Et vous ne seriez rien sans l’armée humble et noire
Qu’il faut pour composer une page d’histoire !

(A Flambeau.)

Ah ! mon brave Flambeau, peintre en soldats de bois,
Quand je pense que je te vois depuis un mois,
Et que tu m’agaçais avec tes surveillances !…

FLAMBEAU, souriant.

Oh ! nous sommes de bien plus vieilles connaissances !

LE DUC.

Nous ?

FLAMBEAU, avançant sa bonne grosse figure.

Monseigneur ne me remet pas ?

LE DUC.

Pas du tout !

FLAMBEAU, insistant.

Mais un jeudi matin ! dans le parc de Saint-Cloud !…
— Le maréchal Duroc, la dame de service
Regardaient Votre Altesse user d’une nourrice
Si blanche, il m’en souvient, que j’en reçus un choc.
« Approche ! » me cria le maréchal Duroc.
J’obéis. Mais j’étais troublé par trop de choses…
L’enfant impérial, les grandes manches roses
De la dame d’honneur, ce maréchal,— ce sein…
Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d’oursin.
Si bien qu’il intrigua les yeux de Votre Altesse.
Vous le considériez rêveusement… Qu’était-ce ?
Et tout en lui faisant un rire plein de lait
Vous sembliez chercher si ce qu’il vous fallait
Admirer davantage en sa rougeur qui bouge,
C’était qu’elle bougeât, ou bien qu’elle fût rouge.
Soudain, m’étant penché, je sentis, inquiet,
Que vos petites mains tripotaient mon plumet.
Le maréchal Duroc me dit d’un ton sévère :
« Laissez faire Sa Majesté ! » Je laissai faire.
J’entendais — ayant mis à terre le genou —
Rire le maréchal, la dame, et la nounou…
Et quand je me levai, toute rouge était l’herbe,
Et j’avais pour plumet un fil de fer imberbe.
« Je vais signer un bon pour qu’on t’en rende deux ! »
Dit Duroc.— Je revins au quartier, radieux !
« Hé ! psitt ! là-bas ! Qui donc m’a déplumé cet homme ? »
Dit l’adjudant. Je répondis : « Le Roi de Rome. »
— Voilà comment je fis connaissance, un jeudi,
De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi.

LE DUC.

Non, je n’ai pas grandi — c’est bien là ma tristesse !—
Puisque Sa Majesté n’est plus que Son Altesse.

MARMONT, bourru, à Flambeau.

Et qu’as-tu fait depuis que l’Empire est tombé ?

FLAMBEAU, le toisant.

Je crois m’être conduit toujours comme un bon…

(Il va lâcher le mot, mais la présence du prince le retient, et il dit seulement.)

B.
Je connais Solignac et Fournier-Sarlovèze,
Conspire avec Didier, en mai mil huit cent seize ;
Complot raté ; je vois exécuter Miard,
Un enfant de quinze ans, et David, un vieillard.
Je pleure. On me condamne à mort par contumace.
Bien. Je rentre à Paris sous un faux nom. Je casse,
Sous prétexte qu’il mit sa botte sur mes cors,
Un tabouret de bois sur un garde du corps.
Je préside des punchs terribles. Je dépense
Soixante sous par mois. Je garde l’espérance
Que l’Autre peut encor débarquer, dans le Var !
Je me promène, avec un chapeau bolivar.
Quiconque me regarde est traité de « vampire ».
Je me bats trente fois en duel. Je conspire
A Béziers. Le coup rate. On me condamne à mort
Par contumace. Bon. Je m’affilie encor
Au complot de Lyon. On nous arrête en masse.
Je file. On me condamne à mort par contumace.
Et je rentre à Paris, où, comme par hasard,
Je me trouve fourré du complot du bazar.
Desnouettes (Lefèvre) étant en Amérique,
Je l’y joins : « Général, que fait-on ? » — « On rapplique ! »
Départ ; naufrage ; et comme un simple passager,
Voilà mon général noyé. Je sais nager,
Et je nage, en pleurant Lefèvre-Desnouettes…
Bon, très bien. Du soleil, des flots bleus, des mouettes,
Un navire, on me cueille… et je débarque, mûr
Pour aller prendre part au complot de Saumur.
Complot raté. Cour prévôtale. Je m’esbigne.
Le commandant Caron du cinquième de ligne
Conspirant à Toulon, j’y vole. Mais en vain,
Car nous bavardons trop chez un marchand de vin :
Tout rate. On me condamne à mort par contumace.
Je vais me dérouiller en Grèce la carcasse
Contre ces sales Turcs, que l’on écrabouillait !
Enfin je rentre en France, un matin de juillet ;
Je vois faire un tas de pavés, j’y collabore ;
Je me bats ; et, le soir, le drapeau tricolore
Flotte au lieu du drapeau pâle de l’émigré.
Mais comme à ce drapeau, quelque chose, à mon gré,
Manquait encore, en haut de sa hampe infidèle,
— Vous savez, quelque chose, en or, qui bat de l’aile !—
Je pars pour un complot en Romagne. Il rata.
Une cousine à vous…

LE DUC, vivement.

Son nom ?

FLAMBEAU.

Camerata !
Me prend pour professeur d’escrime…

LE DUC, comprenant tout.

Ah !…

FLAMBEAU.

En Toscane !
On conspire, en faisant du sabre et de la canne ;
Un poste dangereux était à prendre ici,
On me donne de faux papiers, et me voici.

(Il se frotte les mains, rit silencieusement, et, clignant de l’œil :)

— Je suis là. Mais je vois, chaque jour, la comtesse.
J’ai trouvé, dans le parc, ce trou que votre Altesse
Creusa jadis avec son précepteur Colin
Pour jouer au petit Robinson ;— moi, malin,
Je m’y cache ; c’est un couloir à deux sorties,
L’une dans des fourmis, l’autre dans des orties ;
J’attends ; votre cousine, un album dans les mains,
Vient en touriste ; et là, près des machins romains,
Elle sur un pliant, et moi dans de la glaise,
Elle ayant l’air de dessiner comme une Anglaise,
Et moi parlant du fond d’un trou comme un souffleur,—
Nous causons des moyens de vous faire empereur.

LE DUC, après un léger silence d’émotion.

Et pour un dévouement d’une suite pareille,
Que me demandes-tu ?

FLAMBEAU.

De me tirer l’oreille.

LE DUC.

De ?…

FLAMBEAU, gaiement.

Que peut demander un ex-grognard ?

LE DUC, un peu troublé par sa familiarité soldatesque.

Un ex ?…

FLAMBEAU.

J’attends !… Mais allez donc !… Oui… le pouce… et l’index…

(Le duc lui tire l’oreille, maladroitement, d’un geste, malgré lui, hautain. Flambeau fait la moue.)

Ah ! ce n’est pas ainsi, Monseigneur, qu’on la pince !
Vous, vous ne savez pas ; vous,— vous êtes trop prince !

LE DUC, tressaillant.

Ah ! tu crois ?

MARMONT.

Maladroit, de lui dire ce mot !

FLAMBEAU.

Quand le prince est Français, c’est un demi-défaut !

LE DUC, anxieusement.

Mais… me sent-on Français dans ce palais d’Autriche ?

FLAMBEAU.

Oh ! oui !

(Regardant autour de lui.)

Vous n’allez pas ici. C’est lourd ! C’est riche !

MARMONT.

Comment, tu vois ça, toi ?

FLAMBEAU.

Mon frère est tapissier,
Et travaille, à Paris, pour Fontaine et Percier.
Ça veut nous imiter. Mais ils vous ont, tonnerre !
Un Louis-Quinze, ici,— qui n’est pas ordinaire !
Je ne suis pas un grand connaisseur, mais j’ai l’œil !

(Il saisit un fauteuil que sa large main enlève comme une plume, et désignant le lourd bois doré, d’un goût allemand.)

Est-ce assez siroté, le bois de ce fauteuil !

(Il le repose, et montrant la tapisserie montée dans ce bois.)

Mais la tapisserie !… hein ? ce goût !… ce mystère !…
Ça chante !… Ça sourit !… ça fiche tout par terre !
Pourquoi ? Vous le savez : ce sont des Gobelins !
Et comme on voit que ça, c’est fait par des malins !
Ça jure, là-dedans, ce goût, cette élégance !…
— Vous aussi, Monseigneur, on vous a fait en France.

MARMONT, au duc.

Il faut y retourner !

FLAMBEAU.

Et sur la croix d’honneur
Venir faire remettre un petit empereur !

LE DUC.

Mais qui donc ont-ils mis à sa place ?

FLAMBEAU.

Henri Quatre.
Dame ! il fallait trouver quelqu’un qui sût se battre…
Mais, basta ! l’Empereur Napoléon sourit
D’avoir, pour fausse barbe, un jour, le roi Henri !…
— Avez-vous jamais vu la croix ?

LE DUC, mélancoliquement.

Dans des vitrines.

FLAMBEAU.

Monseigneur, il fallait voir ça sur des poitrines !
Là, sur le drap bombé, goutte de sang ardent
Qui descendait, et devenait, en descendant,
De l’or, et de l’émail, avec de la verdure…
C’était comme un bijou coulant d’une blessure.

LE DUC.

Ce devait être beau, mon ami, je le crois.
Sur ta poitrine, là.

FLAMBEAU.

Moi ?… Je n’ai pas la croix !

LE DUC, sursautant.

Après ce que tu fis, modeste et grandiose ?

FLAMBEAU.

Pour l’avoir, il fallait faire bien autre chose !

LE DUC.

Tu n’as pas réclamé ?

FLAMBEAU, simplement.

Quand le petit Tondu
Ne donnait pas l’objet, c’est qu’il n’était pas dû.

LE DUC.

Eh bien ! moi, sans pouvoir, sans titre, sans royaume,
Moi qui ne suis qu’un souvenir dans un fantôme !
Moi, ce duc de Reichstadt qui, triste, ne peut rien
Qu’errer sous les tilleuls de ce parc autrichien,
En gravant sur leurs troncs des N dans la mousse…
Passant qu’on ne regarde un peu que lorsqu’il tousse !
Moi qui n’ai même plus le plus petit morceau
De la moire rouge, hélas ! dans mon berceau !
Moi dont ils ont en vain constellé l’infortune !

(Il montre les deux plaques de sa poitrine.)

Moi qui ne porte plus que deux croix au lieu d’Une !
Moi malade, exilé, prisonnier… je ne peux
Galoper sur le front des régiments pompeux
En jetant aux héros des astres !… mais j’espère,
J’imagine… il me semble enfin que, fils d’un père
Auquel un firmament a passé par les mains,
Je dois, malgré tant d’ombre et tant de lendemains,
Avoir au bout des doigts un peu d’étoile encore…
Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, je te décore !

FLAMBEAU.

Vous ?

LE DUC.

Dame ! ce ruban n’est pas le vrai…

FLAMBEAU.

Le vrai,
C’est celui qu’on reçoit en pleurant.— J’ai pleuré.

MARMONT.

D’ailleurs, c’est à Paris que ça se légalise !

LE DUC.

Mais que faire pour y rentrer ?

FLAMBEAU.

Votre valise !

LE DUC.

Hélas !

FLAMBEAU, rapidement.

Non ! plus d’hélas !— C’est aujourd’hui le neuf ;
Si vous voulez, le trente, être sur le Pont-Neuf,
Assistez — et, le trente, on reverra la Seine !—
Au bal que demain soir donne Népomucène.

LE DUC et MARMONT.

Qui ?

FLAMBEAU.

Metternich (Clément-Lotaire-Wenceslas-
Népomucène). Allez au bal,— et plus d’hélas !

MARMONT.

Mais tu dis devant moi des choses bien secrètes !

FLAMBEAU, gaiement, l’enrôlant d’un geste.

Vous n’éventerez pas un complot — dont vous êtes !

LE DUC, avec un haut-le-corps.

Non ! pas Marmont !

MARMONT.

Mais si ! je m’en mets !

(A Flambeau.)

C’est égal,
Tu ne m’auras pas pris avec un madrigal !
Tu m’as fait tout à l’heure une sortie… outrée !

FLAMBEAU.

Oui, mais ça me faisait une jolie entrée.

MARMONT.

C’était très imprudent !

FLAMBEAU.

C’est vrai… mais mon défaut
C’est d’en faire toujours un peu plus qu’il ne faut !
Aux consignes, toujours, j’ajoute quelque chose :
J’aime me battre avec, à l’oreille, une rose !
Je fais du luxe !

MARMONT.

Donc, si la Camerata
Veut m’employer…

LE DUC, avec violence.

Non ! pas Marmont !

FLAMBEAU.

Tara ta ta !
Laissez-le donc se racheter !

LE DUC.

Non !

MARMONT, à Flambeau.

J’ai des listes
Très bien faites !… Des mécontents, des royalistes,
L’ambassadeur Maison est un de mes amis !

FLAMBEAU, vivement.

Oh ! il peut nous servir !

LE DUC, douloureusement.

Déjà des compromis !

(Avec désespoir.)

Non ! non ! je ne veux pas que Marmont se consacre…

MARMONT, saluant.

Je vous obéirai, Monsieur, après le sacre.
— Je vais voir de ce pas le maréchal Maison.

(Il sort.)

FLAMBEAU, fermant la porte, et redescendant.

Cette ancienne canaille a tout à fait raison.
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